S. f. (Belles Lettres) production des Arts qui n'a point de modèle complet dans la nature.

L'imagination compose et ne crée point : ses tableaux les plus originaux ne sont eux-mêmes que des copies en détail ; et c'est le plus ou le moins d'analogie entre les différents traits qu'elle assemble, qui constitue les quatre genres de fiction que nous allons distinguer ; savoir, le parfait, l'exagéré, le monstrueux, et le fanatique.

La fiction qui tend au parfait, ou la fiction en beau, est l'assemblage régulier des plus belles parties dont un composé naturel est susceptible, et dans ce sens étendu, la fiction est essentielle à tous les arts d'imitation. En Peinture, les Vierges de Raphael et les Hercules du Guide, n'ont point dans la nature de modèle individuel ; il en est de même en Sculpture de la Vénus pudique et de l'Apollon du Vatican ; en Poésie de Cornélie et de Didon. Qu'ont fait les Artistes ? ils ont recueilli les beautés éparses des modèles existants, et en ont composé un tout plus ou moins parfait, suivant le choix plus ou moins heureux de ces beautés réunies. Voyez dans l'article CRITIQUE, la formation du modèle intellectuel, d'après lequel l'imitation doit corriger la nature.

Ce que nous disons d'un caractère ou d'une figure, doit s'entendre de toute composition artificielle et imitative.

Cependant la beauté de composition n'est pas toujours un assemblage de beautés particulières. Elle est relative à l'effet qu'on se propose, et consiste dans le choix des moyens les plus capables d'émouvoir l'âme, de l'étonner, de l'attendrir, etc. Ainsi la furie qui poursuit Io, doit être décharnée ; ainsi le gardien d'un serrail doit être hideux. La bassesse et la noirceur concourent de même à la beauté d'un tableau héroïque. Dans la tragédie de la mort de Pompée, la composition est belle autant par les vices de Ptolomée, d'Achillas, et de Septime, que par les vertus de Cornélie et de César. Un même caractère a aussi ses traits d'ombre et de lumière, qui s'embellissent par leur mélange : les sentiments bas et lâches de Felix achevent de peindre un politique. Mais il faut que les traits opposés contrastent ensemble, et ne détonnent pas. Narcisse est du même ton que Burrhus ; Tersite n'est pas du même ton qu'Achille.

C'est surtout dans ces compositions morales, que le peintre a besoin de l'étude la plus profonde, non-seulement de la nature entant que modèle, pour l'imiter, mais de la nature spectatrice pour l'intéresser et l'émouvoir.

Horace, dans la peinture des mœurs, laisse le choix ou de suivre l'opinion, ou d'observer les convenances ; mais le dernier parti a cet avantage sur le premier, que dans tous les temps les convenances suffisent à la persuasion et à l'intérêt. On n'a besoin de recourir ni aux mœurs ni aux préjugés du siècle d'Homère, pour fonder les caractères d'Ulysse et d'Achille : le premier est dissimulé, le poète lui donne pour vertu la prudence : le second est colere, il lui donne la valeur. Ces convenances sont invariables comme les essences des choses, au lieu que l'autorité de l'opinion tombe avec elle : tout ce qui est faux est passager : l'erreur elle-même méprise l'erreur : la vérité seule, ou ce qui lui ressemble, est de tous les pays et de tous les siècles.

La fiction doit donc être la peinture de la vérité, mais de la vérité embellie, animée par le choix et le mélange des couleurs qu'elle puise dans la nature. Il n'y a point de tableau si parfait dans la disposition naturelle des choses, auquel l'imagination n'ait encore à retoucher. La nature dans ses opérations ne pense à rien moins qu'à être pittoresque. Ici elle étend des plaines où l'oeil demande des collines ; là elle resserre l'horizon par des montagnes, où l'oeil aimerait à s'égarer dans le lointain. Il en est du moral comme du physique. L'histoire a peu de sujets que la Poésie ne soit obligée de corriger et d'embellir pour les rendre intéressants. C'est donc au peintre à composer des productions et des accidents de la nature un mélange plus vivant, plus varié, plus touchant que ses modèles. Et quel est le mérite de les copier servilement ? Combien ces copies sont froides et monotones, auprès des compositions hardies du génie en liberté ? Pour voir le monde tel qu'il est, nous n'avons qu'à le voir en lui-même ; c'est un monde nouveau qu'on demande aux Arts ; un monde tel qu'il devrait être, s'il n'était fait que pour nos plaisirs. C'est donc à l'artiste à se mettre à la place de la nature, et à disposer les choses suivant l'espèce d'émotion qu'il a dessein de nous causer, comme la nature les eut disposées elle-même, si elle avait eu pour premier objet de nous donner un spectacle riant, gracieux, ou pathétique.

