Parmi les Théistes, les uns ne reconnaissaient qu'une seule personne dans la Divinité, les autres deux ou trois : en sorte que les premiers croyaient que l'âme était une partie du Dieu suprême, et les derniers croyaient seulement qu'elle était une partie de la seconde ou de la troisième hypostase, ainsi qu'ils l'appelaient. De même qu'ils multiplièrent les personnes de la Divinité, ils multiplièrent la nature de l'âme. Les uns en donnaient deux à chaque homme ; les autres encore plus libéraux lui en donnaient trois : il y avait l'âme intellectuelle, l'âme sensitive, et l'âme végétative. Mais l'on doit observer qu'entre ces âmes ainsi multipliées, ils croyaient qu'il n'y en avait qu'une seule qui fût partie de la Divinité. Les autres étaient seulement une matière élémentaire, ou de pures qualités.

Quelque différence de sentiment qu'il y eut sur la nature de l'âme, tous ceux qui croyaient que c'était une substance réelle, s'accordaient en ce point, qu'elle était une partie de la substance de Dieu, qu'elle en avait été séparée, et qu'elle devait y retourner par réfusion : la proposition est évidente par elle-même à l'égard de ceux qui n'admettaient dans toute la nature qu'une seule substance universelle ; et ceux qui en admettaient deux, les considéraient comme réunies et composant ensemble l'univers, précisément comme le corps et l'âme composent l'homme : Dieu en était l'âme, et la matière le corps ; et de même que le corps retournait à la masse de la matière dont il était sorti, l'âme retournait à l'esprit universel, de qui tous les esprits tiraient leur substance et leur existence.

C'est conformément à ces idées que Cicéron expose les sentiments des Philosophes grecs : " Nous tirons, dit-il, nous puisons nos âmes dans la nature des Dieux, ainsi que le soutiennent les hommes les plus sages et les plus savants ". Les expressions originales sont plus fortes et plus énergiques : A naturâ deorum, ut doctissimis sapientissimisque placuit, haustos animos et libatos habemus. De Div. lib. II. c. xljx. Dans un autre endroit, il dit que l'esprit humain qui est tiré de l'esprit divin, ne peut être comparé qu'à Dieu : Humanus autem animus decerptus est mente divina, cum alio nullo nisi cum ipso Deo comparari potest. Tuscul. quaest. lib. V. c. XVe Et afin qu'on ne s'imagine pas que ces sortes de phrases, que l'âme est une partie de Dieu, qu'elle est tirée de lui, de sa nature (phrases qui reviennent continuellement dans les écrits des anciens), ne sont que des expressions figurées, et que l'on ne doit point interprêter avec une sévérité métaphysique, il ne faut qu'observer la conséquence que l'on tirait de ce principe, et qui a été universellement adoptée par toute l'antiquité, que l'âme était éternelle, à parte ante et à parte post ; c'est-à-dire qu'elle était sans commencement et sans fin, ce que les Latins exprimaient par le seul mot de sempiternelle. C'est ce que Ciceron indique assez clairement, quand il dit qu'on ne peut trouver sur la terre l'origine des âmes : " On ne rencontre rien, dit-il, dans la nature terrestre, qui ait la faculté de se ressouvenir et de penser, qui puisse se rappeler le passé, considérer le présent, et prévoir l'avenir. Ces facultés sont divines ; et l'on ne trouvera point d'où l'homme peut les avoir, si ce n'est de Dieu. Ainsi ce quelque chose qui sent, qui goute, qui veut, est céleste et divin, et par cette raison il doit être nécessairement éternel ". La manière dont Ciceron tire la conséquence, ne permet pas d'envisager le principe dans un autre sens que dans un sens précis et métaphysique.

Lorsqu'on dit que les anciens croyaient l'éternité de l'âme, sans commencement comme sans fin, on ne doit pas s'imaginer qu'ils crussent que l'âme existât de toute éternité d'une manière distincte et particulière, mais seulement qu'elle était tirée ou détachée de la substance éternelle de Dieu, dont elle faisait partie, et qu'elle s'y devait réunir et y rentrer de nouveau. C'est ce qu'ils expliquaient par l'exemple d'une bouteille remplie d'eau et nageant dans la mer, venant à se briser ; l'eau coule de nouveau et se réunit à la masse commune : il en était de même de l'âme à la dissolution du corps. Ils ne différaient que sur le temps de cette réunion ; la plus grande partie soutenait qu'elle se faisait à la mort, et les Pythagoriciens prétendaient qu'elle ne se faisait qu'après plusieurs transmigrations. Les Platoniciens marchant entre ces deux opinions, ne réunissaient à l'esprit universel ; immédiatement après la mort, que les âmes pures et sans tache. Celles qui s'étaient souillées par des vices ou par des crimes, passaient par une succession de corps différents, pour se purifier avant que de retourner à leur substance primitive. C'était-là les deux espèces de métempsycoses naturelles, dont faisaient réellement profession ces deux écoles de Philosophie.

Que ce soient-là les véritables sentiments de l'antiquité, nous le prouvons par les quatre grandes sectes de l'ancienne Philosophie ; savoir, les Pythagoriciens, les Platoniciens, les Péripatéticiens, et les Stoïciens : l'exposition de leurs sentiments confirmera ce que nous avons dit de ceux des Philosophes en général sur la nature de l'âme.

Ciceron, dans la personne de Velleius l'Epicurien, accuse Pythagore de soutenir que l'âme était une substance détachée de celle de Dieu, ou de la nature universelle, et de ne pas voir que par-là il mettait Dieu en pièces et en morceaux. " Pythagore et Empédocle, dit Sextus Empiricus, croyaient, ainsi que toute l'école Italique, que nos âmes sont non seulement de la même nature les unes que les autres, mais qu'elles sont encore de la même nature que celles des dieux, et que les âmes irrationnelles des brutes ; n'y ayant qu'un seul esprit infus dans l'univers qui lui fournit des âmes, et qui unit les nôtres avec toutes les autres ".

Platon appelle souvent l'âme sans aucun détour. Dieu, une partie de Dieu. Plutarque dit que Pythagore et Platon croyaient l'âme immortelle, et que s'élançant dans l'âme universelle de la nature, elle retournait à sa première origine. Arnobe accuse les Platoniciens de la même opinion, en les apostrophant de la sorte : " Pourquoi donc l'âme que vous dites être immortelle, être Dieu, est-elle malade dans les malades, imbécile dans les enfants, caduque dans les vieillards ? ô folie, démence, infatuation " !

