GOUVERNEUR D’UNE PLACE DE GUERRE, s. m. (Art militaire) est le premier commandant ou le premier officier de la place. Dans les villes importantes, outre le gouverneur il y a un officier général qui a le commandement des troupes. Ce second, ou plutôt principal commandant, a été imaginé pour modérer le trop de pouvoir que les gouverneurs avaient autrefois, et les empêcher de pouvoir rien faire dans leurs places de contraire aux intentions du roi. M. de Puysegur, père du célèbre maréchal, auteur de l’Art de la guerre par règles et par principes, avait donné la première idée au roi Louis XIII. de l’établissement de ces commandants. Elle n’a été pleinement exécutée que sous Louis XIV. Le chevalier de Ville a fait un traité de la charge des gouverneurs des places, dans lequel ces officiers peuvent puiser d’excellentes instructions pour s’acquitter dignement des fonctions de leur emploi. (Q)

GOUVERNEUR D'UN JEUNE HOMME, (Morale) L'objet du gouverneur n'est pas d'instruire son élève dans les Lettres ou dans les Sciences. C'est de former son cœur par rapport aux vertus morales, et principalement à celles qui conviennent à son état ; et son esprit, par rapport à la conduite de la vie, à la connaissance du monde et des qualités nécessaires pour y réussir.

Le gouverneur est quelquefois chargé de son élève dès l'âge de sept ans ; ce qui n'a guère lieu que chez les princes. Ordinairement, et chez les gens de qualité, le jeune homme lui est remis, lorsqu'ayant fini l'étude du latin, il est sur le point de commencer ses exercices, et de faire les premiers pas dans le monde. On ne le considérera que dans cette dernière époque.

Les qualités qu'il doit avoir, les précautions qu'il faut apporter dans le choix qu'on en fait, la conduite des parents avec lui, la sienne avec son élève : voilà les quatre points qui feront la matière de cet article.

A l'âge où le jeune homme est remis entre les mains d'un gouverneur, l'éducation n'est plus une affaire d'autorité, c'est une affaire d'insinuation et de raison. Ce n'est pas que l'autorité en soit bannie, mais on ne l'y doit montrer que sobrement, et quand tous les autres moyens sont épuisés. Alors les penchants sont décidés, les volontés sont fortes, l'esprit est plus clairvoyant, l'amour-propre plus en garde, les passions commencent à paraitre. Il faut donc de la part du gouverneur plus de ressources dans l'esprit, plus d'expérience, plus d'art, plus de prudence.

Si l'éducation précédente a été mauvaise, il ne faut pas se flatter de la réparer en entier : on développera les talents, on palliera les défauts, on sauvera le fond par la superficie. Il serait à souhaiter qu'on put faire mieux ; mais cela seul doit être regardé comme un objet très-important. Quand les penchants sont vicieux, c'est en détruire en partie les effets, et ce n'est pas rendre un petit service à l'homme en particulier et à l'humanité en général, que de les compenser par des talents, de leur donner un frein quel qu'il sait, et de les empêcher de se montrer à découvert.

Beaucoup de parents ne sont pas plus attentifs à cette partie de l'éducation qu'à toutes les autres. Ils donnent un gouverneur à leurs enfants, moins en vue de leur être utile, que par bienséance ou par faste. Ils préfèrent celui qui coute le moins à celui qui mérite le plus ; ils bornent ses fonctions à garder le jeune homme à vue, à l'accompagner quand il sort, à les en débarrasser quand il est dans la maison. Il est sans autorité, puisqu'il est sans considération : est-il étonnant que tant de gouverneurs soient des gens moins que médiocres, et que la plupart des éducations réussissent si mal ? On serait trop heureux si l'on pouvait ramener les parents que ce reproche peut regarder, à une façon de penser plus raisonnable et plus conforme à leurs vrais intérêts.

A l'égard du père tendre qui aime ses enfants comme il doit les aimer, qui regarde comme le premier de ses devoirs l'éducation de ses enfants, et qui ne veut rien négliger de ce qui peut y contribuer ; ce digne père est un objet intéressant pour toute la société : tout citoyen vertueux doit concourir au succès de ses vues, du-moins à l'empêcher d'être trompé : c'est pour lui que cet article est fait.

Que le gouverneur soit d'un âge mûr ; s'il était trop jeune, lui-même aurait besoin d'un Mentor ; s'il était trop âgé, il serait à craindre qu'il ne descendit difficilement à beaucoup de minuties auxquelles il faut se prêter avec un jeune homme, et que tous deux ne prissent de l'humeur : qu'il n'ait point de disgraces dans l'extérieur ni dans la figure ; il faudrait un mérite bien éminent pour effacer ces bagatelles. Les jeunes gens y sont plus sensibles qu'on ne pense ; ils en sont humiliés ou en font des plaisanteries.

Qu'il ait vécu dans le monde et qu'il le connaisse ; car s'il a passé sa vie dans son cabinet ou dans un coin de la société, reculé de la sphère où son élève doit vivre, il sera gauche à beaucoup d'égards ; il y aura mille choses qu'il ne verra pas dans le point de vue où il faut les voir ; il donnera à son élève des conseils ridicules, et avec du mérite il s'en fera mépriser.

Qu'il ne soit pas non plus trop homme du monde, il serait superficiel ; il pourrait avoir des principes qui ne seraient pas exacts ; il se plierait difficilement à la contrainte que l'état exige ; il tomberait dans l'impatience et dans le dégoût ; il se serait engagé légèrement, et négligerait tout par ennui.

Qu'il ait moins de bel esprit que de bon esprit ; ce qu'il lui faut c'est un sens droit, un discernement juste, un esprit sage et sans préventions. Toute prétention est un ridicule, et n'annonce pas une tête saine ; l'homme brillant dans la conversation n'est pas le plus propre à l'état de gouverneur ; il n'est pas toujours le plus aimable dans le commerce habituel et dans la société intime ; l'imagination qui domine en lui, saisit les objets trop vivement ; elle est sujette à des écarts, et rend l'humeur inégale.

