Un des prélats qui avait donné en France l'approbation la plus sincère au livre de Quesnel, était le cardinal de Noailles, archevêque de Paris. Il s'en était déclaré le protecteur, lorsqu'il était évêque de Châlons ; et le livre lui était dédié. Ce cardinal plein de vertus et de science, le plus doux des hommes, le plus ami de la paix, protégeait quelques jansénistes sans l'être, et aimait peu les jésuites, sans leur nuire et sans les craindre.

Ces pères commençaient à jouir d'un grand crédit depuis que le père de la Chaise, gouvernant la conscience de Louis XIV. était en effet à la tête de l'église gallicane. Le père Quesnel qui les craignait, était retiré à Bruxelles avec le savant bénédictin Gerberon, un prêtre nommé Brigode, et plusieurs autres du même parti. Il en était devenu le chef après la mort du fameux Arnauld, et jouissait comme lui de cette gloire flatteuse de s'établir un empire secret indépendant des souverains, de régner sur des consciences, et d'être l'âme d'une faction composée d'esprits éclairés.

Les jésuites plus répandus que sa faction, et plus puissants, déterrèrent bientôt Quesnel dans sa solitude. Ils le persécutèrent auprès de Philippe V. qui était encore maître des Pays-bas, comme ils avaient poursuivi Arnauld son maître auprès de Louis XIV. Ils obtinrent un ordre du roi d'Espagne de faire arrêter ces solitaires. Quesnel fut mis dans les prisons de l'archevêché de Malines. Un gentil-homme, qui crut que le parti janséniste ferait sa fortune s'il délivrait le chef, perça les murs, et fit évader Quesnel, qui se retira à Amsterdam, où il est mort en 1719. dans une extrême vieillesse, après avoir contribué à former en Hollande quelques églises de jansénistes ; troupeau faible, qui dépérit tous les jours. Lorsqu'on l'arrêta, on saisit tous ses papiers ; et comme on y trouva tout ce qui caractérise un parti formé, on fit aisément croire à Louis XIV. qu'ils étaient dangereux.

Il n'était pas assez instruit pour savoir que de vaines opinions de spéculation tomberaient d'elles-mêmes, si on les abandonnait à leur inutilité. C'était leur donner un poids qu'elles n'avaient point, que d'en faire des matières d'état. Il ne fut pas difficîle de faire regarder le livre du père Quesnel comme coupable, après que l'auteur eut été traité en séditieux. Les jésuites engagèrent le roi lui-même à faire demander à Rome la condamnation du livre. C'était en effet faire condamner le cardinal de Noailles qui en avait été le protecteur le plus zélé. On se flattait avec raison que le pape Clément XI. mortifierait l'archevêque de Paris. Il faut savoir que quand Clément XI. était le cardinal Albani, il avait fait imprimer un livre tout moliniste, de son ami le cardinal de Sfondrate, et que M. de Noailles avait été le dénonciateur de ce livre. Il était naturel de penser qu'Albani devenu pape, ferait au-moins contre les approbations données à Quesnel, ce qu'on avait fait contre les approbations données à Sfondrate.

On ne se trompa pas, le pape Clément XI. donna, vers l'an 1708, un decret contre le livre de Quesnel ; mais alors les affaires temporelles empêchèrent que cette affaire spirituelle qu'on avait sollicitée, ne réussit. La cour était mécontente de Clément XI. qui avait reconnu l'archiduc Charles pour roi d'Espagne, après avoir reconnu Philippe V. On trouva des nullités dans son decret, il ne fut point reçu en France, et les querelles furent assoupies jusqu'à la mort du père de la Chaise, confesseur du roi, homme doux, avec qui les voies de conciliation étaient toujours ouvertes, et qui ménageait dans le cardinal de Noailles, l'allié de madame de Maintenon.

Les jésuites étaient en possession de donner un confesseur au roi, comme à presque tous les princes catholiques. Cette prérogative est le fruit de leur institut, par lequel ils renoncent aux dignités ecclésiastiques : ce que leur fondateur établit par humilité, est devenu un principe de grandeur. Plus Louis XIV. vieillissait, plus la place de confesseur devenait un ministère considérable. Ce poste fut donné au père le Tellier, fils d'un procureur de Vire en basse Normandie, homme sombre, ardent, inflexible, cachant ses violences sous un flegme apparent : il fit tout le mal qu'il pouvait faire dans cette place, où il est trop aisé d'inspirer ce qu'on veut, et de perdre qui l'on hait : il avait à venger ses injures particulières. Les jansénistes avaient fait condamner à Rome un de ses livres sur les cérémonies chinoises. Il était mal personnellement avec le cardinal de Noailles, et il ne savait rien ménager. Il remua toute l'église de France ; il dressa en 1711. des lettres et des mandements, que des évêques devaient signer : il leur envoyait des accusations contre le cardinal de Noailles, au bas desquelles ils n'avaient plus qu'à mettre leur nom. De telles manœuvres dans des affaires profanes sont punies ; elles furent découvertes et n'en réussirent pas moins.