Aristote, à quelques modifications près, pensait sur la nature de l'âme comme les autres Philosophes. Après avoir parlé des âmes sensitives, et déclaré qu'elles étaient mortelles, il ajoute que l'esprit ou l'intelligence existe de tout temps, et qu'elle est de nature divine : mais il fait une seconde distinction ; il trouve que l'esprit est actif ou passif, et que de ces deux sortes d'esprit le premier est immortel et éternel, le second corruptible. Les plus savants commentateurs de ce Philosophe ont regardé ce passage comme inintelligible, et ils se sont imaginés que cette obscurité provenait des formes et des qualités qui infectent sa philosophie, et qui confondent ensemble les substances corporelles et incorporelles. S'ils eussent fait attention au sentiment général des Philosophes grecs sur l'âme universelle du monde, ils auraient trouvé que ce passage est clair, et qu'Aristote, de ce principe commun que l'âme est une partie de la substance divine, tire ici une conclusion contre son existence particulière et distincte dans un état futur : sentiment qui a été embrassé par tous les Philosophes, mais qu'ils n'ont pas tous avoué aussi ouvertement. Lorsqu'Aristote dit que l'intelligence active est seule immortelle et éternelle, et que l'intelligence passive est corruptible ; le sens de ces expressions ne peut être que celui-ci : que les sensations particulières de l'âme, en quoi consiste son intelligence passible, cesseront à la mort : mais que la substance, en quoi consiste son intelligence active, continuera de subsister, non séparément, mais confondue dans l'âme de l'univers. Car l'opinion d'Aristote, qui comparait l'âme à une table rase, était que les sensations et les réflexions ne sont que des passions de l'âme, et c'est ce qu'il appelle l'intelligence passive, qui comme il le dit, cessera d'exister, ou qui en d'autres termes équivalents, est corruptible. Ses commentateurs et ses paroles mêmes nous apprennent ce qu'il faut entendre par l'intelligence active, en la caractérisant d'intelligence divine, ce qui en indique et l'origine et la fin. Par-là cette distinction, extravagante en apparence, de l'esprit humain en intelligence active et passive, parait simple et exacte. Pour n'avoir point eu la clé de cette ancienne métaphysique, les partisans d'Aristote ont été fort partagés entr'eux, pour décider ce que leur maître croyait de la mortalité ou de l'immortalité de l'âme. Les expressions d'intelligence passive ont même fait imaginer à quelques-uns, comme à Némesius, qu'Aristote croyait que l'âme n'était qu'une qualité.

Quant aux Stoïciens, voyons la manière dont Séneque expose leurs sentiments : " Et pourquoi, dit-il, ne croirait-on pas qu'il y a quelque chose de divin dans celui qui est une partie de la divinité même ? Ce tout dans lequel nous sommes contenus est un, et cet un est Dieu. Nous sommes ses associés, nous sommes ses membres ". Epictete dit que les âmes des hommes ont la relation la plus étroite avec Dieu ; qu'elles en sont des parties ; qu'elles sont des fragments séparés et arrachés de sa substance. Enfin Marc Antonin combat par ces réflexions la crainte de la mort. " La mort, dit-il, est non-seulement conforme au cours de la nature, mais elle est encore extrêmement utile. Que l'on examine combien un homme est étroitement uni à la divinité ; dans quelle partie de nous-mêmes cette union réside, et quelle sera la condition de cette partie ou portion de l'humanité au moment de sa réfusion dans l'âme du monde ".

Les sentiments des quatre grandes sectes de philosophes sont, comme on le voit, à-peu-près uniformes sur ce point. Ceux qui croyaient, comme Plutarque, qu'il y avait deux principes, l'un bon et l'autre mauvais, croyaient que l'âme était tirée, partie de la substance de l'un, et partie de la substance de l'autre ; et ce n'était qu'en cette circonstance seule qu'ils différaient des autres philosophes.

Peu de temps après la naissance du Christianisme, les philosophes étant puissamment attaqués par les écrivains chrétiens, altérèrent leur philosophie et leur religion, en rendant leur philosophie plus religieuse et leur religion plus philosophique. Parmi les raffinements du Paganisme, l'opinion qui faisait de l'âme une partie de la substance divine, fut adoucie. Les Platoniciens la bornèrent à l'âme des brutes. Toute puissance irrationnelle, dit Porphire, retourne par réfusion dans l'âme du tout. Et l'on doit remarquer que ce n'est seulement qu'alors que les philosophes commencèrent à croire réellement et sincèrement le dogme des peines et des récompenses d'une autre vie. Mais les plus sages d'entr'eux n'eurent pas plutôt abandonné l'opinion de l'âme universelle, que les Gnostiques, les Manichéens et les Priscilliens s'en emparèrent : ils la transmirent aux Arabes, de qui les athées de ces derniers siècles, et notamment Spinosa, l'ont empruntée.

On demandera peut-être d'où les Grecs ont tiré cette opinion si étrange de l'âme universelle du monde ; opinion aussi détestable que l'athéisme même, et que M. Bayle trouve avec raison plus absurde que le système des atomes de Démocrite et d'Epicure. On s'est imaginé qu'ils avaient tiré cette opinion d'Egypte. La nature seule de cette opinion fait suffisamment voir qu'elle n'est point égyptienne : elle est trop raffinée, trop subtile, trop métaphysique, trop systématique : l'ancienne philosophie des Barbares (sous ce nom les Grecs entendaient les Egyptiens comme les autres nations) consistait seulement en maximes détachées, transmises des maîtres aux disciples par la tradition, où rien ne ressentait la spéculation, et où l'on ne trouvait ni les raffinements ni les subtilités qui naissent des systèmes et des hypothèses. Ce caractère simple ne regnait nulle part plus qu'en Egypte. Leurs sages n'étaient point des sophistes scolastiques et sédentaires, comme ceux des Grecs ; ils s'occupaient entièrement des affaires publiques de la religion et du gouvernement ; et en conséquence de ce caractère, ils ne poussaient les Sciences que jusqu'où elles étaient nécessaires pour les usages de la vie. Cette sagesse si vantée des Egyptiens, dont il est parlé dans les saintes Ecritures, consistait essentiellement dans les arts du gouvernement, dans les talents de la législature, et dans la police de la société civile.

Le caractère des premiers Grecs, disciples des Egyptiens, confirme cette vérité ; savoir, que les Egyptiens ne philosophaient ni sur des hypothèses, ni d'une manière systmatique. Les premiers sages de la Grèce, conformément à l'usage des Egyptiens leurs maîtres, produisaient leur philosophie par maximes détachées et indépendantes, telle certainement qu'ils l'avaient trouvée, et qu'on la leur avait enseignée. Dans ces anciens temps le philosophe et le théologien, le législateur et le poète, étaient tous réunis dans la même personne : il n'y avait ni diversité de sectes, ni succession d'écoles : toutes ces choses sont des inventions grecques, qui doivent leur naissance aux spéculations de ce peuple subtil et grand raisonneur.

