S. m. (Histoire romaine) magistrat romain créé tantôt par un des consuls ou par le général d'armée, suivant Plutarque ; tantôt par le sénat ou par le peuple, dans des temps difficiles, pour commander souverainement, et pour pourvoir à ce que la république ne souffrit aucun dommage.

Les Romains ayant chassé leurs rais, se virent obligés de créer un dictateur dans les périls extrêmes de la république, comme, par exemple, lorsqu'elle était agitée par de dangereuses séditions, ou lorsqu'elle était attaquée par des ennemis redoutables. Dès que le dictateur était nommé, il se trouvait revêtu de la suprême puissance ; il avait droit de vie et de mort, à Rome comme dans les armées, sur les généraux et sur tous les citoyens, de quelque rang qu'ils fussent : l'autorité et les fonctions des autres magistrats, à l'exception de celle des tribuns du peuple, cessaient, ou lui étaient subordonnées : il nommait le général de la cavalerie qui était à ses ordres, qui lui servait de lieutenant, &, si l'on peut parler ainsi, de capitaine des gardes : vingt-quatre licteurs portaient les faisceaux et les haches devant lui, et douze seulement les portaient devant le consul : il pouvait lever des troupes, faire la paix ou la guerre selon qu'il le jugeait à-propos, sans être obligé de rendre compte de sa conduite, et de prendre l'avis du sénat et du peuple : en un mot il jouissait d'un pouvoir plus grand que ne l'avaient jamais eu les anciens rois de Rome ; mais comme il pouvait abuser de ce vaste pouvoir si suspect à des républicains, on prenait toujours la précaution de ne le lui déférer tout au plus que pour six mois.

Le premier du rang des patriciens qui parvint à cet emploi suprême, fut Titius Largius, l'an de Rome 259. Clélius premier consul le nomma, comme en dédommagement de l'autorité qu'il perdait par la création de cette éminente dignité. Le premier dictateur pris de l'ordre des plébéïens, fut Cn. Martius Rutilius, l'an de Rome 399. Quelques citoyens eurent deux fois cette suprême magistrature. Camille fut le seul qu'on nomma cinq fois dictateur ; mais Camille était un citoyen incomparable, le restaurateur de sa patrie, et le second fondateur de Rome : il finit sa dernière dictature l'an 386, par rétablir le calme dans la république entre les différents ordres de l'état. Minutius ayant remporté contre Annibal quelques avantages, que le bruit public ne manqua pas d'exagérer, on fit alors à Rome ce qui ne s'y était jamais fait, dit Polybe ; dans l'espérance où l'on était que Minutius terminerait bientôt la guerre, on le nomma dictateur l'an de Rome 438, conjointement avec Q. Fabius Maximus, dont la conduite toujours judicieuse et constante, l'emportait à tous égards sur la bravoure téméraire du collègue qu'on lui associait. On vit donc deux dictateurs à-la-fais, chose auparavant inouie chez les Romains, et qu'on ne répeta jamais depuis.

Le même Fabius Maximus dont je viens de parler, en qui la grandeur d'ame jointe à la gravité des mœurs, répondait à la majesté de sa charge, fut le premier qui demanda au sénat de trouver bon qu'il put monter à cheval à l'armée ; car une ancienne loi le défendait expressément aux dictateurs, soit parce que les Romains faisant consister leurs grandes forces dans l'infanterie, crurent nécessaire d'établir que le général demeurât à la tête des cohortes, sans jamais les quitter ; soit parce que la dictature étant d'ailleurs souveraine et fort voisine de la tyrannie, on voulut au moins que le dictateur, pendant l'exercice de sa charge, dépendit en cela de la république.

L'établissement de la dictature continua de subsister utilement et conformément au but de son institution, jusqu'aux guerres civiles de Marius et de Sylla. Ce dernier, vainqueur de son rival et du parti qui le soutenait, entra dans Rome à la tête de ses troupes, et y exerça de telles cruautés, que personne ne pouvait compter sur un jour de vie. Ce fut pour autoriser ses crimes, qu'il se fit déclarer dictateur perpétuel l'an de Rome 671, ou, pour mieux dire, qu'il usurpa de force la dictature. Souverain absolu, il changea à son gré la forme du gouvernement ; il abolit d'anciennes lais, en établit de nouvelles, se rendit maître du trésor public, et disposa despotiquement des biens de ses concitoyens.

Cependant cet homme qui, pour parvenir à la dictature, avait donné tant de batailles, rassasié du sang qu'il avait répandu, fut assez hardi pour se démettre de la souveraine puissance environ quatre ans après s'en être emparé ; il se réduisit de lui-même, l'an 674, au rang d'un simple citoyen, sans éprouver le ressentiment de tant d'illustres familles dont il avait fait périr les chefs par ses cruelles proscriptions. Plusieurs regardèrent une démission si surprenante comme le dernier effort de la magnanimité ; d'autres l'attribuèrent à la crainte continuelle où il était qu'il ne se trouvât finalement quelque Romain assez généreux pour lui ôter d'un seul coup l'empire et la vie. Quoi qu'il en sait, son abdication de la dictature remit l'ordre dans l'état, et l'on oublia presque les meurtres qu'il avait commis, en faveur de la liberté qu'il rendait à sa patrie ; mais son exemple fit apercevoir à ceux qui voudraient lui succéder, que le peuple romain pouvait souffrir un maître, ce qui causa de nouvelles et de grandes révolutions.