La conscience du roi était alarmée par son confesseur, autant que son autorité était blessée par l'idée d'un parti rebelle. Envain le cardinal de Noailles lui demanda justice de ces mystères d'iniquitté. Le confesseur persuada qu'il s'était servi des voies humaines, pour faire réussir les choses divines ; et comme en effet il défendait l'autorité du pape, et celle de l'unité de l'église, tout le fond de l'affaire lui était favorable. Le cardinal s'adressa au dauphin, duc de Bourgogne ; mais il le trouva prévenu par les lettres et les amis de l'archevêque de Cambrai. Le cardinal n'obtint pas davantage du crédit de madame de Maintenon, qui n'avait guère de sentiments à elle, et qui n'était occupée que de se conformer à ceux du roi.

Le cardinal archevêque, opprimé par un jésuite, ôta les pouvoirs de prêcher et de confesser à tous les jésuites, excepté à quelques-uns des plus sages et des plus modérés. Sa place lui donnait le droit dangereux d'empêcher le Tellier de confesser le roi. Mais il n'osa pas irriter à ce point son souverain ; et il le laissa avec respect entre les mains de son ennemi. " Je crains, écrivit-il à madame de Maintenon, de marquer au roi trop de soumission, en donnant les pouvoirs à celui qui les mérite le moins. Je prie Dieu de lui faire connaître le péril qu'il court, en confiant son âme à un homme de ce caractère ".

Quand les esprits sont aigris, les deux partis ne font plus que des démarches funestes. Des partisans du père le Tellier, des évêques qui espéraient le chapeau, employèrent l'autorité royale pour enflammer ces étincelles qu'on pouvait éteindre. Au-lieu d'imiter Rome, qui avait plusieurs fois imposé silence aux deux partis ; au-lieu de réprimer un religieux, et de conduire le cardinal ; au-lieu de défendre ces combats comme les duels, et de réduire tous les prêtres, comme tous les seigneurs, à être utiles sans être dangereux ; au-lieu d'accabler enfin les deux partis sous le poids de la puissance suprême, soutenue par la raison et par tous les magistrats : Louis XIV. crut bien faire de solliciter lui-même la fameuse constitution, qui remplit le reste de sa vie d'amertume.

Le père le Tellier et son parti envoyèrent à Rome cent trois propositions à condamner. Le saint office en proscrivit cent et une. La bulle fut donnée au mois de Septembre 1713. Elle vint et souleva contre elle presque toute la France. Le roi l'avait demandée pour prévenir un schisme ; et elle fut prête d'en causer un. La clameur fut générale, parce que parmi ces cent et une propositions il y en avait, qui paraissaient à tout le monde contenir le sens le plus innocent, et la plus pure morale. Une nombreuse assemblée d'évêques fut convoquée à Paris. Quarante acceptèrent la bulle pour le bien de la paix ; mais ils en donnèrent en même temps des explications, pour calmer les scrupules du public.

L'acceptation pure et simple fut envoyée au pape ; et les modifications furent pour les peuples. Ils prétendaient par-là satisfaire à-la-fais le pontife, le roi, et la multitude. Mais le cardinal de Noailles, et sept autres évêques de l'assemblée qui se joignirent à lui, ne voulurent ni de la bulle, ni de ses correctifs. Ils écrivirent au pape, pour demander des correctifs même à sa sainteté. C'était un affront qu'ils lui faisaient respectueusement. Le roi ne le souffrit pas : il empêcha que la lettre ne parut, renvoya les évêques dans leurs diocèses, et défendit au cardinal de paraitre à la cour.

La persécution donna à cet archevêque une nouvelle considération dans le public. C'était une véritable division dans l'épiscopat, dans tout le clergé, dans les ordres religieux. Tout le monde avouait, qu'il ne s'agissait pas des points fondamentaux de la religion ; cependant il y avait une guerre civîle dans les esprits, comme s'il eut été question du renversement du christianisme ; et on fit agir des deux côtés tous les ressorts de la politique, comme dans l'affaire la plus profane.