Qu'il ait une idée de la plupart des connaissances que son élève doit acquérir : quoiqu'il ne soit pas chargé de ses études, il est à souhaiter qu'il puisse les diriger ; il faut qu'il soit en état de raisonner de tout avec lui ; il y a mille choses qu'il peut lui apprendre par la seule conversation. Il n'est pas nécessaire qu'il soit homme profond à tous égards, pourvu qu'il connaisse assez chaque chose, pour en bien savoir l'usage et l'application ; s'il en ignore quelques-unes, qu'il sache au-moins qu'il les ignore ; s'il s'est appliqué particulièrement à quelque science, il faut prendre garde qu'il n'en soit point passionné, et qu'il n'en fasse pas plus de cas qu'elle ne mérite : car il arriverait, ou qu'il s'en occuperait tout entier et négligerait son éleve, ou qu'il ramenerait tout à cette science, sans examiner le rang qu'elle doit avoir dans les connaissances du jeune homme.

On appuiera d'autant plus sur ces observations, que le jeune homme aura plus d'esprit naturel et de lumières acquises.

Ce qui est nécessaire au gouverneur avec tous les jeunes gens, c'est une âme ferme, des mœurs douces, une humeur égale. Avec une âme faible, il se laissera mener par son éleve, et sans le vouloir il deviendra son complaisant. Avec un caractère dur, ou le jeune homme se révoltera contre lui, ou, sans se révolter, il le haïra, ce qui n'est pas un moindre obstacle au succès de l'éducation. Avec une humeur inégale, il sera incapable d'une conduite soutenue ; il sera tantôt faible et tantôt dur, suivant la disposition de son âme. Il reprendra mal-à-propos et par humeur, ou avec humeur, et dès-lors il perdra tout crédit sur l'esprit de son éleve.

Je souhaiterais outre cela qu'il eut fait une éducation ; il y aurait acquis des lumières auxquelles l'esprit ne supplée point. L'homme qui a le plus d'esprit, chargé pour la première fois de conduire un jeune homme, s'apercevra bien-tôt, si ses vues sont droites, qu'avec plus d'expérience il eut mieux fait.

On choisit ordinairement pour gouverneur un homme de Lettres ou un militaire : l'homme de Lettres est plus facîle à trouver, et convient plus communément à l'état. On sent bien que je n'entends par homme de Lettres ni le bel esprit proprement dit, ni le littérateur obscur et sans gout, ni l'homme superficiel, qui se croit lettré parce qu'il parle haut et qu'il décide ; mais l'homme d'esprit qui a cultivé les Lettres par le goût qu'elles inspirent à toute âme honnête et sensible, et sur les mœurs duquel elles ont répandu leur douceur et leur aménité.

A l'égard du militaire, s'il avait vécu dans la capitale, et qu'il eut employé ses loisirs à orner son esprit et à perfectionner sa raison ; s'il joignait aux connaissances de l'homme de Lettres quelques notions de la guerre, non en subalterne qui ne connait que les petits détails qui lui sont personnels, non en raisonneur vague qui donne d'autant plus carrière à son imagination qu'il a moins de connaissances réelles, mais en homme attentif qui a cherché à s'instruire, et qui a médité sur ce qu'il a Ve ; il n'est pas douteux qu'il ne fût plus propre que tout autre à faire l'éducation d'un homme de qualité. Mais quand il n'a, comme j'en ai Ve plusieurs, d'autre mérite que la décoration qui est propre à son état, et que, prenant celui de gouverneur il en croit le titre et les fonctions peu dignes de lui, j'ai peine à concevoir pourquoi on l'a choisi.

Le gouverneur que je viens de décrire n'est pas un homme ordinaire. Je l'ai dépeint tel qu'il serait à souhaiter qu'il fût, mais tel en même temps qu'on doit peu se flatter de le trouver. Pour le découvrir il faut le chercher : il faut avoir des yeux pour le connaître ; il faut mériter de se l'attacher.

Si vous n'êtes point à portée de faire ce choix par vous-même, prenez bien garde à qui vous vous en rapporterez. Tout important qu'est pour vous cet objet, presque personne ne se fera scrupule de vous tromper. Défiez-vous des gens du monde. La plupart sont trop legers et trop dissipés pour apporter l'attention nécessaire à une chose qui en demande tant. Ils vous proposeront avec chaleur un homme qu'ils ne connaissent point, ou qu'ils connaissent mal ; qui ne sera par l'évenement qu'un homme inepte, et peut-être sans mœurs ; ou qui s'il a quelque mérite, n'aura pas celui qui convient à la chose. Défiez-vous surtout des femmes. Elles sont pressantes ; et leur imagination ne saisit rien faiblement.

Ne comptez aussi que médiocrement sur la plupart des gens de Lettres, même de ceux qui passent pour se connaître le mieux en éducation. Si vous n'êtes pas leur ami, ils vous donneront un homme médiocre, mais qui sera de leur connaissance, et à qui ils aimeront mieux rendre service qu'à vous.

Examinez par vos yeux tout ce que vous pourrez voir : et du reste, ne vous en rapportez qu'à des gens qui soient assez essentiellement vos amis pour ne pas vouloir vous tromper : assez attentifs pour ne pas se méprendre par legereté ; et en même temps assez éclairés pour ne pas vous tromper par défaut de lumières.

Il y a des qualités qui s'annoncent au-dehors, et dont vous pourrez juger par vous-même. Il en est d'autres qu'on ne connait qu'à l'usage. Telles sont celles qui constituent le caractère, et telle est l'humeur. Si le gouverneur que vous avez en vue a déjà fait une éducation, vous aurez un grand avantage pour le connaître à cet égard. Avec un peu d'adresse, vous pourrez savoir des jeunes gens qui vivaient avec son éleve, la manière dont le gouverneur se conduisait avec eux, ce qu'ils en pensaient ; ils sont en cette matière juges très-compétens.

Plus un excellent gouverneur est un homme rare, plus on lui doit d'égards quand on croit l'avoir trouvé. On lui en doit beaucoup par rapport à lui-même ; on lui en doit encore davantage par rapport à l'objet qu'on se propose, qui est le succès de l'éducation. Qu'il soit annoncé dans la maison de la manière la plus propre à l'y faire respecter. Puisqu'il y vient prendre les fonctions de père, il est juste que vous fassiez réjaillir sur lui une partie du respect qu'on vous porte.

S'il ne vous a pas paru mériter votre confiance, vous avez eu tort de le choisir. Si vous l'en avez jugé digne, il faut la lui donner toute entière. Qu'il soit le maître absolu de son éleve, car c'est sur l'autorité que vous lui donnerez que le jeune homme le jugera.