Quoique l'opposition du génie de la philosophie égyptienne avec le dogme de l'âme universelle, soit seule suffisante pour prouver que ce dogme n'étant point égyptien ne peut être que grec, nous en confirmerons la vérité en prouvant que les Grecs en furent les premiers inventeurs. Le plus beau principe de la physique des Grecs eut deux auteurs, Démocrite et Séneque : le principe le plus vicieux de leur métaphysique eut de même deux auteurs, Phérécide le Syrien et Thalès le Milésien, philosophes contemporains.

Phérécide le Syrien, dit Cicéron, fut le premier qui soutint que les âmes des hommes étaient sempiternelles ; opinion que Pythagore son disciple accrédita beaucoup.

Quelques personnes, dit Diogène Laèrce, prétendent que Thalès fut le premier qui soutint que les âmes des hommes étaient sempiternelles. Thalès, dit encore Plutarque, fut le premier qui enseigna que l'âme est une nature éternellement mouvante, ou se mouvant par elle-même.

On entend communément par le passage ci-dessus de Cicéron, et par celui de Diogène Laèrce, que les philosophes dont il y est fait mention, sont les premiers qui aient enseigné l'immortalité de l'âme. Mais comment accorder ce sentiment avec ce que dit Cicéron, ce que dit Plutarque, ce qu'ont dit tous les anciens, que l'immortalité de l'âme était une chose que l'on avait crue de tout temps ? Homère l'enseigne, Hérodote rapporte que les Egyptiens l'avaient enseignée depuis les temps les plus reculés : c'est sur cette opinion qu'était fondée la pratique si ancienne de déifier les morts. Il en faut conclure, qu'il n'est pas question dans ces passages de la simple immortalité, considérée comme une existence qui n'aura point de fin, mais qu'il faut entendre une existence sans commencement, aussi-bien que sans fin : c'est ce que signifie le mot de sempiternelle dont se sert Cicéron. Or l'éternité de l'âme était, comme nous l'avons déjà fait voir, une conséquence qui ne pouvait naître que du principe qui faisait l'âme de l'homme une partie de Dieu, et qui par conséquent faisait Dieu l'âme universelle du monde. Enfin l'antiquité nous apprend que ces deux philosophes pensaient qu'il y avait une âme universelle ; et l'on doit observer que ce dogme est souvent appelé le dogme de l'immortalité.

Ainsi ces différents passages, et surtout celui de Cicéron, contiennent un trait singulier d'histoire, qui prouve non-seulement que l'opinion de l'âme universelle est une production des Grecs, mais qui même nous découvre quels en furent les auteurs : car Suidas nous dit que Phérécide n'eut de maître que lui-même. L'autorité de Pythagore répandit promptement cette opinion par toute la Grèce ; et je ne doute point qu'elle ne soit la cause que Phérécide, qui n'eut point soin de la cacher, comme le fit son grand disciple par le moyen de la double doctrine, ait été regardé comme athée.

Quoique les Grecs aient été inventeurs de cette opinion, comme il est cependant très-certain qu'ils ont été redevables à l'Egypte de leurs premières connaissances, il est vraisemblable qu'ils furent conduits à cette erreur par l'abus de quelques principes égyptiens.

Les Egyptiens, comme nous l'enseigne le témoignage unanime de toute l'antiquité, furent des premiers à enseigner l'immortalité de l'âme ; et ils ne le firent point dans l'esprit des sophistes grecs, uniquement pour spéculer, mais afin d'établir sur ce fondement le dogme si utîle des peines et des récompenses d'une autre vie. Toutes les pratiques et toutes les instructions des Egyptiens ayant pour objet le bien de la société, le dogme d'un état futur servait lui-même à prouver et à expliquer celui de la Providence divine : mais cela seul ne leur paraissait point suffisant pour résoudre toutes les objections qui naissent de l'origine du mal, et qui attaquent les attributs moraux de la divinité, parce qu'il ne suffit pas pour le bien de la société que l'on soit persuadé qu'il y a une providence divine, si l'on ne croit en même temps que cette providence est dirigée par un être parfaitement bon et parfaitement juste : ils n'imaginèrent donc point de meilleur moyen pour résoudre cette difficulté, que la métempsycose ou la transmigration des âmes, sans laquelle, suivant l'opinion d'Hiéroclès, on ne peut justifier les voies de la Providence. La conséquence nécessaire de cette idée, c'est que l'âme est plus ancienne que le corps. Ainsi les Grecs trouvant que les Egyptiens enseignaient d'un côté que l'âme est immortelle à parte post, et qu'ils croyaient d'un autre côté que l'âme existait avant que d'être unie au corps, ils en conclurent, pour donner à leur système un air d'uniformité, qu'elle était éternelle à parte ante comme à parte post ; ou que devant exister éternellement, elle avait aussi existé de toute éternité.

Les Grecs après avoir donné à l'âme un des attributs de la divinité, en firent bien-tôt un Dieu parfait ; erreur où ils tombèrent par l'abus d'un autre principe égyptien. Le grand secret des mystères et le premier des mystères qui furent inventés en Egypte, consistait dans le dogme de l'unité de Dieu : c'était-là le mystère que l'on apprenait aux rais, aux magistrats et à un petit nombre choisi d'hommes sages et vertueux ; et en cela même cette pratique avait pour objet l'utilité de la société. Ils représentaient Dieu comme un esprit répandu dans tout le monde, et qui pénétroit la substance intime de toutes choses, enseignant dans un sens moral et figuré que Dieu est tout en tant qu'il est présent à tout, et que sa providence est aussi particulière qu'universelle. Leur opinion, comme l'on voit, était fort différente de celle des Grecs sur l'âme universelle du monde ; celle-ci étant aussi pernicieuse à la société, que l'athéisme direct peut l'être. C'est néanmoins de ce principe que Dieu est tout, expression employée figurément par les Egyptiens, et prise à la lettre par les Grecs, que ces derniers ont tiré cette conséquence, que tout est Dieu : ce qui les a entrainés dans toutes les erreurs et les absurdités de notre Spinosisme. Les Orientaux d'aujourd'hui ont aussi tiré originairement leur religion d'Egypte, quoiqu'elle soit infectée du spinosisme le plus grossier : mais ils ne sont tombés dans cet égarement que par le laps de temps, et par l'effet d'une spéculation raffinée, nullement originaire d'Egypte. Ils en ont contracté le goût par la communication des Arabes-Mahométans, grands partisans de la philosophie des Grecs, et en particulier de leur opinion sur la nature de l'âme. Ce qui le confirme, c'est que les Druides, branche qui provenait également des anciens sages de l'Egypte, n'ont jamais rien enseigné de semblable, ayant été éteints avant que d'avoir eu le temps de spéculer et de subtiliser sur des hypothèses et des systèmes. Je sai bien que le dogme monstrueux de l'âme du monde passa des Grecs aux Egyptiens ; que ces derniers furent infectés des mauvais principes des premiers : mais cela n'arriva que lorsque la puissance de l'Egypte ayant été violemment ébranlée par les Perses, et enfin entièrement détruite par les Grecs, les sciences et la religion de cette nation fameuse subirent une révolution générale. Les prêtres égyptiens commencèrent alors à philosopher à la manière des Grecs ; et ils en contractèrent une si grande habitude, qu'ils en vinrent enfin à oublier la science simple de leurs ancêtres, trop négligée par eux. Les révolutions du gouvernement contribuèrent à celle des Sciences : cette dernière doit paraitre d'autant moins surprenante, que toutes leurs sciences étaient transmises de génération en génération, en partie par tradition, et en partie par le moyen mystérieux des hiéroglyphes, dont la connaissance fut bien-tôt perdue ; de sorte que les anciens qui depuis ont prétendu les expliquer, nous ont appris seulement qu'ils n'y entendaient rien.

Les pères mêmes ont été fort embarrassés à expliquer ce qui regarde l'origine de l'âme : Tertullien croyait que les âmes avaient été créées en Adam, et qu'elles venaient l'une de l'autre par une espèce de production. Anima velut surculus quidam ex matrice Adami in propaginem deducta, et genitalibus semine foveis commodata. Pullulabit tam intellectu quam et sensu. Tertull. de animâ, ch. xjx. J'ajouterai un passage de St Augustin, qui renferme les diverses opinions de son temps, et qui démontre en même temps la difficulté de cette question. Harum autem sententiarum quatuor de animâ, utrum de propagine veniant, an in singulis quibusque nascentibus mox fiant, an in corpora nascentium jam alicubi existentes vel mittantur divinitùs, vel suâ sponte labantur, nullam temerè affirmari oportebit ; aut enim nondum ista quaestio à divinorum librorum catholicis tractatoribus, pro merito suae obscuritatis et perplexitatis, evoluta atque illustrata est ; aut si jam factum est, nondum in manus nostras hujuscemodi litterae provenerunt. Origène croyait que les âmes existaient avant que d'être unies aux corps, et que Dieu ne les y envoyait pour les animer, que pour les punir en même temps de ce qu'elles avaient failli dans le ciel, et de ce qu'elles s'étaient écartées de l'ordre.

M. Leibnitz a sur l'origine des âmes un sentiment qui lui est particulier. Le voici : il croit que les âmes ne sauraient commencer que par la création, ni finir que par l'annihilation ; et comme la formation des corps organiques animés ne lui parait explicable dans l'ordre, que lorsqu'on suppose une préformation déjà organique, il en infère que ce que nous appelons génération d'un animal, n'est qu'une transformation et augmentation : ainsi puisque le même corps était déjà organisé, il est à croire, ajoute-t-il, qu'il était déjà animé, et qu'il avait la même âme. Après avoir établi un si bel ordre, et des règles si générales à l'égard des animaux, il ne lui parait pas raisonnable que l'homme en soit exclu entièrement, et que tout se fasse en lui par miracle par rapport à son âme. Il est donc persuadé que les âmes qui seront un jour âmes humaines, comme celles des autres espèces, ont été dans les semences, et dans les ancêtres jusqu'à Adam, et ont existé par conséquent depuis le commencement des choses, toujours dans une manière de corps organisés ; doctrine qu'il confirme par les observations microscopiques de M. Leuwenhoek, et d'autres bons observateurs. Il ne faut pas cependant s'imaginer qu'il croye qu'elles aient toujours existé comme raisonnables ; ce n'est point là son sentiment : il veut seulement qu'elles n'aient alors existé qu'en âmes sensitives ou animales, douées de perception et de sentiment, mais destituées de raison ; et qu'elles soient demeurées dans cet état jusqu'au temps de la génération de l'homme à qui elles devaient appartenir. Elles ne reçoivent donc, dans ce système, la raison, que lors de la génération de l'homme ; soit qu'il y ait un moyen naturel d'élever une âme sensitive au degré d'ame raisonnable, ce qu'il est difficîle de concevoir ; soit que Dieu ait donné la raison à cette âme par une opération particulière, ou si vous voulez, par une espèce de transcréation ; ce qui est d'autant plus aisé à admettre, que la révélation enseigne beaucoup d'autres opérations immédiates de Dieu sur nos ames. Cette explication parait à M. de Leibnitz lever les embarras qui se présentent ici en Philosophie ou en Théologie : il est bien plus convenable à la justice divine de donner à l'âme déjà corrompue physiquement ou animalement par le péché d'Adam, une nouvelle perfection qui est la raison, que de mettre une âme raisonnable, par création ou autrement, dans un corps où elle doive être corrompue moralement.

La nature de l'âme n'a pas moins exercé les Philosophes anciens et modernes, que son origine : il a été et il sera toujours impossible de pénétrer comment cet être qui est en nous et que nous regardons comme nous-mêmes, est uni à un certain assemblage d'esprits animaux qui sont dans un flux continuel. Chaque philosophe a donné une définition différente de sa nature. Plutarque rapporte les sentiments de plusieurs philosophes, qui ont tous été d'avis différents. Cela est bien juste, puisqu'ils décidaient positivement sur une chose dont ils ne savaient rien du tout. Voici ce passage, tom. II. pag. 898. trad. d'Amyot. " Thalès a été le premier qui a défini l'âme une nature se mouvant toujours en soi-même : Pythagore, que c'est un nombre se mouvant soi-même ; et ce nombre-là, il le prend pour l'entendement : Platon, que c'est une substance spirituelle se mouvant soi-même, et par un nombre harmonique : Aristote, que c'est l'acte premier d'un corps organique, ayant vie en puissance : Dicéarchus, que c'est l'harmonie et concordance des quatre éléments : Asclépiade le Médecin, que c'est un exercice commun de tous les sentiments ensemble. Tous ces philosophes-là, continue-t-il, que nous avons mis ci-devant, supposent que l'âme est incorporelle, qu'elle se meut elle-même, que c'est une substance spirituelle ". Mais ce que les anciens nommaient incorporel, ce n'était point notre spirituel, c'était simplement ce qui est composé de parties très-subtiles. En voici une preuve sans réplique. Aristote rapportant le sentiment d'Héraclite sur l'âme, dit qu'il la regardait comme une exhalaison ; et il ajoute que selon ce philosophe elle était incorporelle. Qu'est-ce que cette incorporéité, sinon une extrême ténuité qui rend l'âme impalpable et imperceptible à tous nos sens ? C'est à cela qu'il faut rapporter toutes les opinions suivantes. Pythagore disait que l'âme était un détachement de l'air ; Empedocle en faisait un composé de tous les éléments : Démocrite, Leucippe, Parménide, etc. (Diog. Laèrt. lib. VIII. fig. 27.) soutenaient qu'elle était de feu : Epithorme avançait que les âmes étaient tirées du Soleil : Plutarque rapporte ainsi l'opinion d'Epicure. " Epicure croit que l'âme est un mélange, une température de quatre choses ; de je ne sai quoi de feu, de je ne sai quoi d'air, de je ne sai quoi de vent, et d'un autre quatrième qui n'a point de nom. (ubi suprà.) ". Anaxagore, Anaximene, Archélaus, etc. ont cru que c'était un air subtil. Hippon assura qu'elle était d'eau, parce que, selon lui, l'humide était le principe de toutes choses. Xenophane la composait d'eau et de terre ; Parmenide, de feu et de terre ; Boèce, d'air et de feu. Critius soutint que l'âme n'était que le sang ; Hippocrate, que c'était un esprit délié répandu par tout le corps. Marc Antonin, qui était Stoïcien, était persuadé que c'était quelque chose de semblable au vent. Critolaus imagina que son essence était une cinquième substance. Encore aujourd'hui il y a peu d'hommes en Orient qui aient une connaissance parfaite de la spiritualité. Il y a là-dessus un passage de M. de Laloubere (Voyage du royaume de Siam, t. I. p. 361.) qui vient ici fort à propos. " Nulle opinion, dit-il, n'a été si généralement reçue parmi les hommes, que celle de l'immortalité de l'âme : mais que l'âme soit immatérielle, c'est une vérité dont la connaissance ne s'est pas tant étendue ; aussi est-ce une difficulté très-grande de donner à un Siamais l'idée d'un pur esprit ; et c'est le témoignage qu'en rendent les Missionnaires qui ont été le plus longtemps parmi eux. Tous les payens de l'Orient croient à la verité qu'il reste quelque chose de l'homme, après sa mort, qui subsiste séparement et indépendamment de son corps : mais ils donnent de l'étendue et de la figure à ce qui reste, et ils lui attribuent les mêmes membres et toutes les mêmes substances solides et liquides dont nos corps sont composés ; ils supposent seulement que nos âmes sont d'une matière assez subtîle pour se dérober à l'attouchement et à la vue, quoiqu'ils croient d'ailleurs que si on en blessait quelqu'une, le sang qui coulerait de sa blessure pourrait paraitre. Telles étaient les manes et les ombres des Grecs et des Romains ; et c'est à cette figure des âmes, pareille à celle des corps, que Virgile suppose qu'Enée reconnut Palinure, Didon et Anchise dans les enfers ". Aux payens anciens et modernes, on peut joindre les anciens docteurs des Juifs, et même les Peres des premiers siècles de l'Eglise. M. de Beausobre a prouvé démonstrativement dans le second tome de son histoire du Manichéisme, que les notions de création et de spiritualité ne se trouvent point dans l'ancienne théologie judaïque. Pour les Peres, rien n'est plus aisé que d'alléguer des témoignages de leur hétherodoxie sur ce sujet. S. Irénée (lib. II. c. xxxjv. lib. V. c. VIIe et passim) dit que l'âme est un souffle, qu'elle n'est incorporelle qu'en comparaison des corps grossiers, et qu'elle ressemble au corps qu'elle a habité. Tertullien suppose que l'âme est corporelle ; definimus animam Dei statu natam immortalem, corporalem effigiatam. De animâ, cap. xxij. S. Bernard, selon l'aveu du P. Mabillon, enseigna à propos de l'âme, qu'après la mort elle ne voyait pas Dieu dans le ciel, mais qu'elle conversait seulement avec l'humanité de Jesus-Christ. Voyez l'article de L'IMMATERIALISME, ou de la SPIRITUALITE.

Il est donc bien démontré que tous les anciens philosophes ont cru l'âme matérielle. Parmi les modernes qui se déclarent pour ce sentiment, on peut compter un Averroès, un Calderin, un Politien, un Pomponace, un Bembe, un Cardan, un Cesalpin, un Taurell, un Cremonin, un Berigard, un Viviani, un Hobbes, etc. On peut aussi leur associer ceux qui prétendent que notre âme tire son origine des pères et des mères par la vertu séminale ; que d'abord elle n'est que végétative et semblable à celle d'une plante ; qu'ensuite elle devient sensitive en se perfectionnant ; et qu'enfin elle est rendue raisonnable par la coopération de Dieu. Une chose corporelle ne peut devenir incorporelle : si l'âme raisonnable est la même que la sensitive, mais plus épurée, elle est alors matérielle nécessairement. C'est-là le système des Epicuriens ; à cela près que l'âme chez les Philosophes payens avait en elle la faculté de se perfectionner, au lieu que chez les Philosophes chrétiens c'est Dieu qui par sa puissance la conduit à la perfection : mais la matérialité de l'âme est toujours nécessaire dans les deux opinions. Ceux qui disent que l'embryon est animé jusqu'au quarantième jour, temps auquel se fait la conformation des parties, prêtent, sans le vouloir, des armes à ceux qui soutiennent la matérialité de l'âme. Comment se peut-il faire que la vertu séminale, qui n'est secourue d'aucun principe de vie, puisse produire des actions vitales ? Or si vous accordez, continuent-ils, qu'il y a un principe de vie dans les semences, capable de produire la conformation des parties, d'agir, de mouvoir, en perfectionnant ce principe et lui donnant la liberté d'augmenter et d'agir librement par les organes parfaits, il est aisé de voir qu'il peut et doit même devenir ce qu'on appelle âme, qui par conséquent est matérielle.

Spinosa ayant une fois posé pour principe qu'il n'y a qu'une substance dans l'univers, s'est Ve forcé par la suite de ses principes à détruire la spiritualité de l'âme. Il ne trouve entr'elle et le corps d'autre différence que celle qu'y mettent les modifications diverses, modifications qui sortent néanmoins d'une même source, et possèdent un même sujet. Comme il est un de ceux qui parait avoir le plus étudié cette matière, qu'il me soit permis de donner ici un précis de son système et des raisons sur lesquelles il prétend l'appuyer. Ce philosophe prétend donc qu'il y a une âme universelle répandue dans toute la matière, et surtout dans l'air, de laquelle toutes les âmes particulières sont tirées ; que cette âme universelle est composée d'une matière déliée et propre au mouvement, telle qu'est celle du feu ; que cette matière est toujours prête à s'unir aux sujets disposés à recevoir la vie, comme la matière de la flamme est prête à s'attacher aux choses combustibles qui sont dans la disposition d'être embrasées.

Que cette matière unie au corps de l'animal y entretient, du moment qu'elle y est insinuée jusqu'à celui qu'elle l'abandonne, et se réunit à son tout, le double mouvement des poumons dans lequel la vie consiste, et qui est la mesure de sa durée.

Que cette âme ou cet esprit est constamment, et sans variation de substance, le même en quelque corps qu'il se trouve, séparé ou réuni ; qu'il n'y a enfin aucune diversité de nature dans la matière animante, qui fait les âmes particulières raisonnables, sensitives, végétatives, comme il vous plaira de les nommer ; mais que la différence qui se voit entr'elles ne consiste que dans celle de la matière qui s'est trouvée animée, et dans la différence des organes qu'elle est employée à mouvoir dans les animaux, ou dans la différente disposition des parties de l'arbre ou de la plante qu'elle anime ; semblable à la matière de la flamme uniforme dans son essence, mais plus ou moins brillante ou vive, suivant la substance à laquelle elle se trouve réunie ; en effet elle parait belle et nette, lorsqu'elle est attachée à une bougie de cire purifiée ; obscure et languissante, lorsqu'elle est jointe à une chandelle de suif grossier. Il ajoute que même parmi les cires, il y en a de plus nettes et de plus pures ; qu'il y a de la cire jaune et de la cire blanche.

Il y a aussi des hommes de différentes qualités ; ce qui seul constitue plusieurs degrés de perfections dans leur raisonnement, y ayant une différence infinie là-dessus. On peut même, ajoute-t-il, perfectionner en l'homme les puissances de l'âme ou de l'entendement, en fortifiant les organes par le secours des Sciences, de l'éducation, de l'abstinence de certaines nourritures ou boissons ; ou les dégrader par une vie déréglée, par des passions violentes, les calamités, les maladies, et la vieillesse : ce qui est même une preuve invincible, que ces puissances ne sont que l'effet des organes du corps constituées d'une certaine manière.

La portion de l'âme universelle qui aura servi à animer un corps humain, pourra servir à animer celui d'une autre espèce, et pareillement celle dont les corps d'autres animaux auront été animés, et celle qui aura fait pousser un arbre ou une plante, pourra être employée réciproquement à animer des corps humains ; de la même manière que les parties de la flamme qui auraient embrasé du bois, pourraient aussi embraser une autre matière combustible.

Ce philosophe moderne pousse cette pensée plus loin, et il prétend qu'il n'y a pas de moment où les âmes particulières ne se renouvellent dans les corps animés, par des parties de l'âme universelle qui succedent aux âmes particulières ; ainsi que les particules de la lumière d'une bougie ou d'une autre flamme sont suppléées par d'autres qui les chassent, et sont chassées à leur tour par d'autres.

La réunion des âmes particulières à la générale, à la mort de l'animal, est aussi prompte et aussi entière que le retour de la flamme à son principe aussitôt qu'elle est séparée de la matière à laquelle elle était unie. L'esprit de vie dans lequel les âmes consistent, d'une nature encore plus subtîle que celle de la flamme, si elle n'est la même, n'est ni susceptible d'une séparation permanente de la matière dont il est tiré, ni capable d'être mangé, et est immédiatement et essentiellement uni dans l'animal vivant avec l'air, dont sa respiration est entretenue. Cet esprit est porté sans interruption dans les poumons de l'animal avec l'air qui entretient leur mouvement : il est poussé avec lui dans les veines par le souffle des poumons ; il est répandu par celles-ci dans toutes les autres parties du corps : il fait le marcher et le coucher dans les unes ; le voir, l'entendre, le raisonner dans les autres : il donne lieu aux diverses passions de l'animal : ses fonctions se perfectionnent et s'affoiblissent, selon l'accroissement ou diminution des forces dans les organes ; elles cessent totalement, et cet esprit de vie s'envole et se réunit au général, lorsque les dispositions qu'il maintenait dans le particulier viennent à cesser.

Avant de bien pénétrer le système de Spinosa, il faut remonter jusqu'à la plus haute antiquité, pour savoir ce que les anciens pensaient de la substance. Il parait qu'ils n'admettaient qu'une seule substance, naturelle, infinie, et ce qui surprendra le plus, indivisible, quoique pourtant divisée en trois parties ; et ce sont elles, qui réunies et jointes ensemble, forment ce que Pythagore appelait le tout, hors duquel il n'y a rien. La première partie de cette substance, inaccessible aux regards de tous les hommes, est proprement ce qui détermine l'essence de Dieu, des anges, et des génies ; elle se répand de-là sur tout le reste de la nature. La seconde partie compose les globes célestes, le Soleil, les étoiles fixes, les planètes, et ce qui brille d'une lumière primitive et originale. La troisième enfin compose les corps, et généralement tout l'empire sublunaire, que Platon dans le Timée nomme le séjour du changement, la mère et la nourrice du sensible. Voilà en gros quelle idée on avait de la substance unique dont on croyait que les êtres tiraient le fond même de leur nature, chacun suivant le degré de perfection qui lui convient. Et comme cette substance passait pour indivisible, quoiqu'elle fût divisée en trois parties, de même elle passait pour immuable, quoiqu'elle se modifiât de différentes manières. Mais ces modifications étant de peu de durée, on les comptait pour rien, même on les regardait comme non existantes, et cela par rapport au tout, qui seul existe véritablement. Ce qu'on doit observer avec soin : la substance jouit de l'être, et ses modifications espèrent en jouir, sans jamais pouvoir y arriver.

Le trop fameux Spinosa, en écrivant à Henri Oldenbourg, secrétaire de la société royale de Londres, convient que c'est parmi les plus anciens philosophes qu'il a puisé son système, qu'il n'y a qu'une substance dans l'univers. Mais il ajoute qu'il a pris les choses d'un biais plus favorable, soit en proposant de nouvelles preuves, soit en leur donnant la forme observée par les Géomètres. Quoi qu'il en sait, son système n'est point devenu plus probable, les contradictions n'y sont pas mieux sauvées. Les anciens confondaient quelquefois la matière avec la substance unique, et ils disaient conséquemment que rien ne lui est essentiel que d'exister ; et que si l'étendue convient à quelques-unes de ses parties, ce n'est que lorsqu'on les considère par abstraction. Mais le plus souvent ils bornaient l'idée de la matière à ce qu'ils appelaient eux-mêmes l'empire sublunaire, la nature corporelle. Le corps, selon eux, est ce qu'on conçoit par rapport à lui seul, et en le détachant du tout dont il fait partie. Le tout ne s'aperçoit que par l'entendement, et le corps que par l'imagination aidée des sens. Ainsi les corps ne sont que des modifications qui peuvent exister ou non exister sans faire aucun tort à la substance ; ils caractérisent et déterminent la matière ou la substance, à-peu-près comme les passions caractérisent et déterminent un homme indifférent à être mu ou à rester tranquille. En conséquence, la matière n'est ni corporelle ni incorporelle ; sans doute parce qu'il n'y a qu'une seule substance dans l'univers, corporelle en ce qui est corps, incorporelle en ce qui ne l'est point. Ils disaient aussi, selon Proclus de Lycie, que la matière est animée ; mais que les corps ne le sont pas, quoiqu'ils aient un principe d'organisation, un je ne sai quoi de décisif qui les distingue l'un de l'autre ; que la matière existe par elle-même, mais non les corps, qui changent continuellement d'attitude et de situation. Donc on peut avancer beaucoup de choses des corps, qui ne conviennent point à la matière ; par exemple, qu'ils sont déterminés par des figures, qu'ils se meuvent plus ou moins vite, qu'ils se corrompent et se renouvellent, etc. au lieu que la matière est une substance de tous points inaltérable. Aussi Pythagore et Platon conviennent-ils l'un et l'autre que Dieu existait avant qu'il y eut des corps, mais non avant qu'il y eut de la matière, l'idée de la matière ne demandant point l'existence actuelle du corps.

Mais pour percer ces ténèbres, et pour se faire jour à-travers, il faut demander à Spinosa ce qu'il entend par cette seule substance qu'il a puisée chez les anciens. Car ou cette substance est réelle, existe dans la nature et hors de notre esprit ; ou ce n'est qu'une substance idéale, métaphysique et abstraite. S'il s'en tient au premier sens, il avance la plus grande absurdité du monde ; car à qui persuadera-t-il que le corps A qui se meut vers l'orient, est la même substance numérique que le corps B qui se meut vers l'occident ? A qui fera-t-il croire que Pierre qui pense aux propriétés d'un triangle, est précisément le même que Paul qui médite sur le flux et reflux de la mer ? Quand on presse Spinosa pour savoir si l'esprit humain est la même chose que le corps, il répond que l'un et l'autre sont le même sujet, la même matière qui a différentes modifications ; qu'elle est esprit en tant qu'on la considère comme pensante, et qu'elle est corps en tant qu'on se la représente comme étendue et figurée. Mais je voudrais bien savoir ce qu'aurait dit Spinosa à un homme assez ridicule pour affirmer qu'un cercle est un triangle, et qui aurait répondu à ceux qui lui auraient objecté la différence des définitions et des propriétés du cercle et du triangle, pour prouver que ces figures sont différentes ; que c'est pourtant la même figure, mais diversement modifiée ; que quand on la considère comme une figure qui a tous les côtés de la circonférence également distants du centre, et que cette circonférence ne touche jamais une ligne droite ou un plan que par un point, on la nomme cercle ; mais que quand on la considère comme figure composée de trois angles et de trois côtés, alors on la nomme triangle : cette réponse serait semblable à celle de Spinosa. Cependant je suis persuadé que Spinosa se serait moqué d'un tel homme, et qu'il lui aurait dit que ces deux figures ayant des définitions et des propriétés diverses, sont nécessairement différentes, malgré sa distinction imaginaire et son frivole quatenus. Voyez l'article du SPINOSISME. Ainsi, en attendant que les hommes soient faits d'une autre espèce, et qu'ils raisonnent d'une autre manière qu'ils ne font, et tant qu'on croira qu'un cercle n'est pas un triangle, qu'une pierre n'est pas un cheval, parce qu'ils ont des définitions, des propriétés diverses et des effets différents ; nous conclurons par les mêmes raisons, et nous croirons que l'esprit humain n'est pas corps. Mais si par substance Spinosa entend une substance idéale, métaphysique et arbitraire, il ne dit rien ; car ce qu'il dit ne signifie autre chose, sinon qu'il ne peut y avoir dans l'univers deux essences différentes qui aient une même essence. Qui en doute ? C'est à la faveur d'une équivoque aussi grossière qu'il soutient qu'il n'y a qu'une seule substance dans l'univers. Vous ne vous imagineriez pas qu'il eut le front de soutenir que la matière est indivisible : il ne vous vient pas seulement dans l'esprit comment il pourrait s'y prendre pour soutenir un tel paradoxe. Mais de la manière dont il entend la substance, rien n'est plus aisé. Il prouve donc que la matière est indivisible, parce qu'il considère métaphysiquement l'essence ou la définition qu'il en donne ; et parce que la définition ou l'essence de toutes choses, c'est d'être précisément ce qu'on est, sans pouvoir être ni augmenté, ni diminué, ni divisé ; de-là il conclut que le corps est indivisible. Ce sophisme est semblable à celui-ci. L'essence d'un triangle consiste à être une figure composée de trois angles ; on ne peut ni en ajouter ni en diminuer : donc le triangle est un corps ou une figure indivisible. Ainsi, comme l'essence du corps est d'être une substance étendue, il est certain que cette essence est indivisible. Si on ôte ou la substance, ou l'extension, on détruit nécessairement la nature du corps. A cet égard donc le corps est quelque chose d'indivisible. Mais Spinosa donne grossièrement le change à ses lecteurs : ce n'est pas de quoi il s'agit. On prétend que ce corps ou cette substance étendue, a des parties les unes hors des autres, quoiqu'à parler métaphysiquement elles soient toutes de même nature. Or c'est du corps, tel qu'il existe dans la nature, que je soutiens contre Spinosa qu'il n'est pas capable de penser.

L'esprit de l'homme est de sa nature indivisible. Coupez le bras ou la jambe d'un homme, vous ne divisez ni ne diminuez son esprit ; il demeure toujours semblable à lui-même, et suffisant à toutes ses opérations, comme il était auparavant. Or si l'âme de l'homme ne peut être divisée, il faut nécessairement que ce soit un point, ou que ce ne soit pas un corps. Ce serait une extravagance de dire que l'esprit de l'homme fût un point mathématique, puisque le point mathématique n'existe que dans l'imagination. Ce n'est pas aussi un point physique ou un atome. Outre qu'un atome indivisible répugne par lui-même, cette ridicule pensée n'est jamais tombée dans l'esprit d'aucun homme, non pas même d'aucun Epicurien. Puis donc que l'âme de l'homme ne peut être divisée, et que ce n'est ni un atome ni un point mathématique, il s'ensuit manifestement que ce n'est pas un corps.

Lucrèce, après avoir parlé d'atomes subtils qui agitent le corps sans en augmenter ou diminuer le poids, comme on voit que l'odeur d'une rose ou du vin, quand elle est évaporée, n'ôte rien à la pesanteur de ces corps ; Lucrèce, dis-je, voulant ensuite rechercher ce qui peut produire le sentiment en l'homme, s'est trouvé fort embarrassé dans ses principes : il parle d'une quatrième nature de l'âme qui n'a point de nom, et qui est composée des parties les plus déliées et les plus polies, qui sont comme l'âme de l'âme elle-même. On peut lire le troisième livre de ce poète philosophe, et on verra sans peine que sa philosophie est pleine de ténèbres et d'obscurités, et qu'elle ne satisfait nullement la raison.