Ces ressorts furent employés pour faire accepter la constitution par la Sorbonne. La pluralité des suffrages ne fut pas pour elle ; et cependant elle y fut enregistrée. Le ministère avait peine à suffire aux lettres de cachet, qui envoyaient en prison ou en exil les opposans.

Cette bulle avait été enregistrée au parlement, avec la réserve des droits ordinaires de la couronne, des libertés de l'église gallicane, du pouvoir et de la juridiction des évêques ; mais le cri public perçait toujours à-travers l'obéissance. Le cardinal de Bissi, l'un des plus ardents défenseurs de la bulle, avoua dans une de ses lettres, qu'elle n'aurait pas été reçue avec plus d'indignité à Genève qu'à Paris.

Les esprits étaient surtout revoltés contre le jésuite le Tellier. Rien ne nous irrite plus qu'un religieux devenu puissant. Son pouvoir nous parait une violation de ses vœux ; mais s'il abuse de ce pouvoir, il est en horreur. Le Tellier osa présumer de son crédit jusqu'à proposer de faire déposer le cardinal de Noailles, dans un concîle national. Ainsi un religieux faisait servir à sa vengeance son roi, son pénitent et sa religion ; et avec tout cela, j'ai de très-fortes raisons de croire, qu'il était dans la bonne foi : tant les hommes s'aveuglent dans leurs sentiments et dans leur zèle !

Pour préparer ce concile, dans lequel il s'agissait de déposer un homme devenu l'idole de Paris et de la France, par la pureté de ses mœurs, par la douceur de son caractère, et plus encore par la persécution ; on détermina Louis XIV. à faire enregistrer au parlement une déclaration, par laquelle tout évêque, qui n'aurait pas reçu la bulle purement et simplement, serait tenu d'y souscrire, ou qu'il serait poursuivi à la requête du procureur-général, comme rebelle.

Le chancelier Vaisin, secrétaire d'état de la guerre, dur et despotique, avait dressé cet édit. Le procureur-général d'Aguesseau, plus versé que le chancelier Vaisin dans les lois du royaume, et ayant alors ce courage d'esprit que donne la jeunesse, refusa absolument de se charger d'une telle pièce. Le premier président de Mesme en remontra au roi les conséquences. On traina l'affaire en longueur. Le roi était mourant. Ces malheureuses disputes troublèrent ses derniers moments. Son impitoyable confesseur fatiguait sa faiblesse par des exhortations continuelles à consommer un ouvrage, qui ne devait pas faire chérir sa mémoire. Les domestiques du roi indignés lui refusèrent deux fois l'entrée de la chambre ; et enfin ils le conjurèrent de ne point parler au roi de la constitution. Ce prince mourut, et tout changea.

Le duc d'Orléans, régent du royaume, ayant renversé d'abord toute la forme du gouvernement de Louis XIV. et ayant substitué des conseils aux bureaux des secrétaires d'état, composa un conseil de conscience, dont le cardinal de Noailles fut le président. On exila le père le Tellier, chargé de la haine publique et peu aimé de ses confrères.

Les évêques opposés à la bulle, appelèrent à un futur concile, dû.-il ne se tenir jamais. La Sorbonne, les curés du diocèse de Paris, des corps entiers de religieux, firent le même appel ; et enfin le cardinal de Noailles fit le sien en 1717, mais il ne voulut pas d'abord le rendre public. On l'imprima malgré lui. L'Eglise de France resta divisée en deux factions, les acceptants et les refusans. Les acceptants étaient les cent évêques qui avaient adhéré sous Louis XIV. avec les jésuites et les capucins. Les refusans étaient quinze évêques et toute la nation. Les acceptants se prévalaient de Rome ; les autres des universités, des parlements, et du peuple. On imprimait volume sur volume, lettres sur lettres ; on se traitait réciproquement de schismatique, et d'hérétique.

Un archevêque de Rheims du nom de Mailly, grand et heureux partisan de Rome, avait mis son nom au bas de deux écrits que le parlement fit bruler par le bourreau. L'archevêque l'ayant su, fit chanter un te Deum, pour remercier Dieu d'avoir été outragé par des schismatiques. Dieu le récompensa ; il fut cardinal. Un évêque de Saissons ayant essuyé le même traitement du parlement, et ayant signifié à ce corps que ce n'était pas à lui à le juger, même pour un crime de lése-majesté, il fut condamné à dix mille livres d'amende ; mais le régent ne voulut pas qu'il les payât, de peur, dit-il, qu'il ne devint cardinal aussi.

Rome éclatait en reproches : ou se consumait en négociations ; on appelait, on réappelait ; et tout cela pour quelques passages aujourd'hui oubliés du livre d'un prêtre octogénaire, qui vivait d'aumônes à Amsterdam.

La folie du système des finances contribua, plus qu'on ne croit, à rendre la paix à l'Eglise. Le public se jeta avec tant de fureur dans le commerce des actions ; la cupidité des hommes, excitée par cette amorce, fut si générale, que ceux qui parlèrent encore de jansénisme et de bulle, ne trouvèrent personne qui les écoutât. Paris n'y pensait pas plus qu'à la guerre, qui se faisait sur les frontières d'Espagne. Les fortunes rapides et incroyables qu'on faisait alors, le luxe, et la volupté portés aux derniers excès, imposèrent silence aux disputes ecclésiastiques ; et le plaisir fit ce que Louis XIV. n'avait pu faire.

Le duc d'Orléans saisit ces conjonctures, pour réunir l'église de France. Sa politique y était intéressée. Il craignait des temps où il aurait eu contre lui Rome, l'Espagne, et cent évêques.

Il fallait engager le cardinal de Noailles non-seulement à recevoir cette constitution, qu'il regardait comme scandaleuse, mais à rétracter son appel, qu'il regardait comme légitime. Il fallait obtenir de lui plus que Louis XIV. son bienfaiteur ne lui avait en vain demandé. Le duc d'Orléans devait trouver les plus grandes oppositions dans le parlement, qu'il avait exilé à Pontaise ; cependant il vint à bout de tout. On composa un corps de doctrine, qui contenta presque les deux partis. On tira parole du cardinal qu'enfin il accepterait. Le duc d'Orléans alla lui-même au grand-conseil, avec les princes et les pairs, faire enregistrer un édit, qui ordonnait l'acceptation de la bulle, la suppression des appels, l'unanimité et la paix.

Le parlement qu'on avait mortifié en portant au grand-conseil des déclarations qu'il était en possession de recevoir, menacé d'ailleurs d'être transféré de Pontaise à Blais, enregistra ce que le grand-conseil avait enregistré ; mais toujours avec les réserves d'usage, c'est-à-dire, le maintien des libertés de l'église gallicane, et des lois du royaume.

Le cardinal archevêque, qui avait promis de se retracter quand le parlement obéirait, se vit enfin obligé de tenir parole ; et on afficha son mandement de retractation le 20 Aout 1720.

Depuis ce temps, tout ce qu'on appelait en France jansénisme, quietisme, bulles, querelles théologiques, baissa sensiblement. Quelques évêques appelans restèrent seuls opiniâtrément attachés à leurs sentiments.

Sous le ministère du cardinal de Fleury, on voulut extirper les restes du parti, en déposant un des prélats des plus obstinés. On choisit, pour faire un exemple, le vieux Soanen, évêque de la petite ville de Sénès, homme également pieux et inflexible, d'ailleurs sans parents, sans crédit.

Il fut condamné par le concîle provincial d'Ambrun en 1728, suspendu de ses fonctions d'évêque et de prêtre, et exilé par la cour en Auvergne à l'âge de plus de 80 ans. Cette rigueur excita quelques vaines plaintes.

Un reste de fanatisme subsista seulement dans une petite partie du peuple de Paris, sur le tombeau du diacre Paris, et les jésuites eux-mêmes semblèrent entrainés dans la chute du jansénisme. Leurs armes émoussées n'ayant plus d'adversaires à combattre, ils perdirent à la cour le crédit dont le Tellier avait abusé. Les évêques sur lesquels ils avaient dominé, les confondirent avec les autres religieux ; et ceux-ci ayant été abaissés par eux, les rabaissèrent à leur tour. Les parlements leur firent sentir plus d'une fois ce qu'ils pensaient d'eux, en condamnant quelques-uns de leurs écrits qu'on aurait pu oublier. L'université qui commençait alors à faire de bonnes études dans la littérature, et à donner une excellente éducation, leur enleva une grande partie de la jeunesse ; et ils attendirent pour reprendre leur ascendant, que le temps leur fournit des hommes de génie, et des conjonctures favorables.

Il serait très-utîle à ceux qui sont entêtés de toutes ces disputes, de jeter les yeux sur l'histoire générale du monde ; car en observant tant de nations, tant de mœurs, tant de religions différentes, on voit le peu de figure que font sur la terre un moliniste et un janséniste. On rougit alors de sa frénésie pour un parti qui se perd dans la foule et dans l'immensité des choses. (D.J.)