Ne contrariez ses vues, ni par une tendresse mal-entendue, ni par l'opinion que vous avez de vos lumières. Dès qu'on est père, on doit sentir qu'on est aveugle et qu'on est faible. Il y a mille choses essentielles qu'on ne voit point, ou qu'on voit mal. Il y en a d'autres qui sont des bagatelles, et dont on est trop vivement affecté. Expliquez-lui en général vos intentions, mais ne vous mêlez point du détail. Il doit connaître le jeune homme beaucoup mieux que vous. Lui seul peut voir à chaque instant ce qu'il convient de faire. Celui-là seul peut suivre une marche uniforme qui fait son unique objet de l'éducation. Toute inégalité dans l'éducation est un vice essentiel.

Je ne dis pas pour cela que vous deviez perdre de vue votre enfant dès que vous l'avez remis entre les mains d'un gouverneur. Cette conduite serait imprudente ; elle repugnerait à votre tendresse, et un gouverneur honnête homme en serait mal satisfait. Il veut être avoué, mais avec discernement. Ne raisonnez point de lui avec le jeune homme, à-moins que ce ne soit pour le faire respecter ; raisonnez beaucoup du jeune homme avec lui. Plus ses principes vous seront connus, moins vous serez en danger de les contredire. S'il y a dans sa conduite quelque chose qui ne soit pas conforme à vos idées, demandez-lui ses raisons. Deux hommes de mérite peuvent penser différemment sur le même objet en l'envisageant par des faces différentes. Mais si le gouverneur est homme sage et attentif, il y a à parier que c'est lui qui a raison.

Si vous avez apporté dans le choix d'un gouverneur les précautions que j'ai indiquées, il est difficîle que vous soyez trompé. Si vous l'êtes, ce ne sera pas essentiellement. Si le gouverneur que vous avez pris se trouve à quelques égards inférieur à l'idée qu'on vous en avait donnée ; dès que vous l'avez choisi, il faut le traiter aussi-bien que si vous le jugiez homme supérieur ; vous le rendrez du-moins supérieur à lui-même.

Je ne parle point de ce que vous devez faire pour lui du côté de la fortune. J'aurai peut-être occasion d'en parler ailleurs ; et si votre âme est noble, comme je le suppose, vous le savez.

Le gouverneur de son côté ne doit pas s'engager sans examen. Il faut qu'il connaisse l'état qu'il Ve prendre, et qu'il consulte ses forces. Quiconque est jaloux de sa liberté, de ses gouts, de ses fantaisies, ne doit pas embrasser cet état. Il exige un renoncement total à soi-même, une assiduité continuelle, une attention non interrompue, et ce zèle ardent qui dévore un honnête homme, quand il s'agit de remplir les engagements qu'il a pris.

Qu'il connaisse aussi le caractère des parents, et jusqu'à quel point ils sont capables de raison. Il lui serait douloureux de prendre des engagements qu'on le mettrait hors d'état de remplir. Si par exemple on ne lui accordait ni considération, ni autorité ; comme il ne pourrait faire aucun bien dans les fonctions qui lui seraient confiées ; quelqu'avantage qu'il y trouvât d'ailleurs, je présume qu'il ne tarderait pas à y renoncer.

On peut réduire à trois classes le caractère de tous les jeunes gens. Les uns, qui sont nés doux, et qu'une mauvaise éducation n'a pas gâtés, s'élèvent, pour ainsi dire, tous seuls. On a peu de chose à leur dire, parce que leurs inclinations sont bonnes. Il suffit de leur indiquer la route pour qu'ils la suivent. Presque tout le monde est capable de les conduire, sinon supérieurement, au-moins d'une manière passable.

D'autres sont doux en apparence, qui ne sont rien moins que dociles ; ils écoutent tant qu'on veut, mais ne font que leur volonté. Quelques uns sentent bien que vous avez raison, mais la raison leur déplait quand elle ne vient pas d'eux. Si vous les attendez, ils y reviendront quand ils pourront se flatter d'en avoir tout l'honneur. Pressez-les, ils se roidiront, et vous perdrez leur confiance.

Il en est enfin qui ont l'imagination vive et les passions impétueuses. Quelque bien nés qu'ils soient, vous devez vous attendre à quelques écarts de leur part. Pour les contenir, il faut de la prudence et du sang-froid. Il faut surtout avoir l'oeil et la main justes. Si vous vous y prenez mal-adroitement, ils vous échapperont ; vous les punirez, mais vous ne les plierez pas. Les observations qui suivent sont relatives surtout aux caractères des deux dernières espèces.

Dès que votre élève vous sera remis, travaillez à établir votre autorité. Moins vous devez la montrer durant le cours de l'éducation, plus il est important de la bien établir d'abord. Si le jeune homme est doux, il se pliera de lui-même ; s'il ne l'est pas, ou que précédemment il ait été mal conduit, la chose sera plus difficile. Mais avec de la prudence et de la fermeté, vous en viendrez à-bout.

Débutez avec lui par la plus grande politesse, mais que votre politesse soit imposante ; ou n'ayez point de côtés faibles, ou cachez-les bien ; car son premier soin sera de les découvrir. Soyez le même tous les jours et dans tous les moments de la journée ; rien n'est plus capable de vous donner de l'ascendant sur lui. S'il vient à vous manquer, soit par hauteur, soit par indocilité, qu'il soit puni sévèrement, et de manière à n'être pas tenté d'y revenir. Il est vraisemblable qu'après cette première épreuve il prendra son parti.

A l'âge où je suppose le jeune homme, il n'y a point de caractères indomptables. Qu'on examine ceux qui paraissent tels, on verra qu'ils ne le sont que par la faute des parents, ou par celle du gouverneur.

S'il n'était question que de contenir votre élève durant le temps que vous vivrez ensemble, peut-être votre autorité serait-elle suffisante ; mais il est question de laisser dans son cœur et dans son esprit des impressions durables, et vous ne pouvez y parvenir sans avoir sa confiance et son amitié. Lors donc que votre empire sera bien établi, songez à vous faire aimer. En vous donnant ce conseil, je parle autant pour votre bonheur que pour le bien de votre éleve. Si quelque chose est capable d'adoucir votre état, c'est d'être aimé.