On a prétendu que ce genre de fiction n'avait point de règle sure, par la raison que l'idée du beau, soit en Morale, soit en Physique, n'était ni absolue ni invariable. Quoi qu'il en soit de la beauté physique, sur laquelle du moins les nations éclairées et polies sont d'accord depuis trois mille ans, la beauté morale est la même chez-tous les peuples de la terre. Les Européens ont trouvé une égale vénération pour la justice, la générosité, la constance, une égale horreur pour la cruauté, la lâcheté, la trahison, chez les sauvages du nouveau monde, que chez les peuples les plus vertueux.

Le mot du cacique Guatimosin, et moi, suis-je sur un lit de roses ? aurait été beau dans l'ancienne Rome ; et la réponse de l'un des proscrits de Néron au licteur, utinam tu tam fortiter ferias, aurait été admirée dans la cour de Montésuma.

Mais plus l'idée et le sentiment de la belle nature sont déterminés et unanimes, moins le choix en est arbitraire, et plus par conséquent l'imitation en est difficile, et la comparaison dangereuse du modèle à l'imitation. C'est-là ce qui rend si glissante la carrière du génie dans la fiction qui s'élève au parfait ; c'est surtout dans la partie morale que nos idées se sont étendues. Nous ne parlons point de cette anatomie subtîle qui recherche, s'il est permis de s'exprimer ainsi, jusqu'aux fibres les plus déliées de l'âme : nous parlons de ces idées grandes et justes, qui embrassent le système des passions, des vices et des vertus, dans leurs rapports les plus éloignés. Jamais le coloris, le dessein, les nuances d'un caractère ; jamais le contraste des sentiments et le combat des intérêts n'ont eu des juges plus éclairés ni plus rigoureux ; jamais par conséquent, on n'a eu besoin de plus de talents et d'étude pour réussir, aux yeux de son siècle, dans la fiction morale en beau. Mais en même temps que les idées des juges se sont épurées, étendues, élevées, le goût et les lumières des Peintres ont dû s'épurer, s'élever, et s'étendre. Homère serait mal reçu aujourd'hui à nous peindre un sage comme Nestor ; mais aussi ne le peindrait-il pas de même. On voit l'exemple des progrès de la poésie philosophique dans les tragédies de M. de Voltaire. Les premiers maîtres du théâtre semblaient avoir épuisé les combinaisons des caractères, des intérêts, et des passions ; la Philosophie lui a ouvert de nouvelles routes. Mahomet, Alzire, Idamé, sont du siècle de l'Esprit des lois ; et dans cette partie même, le génie n'est donc pas sans ressource, et la fiction peut encore y trouver, quoiqu'avec peine, de nouveaux tableaux à former.

La nature physique est plus féconde et moins épuisée ; et sans nous mêler de pressentir ce que peuvent le travail et le génie, nous croyons entrevoir des veines profondes, et jusqu'ici peu connues, où la fiction peut s'étendre, et l'imagination s'enrichir. Voyez EPOPEE.

Il est des arts surtout pour lesquels la nature est toute neuve. La Poésie, dans sa course rapide, semble avoir tout moissonné ; mais la Peinture, dont la carrière est à-peu-près la même, en est encore aux premiers pas. Homère, lui seul, à fait plus de tableaux que tous les Peintres ensemble. Il faut que les difficultés mécaniques de la Peinture donnent à l'imagination des entraves bien gênantes, pour l'avoir retenue si longtemps dans le cercle étroit qu'elle s'est prescrit.

Cependant dès qu'un génie audacieux et mâle a conduit le pinceau, on a Ve éclore des morceaux sublimes ; les difficultés de l'art n'ont pas empêché Raphael de peindre la transfiguration, Rubens le massacre des innocens, Poussin les horreurs de la peste et le déluge, etc. Et combien ces grandes compositions laissent au-dessous d'elles tous ces morceaux d'une invention froide et commune, dans lesquels on admire sans émotion des beautés inanimées ! Qu'on ne dise point que les sujets pathétiques et pittoresques sont rares ; l'Histoire en est semée, et la Poésie encore plus. Les grands poètes semblent n'avoir écrit que pour les grands peintres : c'est bien dommage que le premier qui, parmi nous, a tenté de rendre les sujets de nos tragédies (Coypel), n'ait pas eu autant de talent que de gout, autant de génie que d'esprit ! C'est-là que la fiction en beau, l'art de réunir les plus grands traits de la nature, trouverait à se déployer. Qu'on s'imagine voir exprimés sur la toîle Clitemnestre, Iphigénie, Achille, Eriphile, et Arcas, dans le moment où celui-ci leur dit :

Gardez-vous d'envoyer la princesse à son père....

Il l'attend à l'autel pour la sacrifier.

Le cinquième acte de Rodogune a lui seul de quoi occuper tout la vie d'un peintre laborieux et fécond. Rappelons-nous ces moments :

Une main qui nous fut bien chère !

Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère ?