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Catégorie parente: Histoire naturelle
Catégorie : Botanique
ou MAGNIOC, s. m. (Botanique) plante dont la racine préparée tient lieu de pain à la plupart des peuples qui habitent les pays chauds de l'Amérique.

Le manioc vient ordinairement de bouture ; il pousse une tige ligneuse, tendre, cassante, partagée en plusieurs branches tortueuses, longues de cinq à six pieds, paraissant remplies de nœuds ou petites éminences qui marquent les places qu'occupaient les premières feuilles, dont la plante s'est dépouillée à mesure qu'elle a acquis de la hauteur. Ses feuilles sont d'un verd brun, assez grandes, découpées profondément en manière de rayons, et attachées à de longues queues.

L'écorce du manioc est mince, d'une couleur ou grise ou rougeâtre, tirant sur le violet, et la pellicule qui couvre les racines participe de cette couleur selon l'espèce, quoique l'intérieur en soit toujours extrêmement blanc et rempli de suc laiteux fort abondant, plus blanc que le lait d'amande, et si dangereux avant d'être cuit, que les hommes et les animaux en ont plusieurs fois éprouvé des effets funestes, quoique ce suc ne paraisse ni acide ni corrosif. Les racines du manioc sont communément plus grosses que des betteraves : elles viennent presque toujours trois ou quatre attachées ensemble ; il s'en trouve des espèces qui mûrissent en sept ou huit mois de temps, mais la meilleure, et celle dont on fait le plus d'usage, demeure ordinairement 15 ou 18 mois en terre avant de parvenir à une parfaite maturité : pour lors avec un peu d'effort on ébranle les tiges ; et les racines étant peu adhérentes à la terre ; elles s'en détachent fort aisément.

Préparation des racines pour en faire soit de la cassave, ou de la farine de manioc. Les racines, après avoir été séparées des tiges, sont transportées sous un angard, où l'on a soin de les bien ratisser et de les laver en grande eau pour en enlever toutes les malpropretés, et les mettre en état d'être gragées, c'est-à-dire rapées sur des grages ou grosses rapes de cuivre rouge courbées en demi-cylindre, longues et larges de 18 à 20 pouces, et attachées sur des planches de trois pieds et demi de longueur, dont le bout d'en bas se pose dans un auge de bois, et l'autre s'appuie contre l'estomac de celui qui grage, lequel à force de bras réduit les racines en une rapure grossière et fort humide, dont il faut extraire le suc auparavant de la faire cuire. Pour cet effet on en remplit des sacs tissus d'écorce de latanier, on arrange ces sacs les uns sur les autres, ayant soin de mettre des bouts de planches entre deux, ensuite de quoi on les place sous une presse composée d'une longue et forte pièce de bois située horizontalement, et disposée en bras de levier, dont l'une des extrémités doit être passée dans un trou fait au tronc d'un gros arbre : on charge l'autre extrémité avec de grosses pierres ; et toute la pièce portant en-travers sur la planche qui couvre le plus élevé des sacs, il est aisé d'en concevoir l'effet : c'est la façon la plus ordinaire de presser le manioc. On emploie quelquefois au lieu de sacs, qui s'usent en peu de temps, de grandes et fortes caisses de bois percées de plusieurs trous de tarière, ayant chacune un couvercle qui entre librement en dedans des bords : on charge ce couvercle de quelques bouts de soliveaux, par-dessus lesquels on fait passer le bras du levier, comme on l'a dit en parlant des sacs.

Les Caraïbes ou Sauvages des Isles ont une invention fort ingénieuse, mais qui ne pouvant servir que pour exprimer le suc d'une médiocre quantité de manioc, il parait inutîle de répéter ici ce que l'on a dit à l'article COULEUVRE.

Après dix ou douze heures de presse, la rapure du manioc étant suffisamment dégagée de son suc superflu, on la passe au-travers d'un hébichet, espèce de crible un peu gros, et on la porte dans la caze ou lieu destiné à la faire cuire, pour en fabriquer soit de la cassave, ou de la farine de manioc.

Manière de faire la cassave. Il faut avoir une platine de fer coulé, ronde, bien unie, ayant à-peu-près deux pieds et demi de diamètre, épaisse de six à sept lignes, et élevée sur quatre pieds, entre lesquels on allume du feu. Lorsque la platine commence à s'échauffer, on répand sur toute sa surface environ deux doigts d'épaisseur de la susdite rapure passée au crible, ayant soin de l'étendre bien également par-tout, et de l'aplatir avec un large couteau de bois en forme de spatule. On laisse cuire le tout sans le remuer aucunement, afin que les parties de la rapure, au moyen de l'humidité qu'elles contiennent encore, puissent s'attacher les unes aux autres pour ne former qu'un seul corps, qui diminue considérablement d'épaisseur en cuisant. Il faut avoir soin de le retourner sur la platine, étant essentiel de donner aux deux surfaces un égal degré de cuisson : c'est alors que cette espèce de galette ayant la figure d'un large croquet, s'appelle cassave. On la met refroidir à l'air, où elle acheve de prendre une consistance seche, ferme et aisée à rompre par morceaux.