Ce n'est pas l'autorité qu'on a sur les jeunes gens qui empêche qu'on n'en soit aimé, c'est la manière dont on en use. Quand on en use avec dureté ou par caprice, on se fait haïr ; quand on est faible et qu'on ne sait pas en user à-propos, on se fait mépriser ; quand on est dans le juste milieu, ils sentent qu'on a raison ; et dès qu'on a leur estime, on n'est pas loin de leur cœur.

Je vous dis, et je le dirai de même à quiconque aura des hommes à conduire : dès qu'ils sont instruits de leurs devoirs, ne leur faites ni grâce ni injustice ; c'est un moyen sur de les contenir ; si votre affection remplit l'intervalle, vous leur deviendrez cher, et vous les rendrez vertueux.

Marquez de l'attachement à votre éleve, il y sera sensible. Quand ses gouts seront raisonnables, quelque contraires qu'ils soient aux vôtres, prêtez-vous-y de bonne grâce. Prévenez-les quand vous serez content de lui. Qu'il lise votre amitié dans votre air, dans vos discours, dans votre conduite ; mais que cette amitié soit décente, et que les témoignages qu'il en recevra paraissent tellement dépendre de votre raison, qu'ils lui soient refusés dès qu'il cessera de les mériter.

Si vous êtes obligé de le punir, paraissez le faire à regret. Qu'il sache dès le commencement de l'éducation que s'il fait des fautes, il sera infailliblement puni ; et qu'alors ce soit la loi qui ordonne, et non pas vous.

Vous entendez ce que c'est que les punitions dont je veux parler. C'est la privation de votre amitié, des bontés de ses parents, de celles des personnes qu'il estime : en un mot, de toutes les choses qu'il peut et qu'il doit désirer.

Si vous vous y êtes bien pris d'abord, et que vous l'ayez subjugué, vous ne serez guère dans le cas de le punir. Il y aurait de l'imprudence à le punir souvent. Il n'est pas loin du temps où la crainte des punitions n'aura plus lieu ; il est capable de motifs plus nobles ; c'est donc par d'autres liens qu'il faut le retenir.

Quelque faute qu'il ait faite, et quelque chose que vous ayez à lui dire, parlez-lui s'il le faut avec force ; ne lui parlez jamais avec impolitesse. Vous n'auriez raison qu'à demi, si vous ne l'aviez pas dans la forme. Rien ne peut vous autoriser à lui donner un mauvais exemple ; et vous ne devez pas l'accoutumer à entendre des paroles dures.

S'il est vif, reprenez-le avec prudence ; dans ses moments de vivacité il ne serait pas en état de vous entendre, et vous l'exposeriez à vous manquer. Il y a moins d'inconvénient à ne pas reprendre, qu'à reprendre mal-à-propos.

Ne soyez point minucieux. Il y a de la petitesse d'esprit à insister sur des bagatelles, et c'est mettre trop peu de différence entre elles et les choses graves.

Il y a des choses graves sur lesquelles vous serez obligé de revenir souvent : tâchez de n'en avoir pas l'air. Que vos leçons soient indirectes, on sera moins en garde contre elles. Il y a mille façons de les amener et de les déguiser. Faites-lui remarquer dans les autres les défauts qui seront en lui, il ne manquera pas de les condamner ; ramenez-le sur lui-même. Instruisez-le aux dépens d'autrui. Faites quelquefois l'application des exemples que vous lui citerez ; plus souvent laissez-la lui faire. Raisonnez quelquefois : d'autres fois une plaisanterie suffit. Attaquez par l'honneur et par la raison ce que l'honneur et la raison pourront détruire ; attaquez par le ridicule ce que vous sentirez qui leur résiste.

Abaissez sa hauteur s'il en a : mortifiez sa vanité, mais n'humiliez pas son amour-propre. Ce n'est pas en avilissant les hommes qu'on les corrige : c'est en élevant leur âme, et en leur montrant le degré de perfection dont ils sont capables.

Ménagez surtout son amour propre en public. Il sera d'autant plus sensible à cette marque d'attention, qu'il verra les autres gouverneurs ne l'avoir pas toujours pour leurs élèves. A l'égard des choses louables qu'il pourra faire, louez-les publiquement. Faites-le valoir dans les petites choses, afin de l'encourager à en faire de meilleures.

Si vous trouvez dans votre élève un de ces naturels heureux qui n'ont besoin que de culture, vous aurez du plaisir à la lui donner. S'il est au contraire de ces esprits gauches et ineptes qui ne conçoivent rien, ou qui entendent de travers ; de ces âmes molles et stériles, incapables de sentiment, et qui se laissent aller indistinctement à toutes les impressions qu'on veut leur donner, que je vous plains !

Instruisez-le à la manière de Socrate. Causez avec lui familièrement sur le vrai, sur le faux, sur le bien et sur le mal, sur les vertus et sur les vices. Faites-le plus parler que vous ne lui parlerez. Amenez-le par vos questions, et de conséquence en conséquence, à s'apercevoir lui-même de ce qu'il y a de défectueux dans sa façon de penser. Accoutumez-le à ne point porter un jugement sans être en état de l'appuyer par des raisons. Fortifiez les principes qu'il a : donnez-lui ceux qui lui manquent.

Les premiers de tous et les plus négligés, sont ceux de la religion. En entrant dans le monde, un jeune homme la connait à peine par son catéchisme et par quelques pratiques extérieures. Il la voit combattue de toutes parts : il suit le torrent. Sait dans les entretiens que vous aurez ensemble, soit par les lectures auxquelles vous l'engagerez, faites en sorte qu'il la connaisse par l'histoire et par les preuves. On donne aux jeunes gens des maîtres de toute espèce ; on devrait bien leur donner un maître de religion. On les mettrait en état de la défendre, au-moins dans leur cœur.

L'homme du peuple est contenu par la crainte des lois ; l'homme d'un état moyen l'est par l'opinion publique. Le grand peut éluder les lais, et n'est que trop porté à se mettre au-dessus de l'opinion publique. Quel frein le retiendra, si ce n'est la religion ? Faites-lui en remplir les devoirs, mais ne l'en excédez pas. Montrez-la-lui par tout ce qu'elle a de respectable ; il n'y a que les passions qui puissent empêcher de reconnaître la grandeur et la beauté de sa morale. Elle seule peut nous consoler dans les maladies, dans les adversités ; les grands n'en sont pas plus exemts que le reste des hommes.