Deux fameux citoyens, dont l'un ne voulait point d'égal, et l'autre ne pouvait souffrir de supérieur ; tous deux illustres par leur naissance, leur rang et leurs exploits ; tous deux presqu'également dangereux, tous deux les premiers capitaines de leur temps ; en un mot Pompée et César se disputèrent la funeste gloire d'asservir leur patrie. Pompée cependant aspirait moins à la dictature pour la puissance, que pour les honneurs et l'éclat, il désirait même de l'obtenir naturellement par les suffrages du peuple, c'est pourquoi deux fois vainqueur il congédia ses armées quand il mit le pied dans Rome. César au contraire, plein de désirs immodérés, voulait la souveraine puissance pour elle-même, et ne trouvait rien au-dessus de son ambition et de l'étendue immense de ses vues ; toutes ses actions s'y rapportèrent, et le succès de la bataille de Pharsale les couronna. Alors on le vit entrer triomphant dans Rome l'an 696 de sa fondation : alors tout plia sous son autorité ; il se fit nommer consul pour dix ans, et dictateur perpétuel, avec tous les autres titres de magistrature qu'il voulut s'arroger : maître de la république comme du reste du monde, il ne fut assassiné que lorsqu'il essaya le diadême.

Auguste tira parti des fautes de César, et s'éloigna de sa conduite ; il prit seulement la qualité d'empereur, imperator, que les soldats pendant le temps de la république donnaient à leurs généraux. Préferant cette qualité à celle de dictateur, il n'y eut plus de titre de dictature, les effets en tinrent lieu ; toutes les actions d'Octave et tous ses règlements formèrent la royauté. Par cette conduite adroite, dit M. de Vertot, il accoutuma des hommes libres à la servitude, et rendit une monarchie nouvelle supportable à d'anciens républicains.

On ne peut guère ici se refuser à des réflexions qui naissent des divers faits qu'on vient de rapporter.

La constitution de Rome dans les dangers de la république, auxquels il fallait de grands et de prompts remèdes, avait besoin d'une magistrature qui put y pourvoir. Il fallait dans les temps de troubles et de calamités, pour y remédier promptement, fixer l'administration entre les mains d'un seul citoyen ; il fallait réunir dans sa personne les honneurs et la puissance de la magistrature, parce qu'elle représentait la souveraineté : il fallait que cette magistrature s'exerçât avec éclat, parce qu'il s'agissait d'intimider le peuple, les brouillons et les ennemis : il fallait que le dictateur ne fût créé que pour cette seule affaire, et n'eut une autorité sans bornes qu'à raison de cette affaire, parce qu'il était toujours créé pour un cas imprévu : il fallait enfin dans une telle magistrature, sous laquelle le souverain baissait la tête et les lois populaires se taisaient, compenser la grandeur de sa puissance par la briéveté de sa durée. Six mois furent le terme fixe ; un terme plus court n'eut pas suffi, un terme plus long eut été dangereux. Telle était l'institution de la dictature : rien de mieux et de plus sagement établi, la république en éprouva longtemps les avantages.

Mais quand Sylla, dans la faveur de ses succès, eut donné les terres des citoyens aux soldats, il n'y eut plus d'homme de guerre qui ne cherchât des occasions d'en avoir encore davantage. Quand il eut inventé les proscriptions, et mis à prix la tête de ceux qui n'étaient pas de son parti, il fut impossible de s'attacher à l'état, et de demeurer neutre entre les deux premiers ambitieux qui s'éleveraient à la domination. Dès-lors il ne regna plus d'amour pour la patrie, plus d'union entre les citoyens, plus de vertus : les troupes ne furent plus celles de la république, mais de Sylla, de Pompée, et de César. L'ambition secondée des armes, s'empara de la puissance, des charges, des honneurs ; anéantit l'autorité des magistrats, &, pour le dire en un mot, bouleversa la république ; sa liberté et ses faibles restes de vertus s'évanouirent promptement. Devenue de plus en plus esclave sous Auguste, Tibere, Caïus, Claude, Neron, Domitien, quelques-uns de ses coups portèrent sur les tyrants, aucun ne porta sur la tyrannie.

Voilà le précis de ce que je connais de mieux sur cette matière ; je l'ai tiré principalement de l'histoire des révolutions de la république romaine et de l'esprit des lais, et alors j'ai conservé dans mon extrait, autant que je l'ai pu, le langage de ces deux écrivains : irais-je à l'éloquence altérer son parler, comme disait Montagne ? Article de M. le Chevalier DE JAUCOURT.