Les Caraïbes font leur cassave beaucoup plus épaisse que la nôtre, elle parait aussi plus blanche, et étant moins rissolée ; mais elle ne se conserve pas si longtemps. Avant que l'usage des platines fût introduit parmi ces sauvages, ils se servaient de grandes pierres plates peu épaisses, sous lesquels ils allumaient du feu et faisaient cuire ainsi leur cassave.

Manière de faire la farine de manioc. Elle ne diffère de la cassave qu'en ce que les parties de la rapure dont il a été parlé ne sont point liées les unes aux autres, mais toutes séparées par petits grumeaux qui ressemblent à de la chapelure de pain, ou plutôt à un biscuit de mer grossièrement pilé.

Pour faire à-la-fais une grande quantité de farine, on se sert d'une poêle de cuivre à fond plat, d'environ quatre pieds de diamètre, profonde de sept à huit pouces, et scellée contre le mur de la caze dans une maçonnerie en pierre de taille ou en brique, formant un fourneau peu élevé, dont la bouche du foyer doit être en-dehors du mur. La poêle étant échauffée, on y jette la rapure du manioc, et sans perdre de temps on la remue en tous sens avec un rabot de bois semblable à ceux dont se servent les maçons pour corroyer leur mortier. Par ce mouvement continuel on empêche les parties de la rapure de s'attacher les unes aux autres ; elles perdent leur humidité et cuisent également. C'est à l'odeur savoureuse et à la couleur un peu roussâtre qu'on juge si la cuisson est exacte : pour lors on retire la farine avec une pelle de bois, on l'étend sur des nappes de grosse toile, et lorsqu'elle est refroidie on l'enferme dans des barrils, où elle se conserve longtemps.

Quoique la farine de manioc, ainsi que la cassave, puissent être mangées seches et sans autre préparation que ce qui a été dit, il est cependant d'usage de les humecter avec un peu d'eau fraiche ou avec du bouillon clair, soit de viande ou de poisson : ces substances se renflent considérablement, et font une si excellente, nourriture dans les pays chauds, que ceux qui y sont accoutumés la préfèrent au meilleur pain de froment. J'en ai par-devers moi l'expérience de plusieurs années.

Par l'édit du roi, nommé le code noir, donné à Versailles au mois de Mars 1685, il est expressément ordonné aux habitants des îles françaises de fournir pour la nourriture de chacun de leurs esclaves âgé au-moins de dix ans, la quantité de deux pots et demi de farine de manioc par semaine, le pot contenant deux pintes ; ou bien au défaut de farine, trois cassaves pesant chacune deux livres et demie.

L'eau exprimée du manioc, ou le suc dangereux dont il a été parlé ci-dessus, s'emploie à plusieurs choses. Les sauvages en mettent dans leurs sauces ; et après l'avoir fait bouillir, ils en usent journellement sans en ressentir aucune incommodité, ce qui prouve que ce suc, par une forte ébullition, perd sa qualité malfaisante.

Si l'on reçoit l'eau de manioc dans des vases propres, et qu'on la laisse reposer, elle s'éclaircit ; la fécule blanche s'en sépare et se précipite d'elle-même au fond des vases. On décante comme inutîle l'eau qui surnage, et l'on verse sur la fécule une suffisante quantité d'eau commune pour la bien laver : on lui donne encore le temps de se précipiter, on décante de nouveau ; et après avoir réitéré cette manœuvre pendant cinq ou six fais, on laisse sécher la fécule à l'ombre. Cette substance s'appelle mouchache, mot espagnol qui veut dire enfant ou petit, comme qui dirait le petit du manioc.

La mouchache est d'une extrême blancheur, d'un grain fin, faisant un petit craquement lorsqu'elle est froissée entre les doigts, à-peu-près comme fait l'amydon, à quoi elle ressemble beaucoup. On l'emploie de la même façon pour empeser le linge. Les sauvages en écrasent sur les desseins bizarres qu'ils gravent sur leurs ouvrages en bois, de façon que les hachures paraissent blanches sur un fond noir ou brun, selon la couleur du bois qu'ils ont mis en œuvre. On fait encore avec la mouchache d'excellents gâteaux ou espèces de craquelins, plus legers, plus croquans et d'un bien meilleur goût que les échaudés ; mais il faut beaucoup d'art pour ne pas les manquer.

Presque toutes les îles produisent une autre sorte de manioc, que les habitants du pays nomment camanioc ; le suc n'en est point dangereux comme celui du manioc ordinaire : on peut même sans aucun danger en manger les racines cuites sous la cendre. Mais quoique cette espèce soit beaucoup plus belle et plus forte que les autres, on en fait peu d'usage, étant trop longtemps à croitre et produisant peu de cassave ou de farine. M. LE ROMAIN.