Faites valoir à ses yeux les moindres choses que font pour lui ses parents. Qu'il soit bien convaincu qu'il n'a qu'eux dans le monde pour amis véritables. S'ils sont trop dissipés pour s'occuper de lui comme ils le devraient, tâchez qu'il ne s'en aperçoive pas. S'il s'en aperçoit, effacez l'impression qu'il en peut recevoir. Quelle que soit leur humeur, c'est à lui de s'y conformer, non à eux de se plier à la sienne. Dans l'enfance, les parents ne sont pas assez attentifs à se faire craindre, et dans la jeunesse ils s'occupent trop peu de se faire aimer. Voilà une des principales sources des chagrins qu'ils éprouvent, des dérèglements de la jeunesse, et des maux qui affligent la société. Si un père, après avoir élevé son fils dans la plus étroite soumission, lui laissait voir sa tendresse à mesure que la raison du jeune homme se developpe, enchainé par le respect et par l'amour, quel est celui qui oserait s'échapper ? Quel que soit un père à l'extérieur, si les jeunes gens pouvaient lire dans son cœur toute la joie qu'il éprouve quand son fils fait quelque chose de louable, et toute la douleur dont il est pénétré quand ce fils s'écarte du chemin de l'honneur, ils seraient plus attentifs qu'ils ne le sont à se bien conduire. Par malheur, on ne conçoit l'étendue de ces sentiments que quand on est père. Faites envisager à votre élève qu'il le doit être un jour.

Cultivez à tous égards la sensibilité de son âme. Avec une âme sensible on peut avoir des faiblesses, on est rarement vicieux. Soyez rempli d'attentions pour lui, vous le forcerez d'en avoir pour vous ; vous l'en rendrez capable par rapport à tout le monde. Accoutumez-le à remplir tous les petits devoirs qu'imposent aux âmes bien nées la tendresse ou l'amitié. Les négliger, c'est être incapable des sentiments qui les inspirent. On a beau s'en excuser sur l'oubli ; cette excuse est fausse et honteuse. L'esprit n'oublie jamais quand le cœur est attentif.

S'il était pardonnable à quelqu'un d'être peu citoyen, ce serait à un particulier ; perdu dans la foule, il n'est rien dans l'état : il n'en est pas de même d'un homme de qualité ; il doit être plein d'amour pour son roi, puisqu'il a l'honneur de l'approcher de plus près ; il doit s'intéresser à la gloire et au bonheur de sa patrie, puisqu'il peut y contribuer : rien dans l'état ne lui doit être indifférent, puisqu'il peut y influer sur tout.

Qu'il sache qu'on n'est grand, ni pour avoir des ancêtres illustres, quand on ne leur ressemble pas ; ni pour occuper de grands emplois, quand on les remplit mal ; ni pour posséder de grands domaines, quand on les consume en dépenses folles et honteuses ; ni pour avoir un nombreux domestique, de brillans équipages, des habits somptueux, quand on fait languir à sa porte le marchand et l'ouvrier : qu'en un mot on n'est grand et qu'on ne peut être heureux que par des vertus personnelles, et par le bien qu'on fait aux hommes.

Attachez-vous surtout à lui donner des idées de justice : faites-lui remarquer mille petites injustices que vous lui verrez faire ; entrez sur cela dans les moindres détails. Vous ne sauriez croire combien les gens d'un certain ordre ont de peine à concevoir cette vertu.

Traitez-le en homme fait, si vous voulez qu'il le devienne ; supposez-lui des sentiments, si vous voulez qu'il en acquerre ; rendez-le fier avec lui-même, et qu'il s'estime assez pour ne pas vouloir se manquer : que la corruption du siècle soit un nouvel aiguillon pour lui. Plus les mœurs sont dépravées, plus on est sur de se distinguer par des mœurs contraires ; s'il n'a point assez d'ame pour se respecter lui-même, qu'il respecte du-moins les jugements du public : tout homme qui les méprise est un homme méprisable : ce public peut être corrompu, ses jugements ne le sont jamais.

Il n'y a qu'un cas où l'on doive se mettre au-dessus de l'opinion du vulgaire, c'est lorsqu'on est sur de la pureté et de la grandeur de ses motifs : alors il faut ne considérer que sa propre vertu ; la gloire qui la suivra sera moins prompte, mais elle sera plus solide. Ce n'est pas l'amour des louanges qu'il faut inspirer aux hommes, ils n'y sont que trop sensibles, et rien n'est plus capable de les rapetisser ou de les perdre ; c'est l'amour de la vertu, elle seule peut donner de la consistance à leur âme. Faisons bien, les louanges viendront si elles peuvent.

Ne négligez pas les vertus d'un ordre inférieur, mais qui font le charme de la société, et qui y sont d'un usage continuel : si vous l'en avez rendu capable, vous l'aurez rendu poli ; car la politesse considérée dans son principe, n'est que l'expression des vertus sociales. Indépendamment de cette politesse primitive qui annonce la modestie, la douceur, la complaisance, l'affabilité, même l'estime et l'amitié : il en est une autre qui parait plus superficielle, mais qui n'est pas moins importante ; c'est celle qui dépend de la connaissance des usages et du sentiment des convenances : c'est celle-là qui doit distinguer votre élève ; mais il n'en saisira les finesses qu'autant qu'il aura le désir de plaire.

Desirer de plaire est un moyen pour y réussir ; ce mérite n'est pas le premier de tous, mais c'est l'unique qui ne soit jamais infructueux ; il fait supposer les qualités qu'on n'a pas, il met dans tout leur jour celles qu'on peut avoir, il leur donne des partisans, il desarme l'envie. C'est par les grands talents qu'on se rend capables des grandes places ; c'est par les petits talents qu'on y parvient.

Cultivez son esprit, son extérieur, et ses manières dans l'air qui lui est propre : il peut se trouver en lui telle singularité qui d'abord vous aura déplu, et qui dans la suite polie par l'usage du monde, deviendra dans sa manière d'être, un trait distinctif qui le rendra plus agréable.

Qu'il aime les Lettres, c'est un goût digne de lui ; c'est même un goût nécessaire. Personne n'ose avouer qu'il ne les aime pas ; tout le monde prétend s'y connaître, tout le monde en veut raisonner ; mais il n'est donné qu'à ceux qui les aiment d'en raisonner sensément : elles élèvent l'âme, elles étendent les idées, elles ornent l'imagination, elles adoucissent les mœurs, elles mettent le dernier sceau à la politesse de l'esprit. En général tous les gouts honnêtes que vous pourrez placer dans son âme, seront autant de ressources contre les passions et l'ennui ; mais faites-les lui concevoir de la manière dont ils lui conviennent, et sauvez-le des préventions et du ridicule.

La source de tous les ridicules est de placer sa gloire ou dans de petites choses ou dans des qualités que la nature nous refuse, ou dans un mérite qui n'est pas celui de notre état. Quiconque ne voudra se distinguer que par l'honneur, la probité, la bienfaisance, les talents, les vertus de son état ou de son rang, celui-là est inaccessible au ridicule ; il ne négligera pas le mérite de plaire, mais il ne l'estimera pas plus qu'il ne vaut ; il le cherchera dans les qualités qui sont en lui, non dans celles qui lui sont étrangères : il se prêtera à toutes les bagatelles qu'exige la frivolité du monde, sans en être profondément occupé : il estimera les Lettres, les Sciences, les Arts, parce que le beau en tout genre est digne d'occuper son âme : peut-être les cultivera-t-il, mais en secret dans ses moments de loisir et pour son amusement ; il aimera et servira de tout son pouvoir les Savants, les Gens de Lettres, les Artistes, sans être leur enthousiaste, leur courtisan, ni leur rival.

Le temps qu'il passe avec vous doit lui donner une expérience anticipée ; ne négligez rien de ce qui peut la lui procurer : ouvrez devant ses yeux le livre du monde, apprenez-lui la manière d'y lire ; tout ce qui peut y frapper ses yeux ou ses oreilles, doit servir à son instruction. Faites éclore ses idées, s'il en a ; s'il n'en a point, donnez lui en.

L'étude de l'Histoire lui aura montré en grand le tableau des passions humaines ; il y aura parcouru les diverses révolutions qu'elles ont produit sur la terre ; on lui aura fait remarquer cet amas de contradictions qui forme le caractère de l'homme ; ce mélange de grandeur et de petitesse, de courage et de faiblesse, de lumières et d'ignorance, de sagesse et de folie dont il est capable : il y aura Ve d'un côté le vice presque toujours triomphant, mais intérieurement rongé d'inquiétudes et de remords, éblouir les yeux du vulgaire par des succès passagers, puis être plongé pour jamais dans l'opprobre et dans l'ignominie : d'un autre côté, la vertu souvent persécutée, quelquefois obscurcie, mais toujours contente d'elle même, reprendre avec le temps son ascendant sur les hommes, et durant toute la suite des siècles, recevoir l'hommage de l'univers, assise sur les débris des empires.

En lui montrant plus en détail les fragilités de notre espèce, ne la lui peignez pas trop en noir ; faites-la lui voir plus faible que méchante, entrainée vers le mal, mais capable du bien. Il faut qu'il ne soit pas la dupe des hommes, mais il ne faut pas qu'il les haïsse ni qu'il les méprise. Qu'il voie leurs miseres avec assez de supériorité pour n'en être ni surpris ni blessé. Qu'il connaisse surtout l'homme de sa nation et de son siècle ; c'est avec lui qu'il doit vivre, c'est de lui qu'il doit se défier, c'est lui dont il doit prendre les manières et ne pas imiter les mœurs : qu'il soit au fait de ses bonnes qualités, de ses vices dominans, de ses opinions, de ses travers, de ses ridicules : que pour s'en faire un tableau plus détaillé, il le parcoure un peu dans les divers états ; qu'il saisisse les nuances qui les différencient ; qu'il évalue tout au poids de la raison. Qu'il apprenne à juger les hommes non par leurs discours, mais par leurs actions. Qu'il sache que celui qui flatte est l'ennemi le plus vil, mais le plus dangereux : que les honnêtes gens sont peu flatteurs, qu'on n'obtient leur amitié qu'après avoir mérité leur estime, mais qu'ils sont les seuls sur lesquels on puisse compter.

Par défaut d'expérience, il présumera beaucoup de ses lumières ; par un effet de la vivacité de l'âge, il aura des fantaisies peu raisonnables ; permettez-lui quelquefois de les suivre, quand vous serez sur que l'effet démentira son attente : les hommes ne s'instruisent qu'à leurs dépens. Ce ne sera qu'à force de se tromper qu'il se croira capable d'erreur.

Veillez sur ses mœurs, mais songez que c'est un homme du monde que vous élevez ; qu'il Ve se trouver livré à lui-même au milieu des passions et des vices ; que pour s'en garantir il faut qu'il les connaisse. Voyez à quel point il est instruit, et réglez vos conseils sur ce qu'il sait : ne lui parlez point en maître, raisonnez avec votre ami. Quelque confiance qu'il ait en vous, il ne vous dira pas tout ; mais je vous suppose assez de pénétration pour deviner ce qu'il ne vous aura pas dit, et pour lui parler en conséquence : alors les instructions que vous lui donnerez feront d'autant plus d'impression sur lui, qu'il vous soupçonnera moins d'avoir Ve le besoin qu'il en a.

Voyez tout, mais ayez quelquefois l'air de ne pas voir ; dans d'autres cas, et lorsque le jeune homme s'y attendra le moins, faites-lui connaître que rien ne vous échappe.

Faites-lui remarquer dans le petit nombre d'exemples qui viendront à sa connaissance, l'estime et les avantages qui suivent la sagesse et la bonne conduite ; et dans mille exemples frappans, qui malheureusement ne vous manqueront jamais, les dangers du vice et le mépris qui l'accompagne.

Prenez garde qu'il ne lui tombe entre les mains de mauvais livres, craignez surtout qu'il ne les lise en secret ; il vaudrait beaucoup mieux qu'il les lut devant vous : si vous lui en surprenez dans le commencement de l'éducation, ôtez-les lui : si cela arrive vers la fin, soyez plus circonspect ; n'allez pas vous compromettre par un zèle inconsidéré qui aigrirait le jeune homme et que vous ne pourriez pas soutenir : vous connaissez son caractère et les circonstances ; réglez-vous sur cela ; n'employez que les motifs que vous sentirez efficaces : attaquez l'ouvrage du côté du style, du raisonnement, et du goût ; parlez-en comme d'une lecture indigne d'un honnête homme, d'un homme poli. Il y a peu de jeunes gens avec qui cette méthode ne réussisse.

Les nœuds de l'autorité doivent se relâcher à mesure que l'éducation s'avance. Si l'on veut qu'un jeune homme use bien de sa liberté, il faut, autant qu'on le peut, lui rendre insensible le passage de la subordination à l'indépendance.

Le jour qu'il jouira de sa liberté, quelque bien né qu'il sait, quelque attachement qu'il ait pour vous, il sera charmé de vous quitter ; mais si vous vous êtes bien conduit, son yvresse ne sera pas longue ; l'estime et l'amitié vous le rameneront : alors l'autorité que vous aurez sur lui sera d'autant plus puissante qu'elle sera de son choix ; vos conseils lui seront d'autant plus utiles qu'il vous les aura demandés : vous ne l'empêcherez pas de tomber dans quelques écarts, mais ils seront moins grands et vous l'aiderez à en revenir. On ôte aux jeunes gens leur gouverneur lorsqu'ils en ont le plus besoin ; c'est un mal sans remède : mais peut-être le gouverneur ne peut-il jamais leur être plus utile, que quand dépouillé de ce titre, on l'a mis à portée de vivre avec eux familièrement et comme leur ami.

Les détails sur la matière qu'on vient de traiter seraient infinis : on s'est borné ici à des vues très-générales. Quelques-unes ne sont applicables qu'à l'homme de qualité ; la plupart peuvent convenir à tous les états : si elles sont justes, c'est à la prudence du gouverneur qui les jugera telles, à en faire l'application et à les modifier convenablement à l'âge, à l'état, au caractère, au tempérament de son éleve. Cet article est de M. LEFEBVRE.

GOUVERNEUR de la personne d'un prince. Si en général l'éducation des hommes est une chose très-importante, combien doit le paraitre davantage l'éducation d'un prince, dont les mœurs donneront leur empreinte à celles de toute une nation, et dont le mérite ou les défauts feront le bonheur ou le malheur d'une infinité d'hommes ?

Il serait à souhaiter, dans quelque état que ce fût, qu'on put toujours choisir pour gouverneur d'un jeune prince un homme aussi distingué par l'étendue de ses connaissances que par sa probité et ses vertus, et non moins recommandable par la grandeur de ses emplois que par l'éclat de sa naissance ; il en serait plus capable de faire le bien, et le ferait avec plus d'autorité.

Pour ne pas se jeter sur cette matière dans de vagues spéculations, le peu qu'on se propose d'en dire sera tiré en partie de l'instruction donnée en 1756 par les états de Suède au gouverneur du prince royal et des princes héréditaires, et en partie de ce qui fut pratiqué dans l'éducation même de l'empereur Charles-Quint, par Guillaume de Croy, seigneur de Chiévre, gouverneur des Pays-Bas et de la personne de ce prince.

Puisque les rois sont hommes avant que d'être rais, il faut commencer par leur inspirer toutes les vertus morales et chrétiennes, également nécessaires à tous les hommes. Pour accoutumer le jeune prince à régler ses gouts sur la raison, il faut qu'au moins dans son enfance il reconnaisse la subordination. Il ne faut pas que dès qu'il est né tout le monde prenne ses ordres, jusqu'aux personnes préposées à son éducation ; il ne faut pas qu'on applaudisse à ses fantaisies, ni qu'on lui dise, comme font les courtisans, qu'il est un dieu sur la terre ; il faut au contraire lui apprendre que les rois ne sont pas faits d'un autre limon que le reste des hommes ; qu'ils leur sont égaux en faiblesse dès leur entrée dans le monde, égaux en infirmités pendant tout le cours de leur vie ; vils comme eux devant Dieu au jour du jugement, et condamnables comme eux pour leurs vices et pour leurs crimes ; qu'en un mot l'être suprême n'a point créé le genre humain pour le plaisir particulier de quelques douzaines de familles.

Personne n'est plus mal instruit dans la religion que les rois ; ils la méprisent faute de la connaître, ou l'avilissent par la manière dont ils la conçoivent : que celle du jeune prince soit éclairée ; qu'on lui apprenne à distinguer ce qu'il doit à Dieu, ce qu'il doit aux ministres de la religion, ce qu'il se doit à soi-même, ce qu'il doit à ses peuples.

On retient les hommes dans leur devoir par le charme des approbations et par la terreur des châtiments ; on ne peut contenir les princes que par la crainte des jugements divins et du blâme de la postérité. Qu'on tienne donc ces deux objets toujours présents à leurs yeux, tandis que d'un autre côté on les encouragera par les attraits d'une bonne conscience et d'une gloire sans tache.

Plus on excitera le jeune prince à respecter l'être suprême, plus il reconnaitra son propre néant et son égalité avec les autres hommes ; et de-là naitront pour eux son humanité, sa justice, et toutes les vertus qu'il leur doit.

Beaucoup de rois sont devenus tyrants, non parce qu'ils ont manqué d'un bon cœur, mais parce que l'état des pauvres de leur pays n'est jamais parvenu jusqu'à eux. Qu'un jeune prince fasse souvent des voyages à la campagne ; qu'il entre dans les cabanes des paysans, pour voir par lui-même la situation des pauvres ; et que par-là il apprenne à se persuader que le peuple n'est pas riche, quoique l'abondance règne à la cour ; et que les dépenses superflues de celle-ci diminuent les biens et augmentent la misere du pauvre paysan et de ses enfants affamés : mais que ce spectacle ne soit point de sa part une spéculation stérile. Il ne convient pas qu'un malheureux ait eu le bonheur d'être Ve de son prince sans en être soulagé.

Qu'il sache que les rois règnent par les lais, mais qu'ils obéissent aux lois ; qu'il ne leur est pas permis d'enfreindre et de violer les droits de leurs sujets, et qu'ils doivent s'en faire aimer plutôt que s'en faire craindre.

Qu'il connaisse surtout le caractère et les mœurs de la nation sur laquelle il doit régner, afin qu'un jour il puisse la gouverner suivant son génie, et en faire le cas qu'elle mérite : si, par exemple, il est destiné à régner sur les Français, qu'on ne manque pas de lui vanter leur industrie, leur activité dans le travail, leur attachement inviolable pour leurs rais, et cette âme noble et fière qui répugne à la violence, mais qui fait tout pour l'honneur.

Que dès ses premières années on le rende capable d'application et de travail. L'ignorance et l'inapplication des princes est la source la plus ordinaire des maux qui desolent leurs états. Dans leur enfance on leur donne des maîtres sans nombre dont aucun ne fait son devoir : on perd un temps précieux à leur enseigner mille choses inutiles qu'ils n'apprennent point : tout le nécessaire est négligé. Leur grande étude et peut-être l'unique qui leur convienne, est celle qui peut les conduire à la science des hommes et du gouvernement ; ce n'est que dans l'Histoire et dans la pratique des affaires, qu'ils peuvent la puiser. L'éducation de l'empereur Charles-Quint est à cet égard le meilleur modèle qu'on puisse proposer.

L'étude de l'Histoire parut si importante à Chièvres son gouverneur, qu'il ne s'en rapporta qu'à soi-même pour la lui enseigner ; il feignit de l'étudier avec lui. Il commença par lui donner la connaissance de l'Histoire en général ; ensuite il passa à celle des peuples de l'Europe avec lesquels Charles devait avoir un jour des affaires à démêler : il s'attacha surtout à l'histoire d'Espagne et à celle de France, dans laquelle on comprenait alors l'histoire des Pays-Bas ; il lui faisait lire chaque auteur dans sa langue et dans son style ; persuadé que pour un prince il n'y a rien d'inutîle dans l'Histoire, et que les faits qui ne servent pas dans la vue qu'on a en les lisant, serviront tôt ou tard dans les vues qu'on aura.

Lorsqu'il lui eut donné par l'Histoire les connaissances générales dont il avait besoin, il l'instruisit en particulier de ses véritables intérêts par rapport à toutes les puissances de l'Europe : de-là il le fit passer à la pratique, convaincu que sans elle la spéculation est peu de chose. Il était, comme on l'a dit, gouverneur des Pays-Bas, et c'était dans les Pays-Bas qu'il élevait Charles. Dans un âge où l'on ne parle aux enfants que de jeux et d'amusement, il voulut non-seulement que le jeune prince entrât dans son conseil, mais qu'il y fût autant et plus assidu qu'aucun des conseillers d'état ; il le chargea d'examiner et de rapporter lui-même à ce conseil toutes les requêtes d'importance qui lui étaient adressées des diverses provinces ; et de peur qu'il ne se dispensât d'y apporter l'attention et l'exactitude nécessaires, s'il lui était permis de se ranger de l'avis des autres conseillers, son gouverneur l'obligea toujours à parler le premier.

Arrivait-il quelque dépêche importante des pays étrangers ? Chièvres lui faisait tout quitter pour la lire, jusque-là que s'il dormait, et qu'elle demandât une prompte expédition, il l'éveillait et l'obligeait à l'examiner devant lui. Si le jeune prince se trompait dans la manière dont il prenait l'affaire, ou dans le jugement qu'il en portait, il était repris incontinent par son gouverneur : s'il trouvait d'abord le nœud de la difficulté et l'expédient propre pour l'éviter, cela ne suffisait pas. Il fallait encore qu'il appuyât ce qu'il avait avancé par de bonnes raisons, et qu'il répondit pertinemment aux objections que Chièvres ne manquait pas de lui faire.

Lorsqu'il survenait une négociation de longue haleine, et qu'un prince étranger envoyait son ambassadeur dans les Pays-Bas, la fatigue de Charles redoublait ; son gouverneur ne donnait audience qu'en sa présence, ne travaillait qu'avec lui, n'expédiait que par lui. Si l'ambassadeur présentait ses propositions par écrit, Charles était chargé d'en informer son conseil, et de rapporter ce qu'il y avait pour ou contre, afin que ceux qui opineraient après lui pussent parler avec une entière connaissance de cause. Si l'ambassadeur se contentait de s'expliquer de vive voix, et que l'affaire dont il s'agissait fût trop secrète pour être confiée au papier, il fallait que Charles retint précisément et distinctement ce qu'il entendait ; qu'il ne lui en échappât point la moindre circonstance : sans quoi le défaut de sa mémoire eut été relevé en plein conseil, et sa négligence exagérée dans le lieu où il avait plus à cœur d'acquérir de l'estime : telle était la vie de Charles avant même qu'il eut quatorze ans.

Hangest de Genlis, ambassadeur de France dans les Pays-Bas, paraissant appréhender que l'excès de travail et d'application n'altérât le tempérament et l'esprit du jeune prince, Chièvres lui répondit qu'il avait eu la même crainte ; mais qu'après y avoir réfléchi, il était persuadé que le premier de ses devoirs consistait à mettre de bonne heure son élève en état de n'avoir point de tuteur ; et qu'il lui en faudrait toute sa vie, s'il ne l'accoutumait de jeunesse à prendre une connaissance exacte de ses affaires. Article de M. LEFEBVRE.

GOUVERNEUR, pour dire timonier, (Marine) celui qui tient la barre du gouvernail, pour le diriger suivant la route et l'air de vent qu'on veut faire. Le mot de gouverneur n'est guère d'usage. Voyez TIMONIER. (Z)

GOUVERNEUR, (Histoire moderne) se prend aussi quelquefois pour un président ou surintendant, comme est le gouverneur de la banque d'Angleterre, le gouverneur et les directeurs de la compagnie du sud, le gouverneur d'un hôpital, etc. Voyez BANQUE, COMPAGNIE, HOPITAL. Chambers.

GOUVERNEUR, terme de Papeterie, c'est le nom que l'on donne à un ouvrier qui est chargé du soin de faire pourrir le chiffon, de le couper, de le remettre dans les piles, de l'en retirer quand il est assez piloné, et enfin de conduire tout ce qui concerne l'action du moulin.

GOUVERNEUR, (Salines) c'est dans les Salines de Lorraine, le premier des quatre juges qui forment la juridiction de la saline. Les fonctions de cet officier sont de veiller à la conservation des droits du roi, à la bonne formation des sels, de constater l'état des bâtiments et les variations de la source salée.