Quand je me replie sur moi-même, je m'aperçais que je pense, que je réfléchis sur ma pensée, que j'affirme, que je nie, que je veux, et que je ne veux pas. Toutes ces opérations me sont infiniment connues : quelle en est la cause ? c'est mon esprit : mais quelle est sa nature ? si c'est un corps, ces actions auront nécessairement quelque teinture de cette nature corporelle ; elles conduiront nécessairement l'esprit à reconnaître la liaison qu'il a par quelqu'endroit avec le corps et la matière qui le soutient comme un sujet, et le produit comme son effet. Si on pense à quelque chose de figuré, de mou ou de dur, de sec ou de liquide, qui soit en mouvement ou en repos, l'esprit se porte d'abord à se représenter une substance qui a des parties séparées les unes des autres, et qui est nécessairement étendue. Tout ce qu'on peut s'imaginer qui appartienne au corps, toutes les propriétés de la figure et du mouvement, conduisent l'esprit à reconnaître cette étendue, parce que toutes les actions et toutes les qualités du corps en émanent, comme de leur origine ; ce sont autant de ruisseaux qui mènent nécessairement l'esprit à cette source. On conclut donc certainement que la cause de toutes ses actions, le sujet de toutes ses qualités, est une substance étendue. Mais quand on passe aux opérations de l'âme, à ses pensées, à ses affirmations, à ses négations, à ses idées de vérité, de fausseté, à l'acte de vouloir et de ne pas vouloir ; quoique ce soient des actions clairement et distinctement connues, aucune d'elles néanmoins ne conduit l'esprit à se former l'idée d'une substance matérielle et étendue. Il faut donc de nécessité conclure qu'elles n'ont aucune liaison essentielle avec le corps.

On pourrait bien d'abord s'imaginer que l'idée qu'on a de quelqu'objet particulier, comme d'un cheval ou d'un arbre, serait quelque chose d'étendu, parce qu'on se figure ces idées comme de petits portraits semblables aux choses qu'elles nous représentent ; mais quand on y fait plus de réflexion, on conçoit aisément que cela ne peut être : car quand je dis, ce qui a été fait, je n'ai l'idée ni le portrait d'aucune chose : mon imagination ne me sert ici de rien ; mon esprit ne se forme l'idée d'aucune chose particulière, il conçoit en général l'existence d'une chose. Par conséquent cette idée, ce qui a été fait, n'est pas une idée qui ait reçu quelqu'extension, ni aucune expression de corps étendu. Elle existe pourtant dans mon âme, je le sens : si donc cette idée avait quelque figure, quelqu'extension, quelque mouvement ; comme elle ne provient pas de l'objet, elle aurait été produite par mon esprit, parce que mon esprit serait lui-même quelque chose d'étendu. Or si cette idée sort de mon esprit, parce qu'il est formellement matériel et étendu, elle aura reçu de cette extension qui l'aura produite, une liaison nécessaire avec elle, qui la fera connaître, et qui la présentera d'abord à l'esprit.

Cependant de quelque côté que je tourne cette idée, je n'y aperçais aucune connexion nécessaire avec l'étendue. Elle ne me parait ni ronde, ni carrée, ni triangulaire ; je n'y conçais ni centre, ni circonférence, ni base, ni angle, ni diamètre, ni aucune autre chose qui résulte des attributs d'un corps ; dès que je veux la corporifier, ce sont autant de ténèbres et d'obscurités que je verse sur la connaissance que j'en ai. La nature de l'idée se soulève d'elle-même contre tous les attributs corporels, et les rejette. N'est-ce pas une preuve fort sensible qu'on veut y insérer une matière étrangère qu'elle repousse, et avec laquelle elle ne peut avoir d'union ni de société ? Or cette antipathie de la pensée avec tous les attributs de la matière et du corps, si subtil, si délié, si agité qu'il puisse être, serait sans contredit impossible, si la pensée émanait d'une substance corporelle et étendue. Dès que je veux joindre quelqu'étendue à ma pensée, et diviser la moitié d'une volonté ou d'une réflexion, je trouve que cette moitié de volonté ou de réflexion est quelque chose d'extravagant et de ridicule : on peut raisonner de même, si on tâche d'y joindre la figure et le mouvement. Entre une substance dont l'essence est de penser, et entre une pensée, il n'y a rien d'intermédiaire, c'est une cause qui atteint immédiatement son effet ; de sorte qu'il ne faut pas croire que l'étendue, la figure ou le mouvement aient pu s'y glisser par des voies subreptices et secrètes, pour y demeurer incognito. Si elles y sont, il faut nécessairement ou que la pensée ou que la faculté de penser les découvre : or il est clair que ni la faculté de penser ni la pensée ne renferment aucune idée d'étendue, de figure ou de mouvement. Il est donc certain que la substance qui pense, n'est pas une substance étendue, c'est-à-dire un corps.

Spinosa pose comme un principe de sa philosophie, que l'esprit n'a aucune faculté de penser ni de vouloir ; mais seulement il avoue qu'il a telle ou telle pensée, telle ou telle volonté : ainsi par l'entendement il n'entend autre chose que les idées actuelles qui surviennent à l'homme. Il faut avoir un grand penchant à adopter l'absurdité, pour recevoir une philosophie si ridicule. Afin de mieux comprendre cette absurdité, il faut considérer cette substance en elle même, et par abstraction de tous les êtres singuliers, et particulièrement de l'homme ; car puisque l'existence d'aucun homme n'est nécessaire, il est possible qu'il n'y ait point d'homme dans l'univers. Je demande donc si cette substance, considérée ainsi précisément en elle-même, a des pensées, ou si elle n'en a pas. Si elle n'a point de pensées, comment a-t-elle pu en donner à l'homme, puisqu'on ne peut donner ce qu'on n'a pas ? Si elle a des pensées, je demande d'où elles lui sont venues ; sera-ce de dehors ? mais outre cette substance, il n'y a rien. Sera-ce de dedans ? mais Spinosa nie qu'il y ait aucune faculté de penser, aucun entendement ou puissance, comme il parle. De plus, si ces pensées viennent de dedans, ou de la nature de la substance, elles se trouveront dans tous les êtres qui posséderont cette substance ; de sorte que les pierres raisonneront aussi-bien que les hommes. Si on répond que cette substance, pour être en état de penser, doit être modifiée ou façonnée de la manière dont l'homme est formé ; ne sera-ce pas un Dieu d'une assez plaisante fabrique ; un Dieu, qui tout infini qu'il est, est privé de toute connaissance, à moins qu'il n'y ait quelques atomes de cette substance infinie, modifiés et façonnés comme est l'homme, afin qu'on puisse dire que ce Dieu a quelque connaissance ; c'est-à-dire, en deux mots, que sans le genre humain Dieu n'aurait aucune connaissance ?

Selon cette belle doctrine, un vaisseau de crystal plein d'eau aura autant de connaissance qu'un homme ; car il reçoit les idées des objets de même que nos yeux. Il est susceptible des impressions que ces objets lui peuvent donner ; de sorte que s'il n'y a point d'entendement ou de faculté capable de penser et de raisonner à la présence de ces idées, et que les réflexions ne soient autre chose que ces idées mêmes, il s'ensuit nécessairement que comme elles sont dans un vaisseau plein d'eau, autant que dans la tête d'un homme qui regarde la lune et les étoiles, ce vaisseau doit avoir autant de connaissance de la lune et des étoiles que l'homme ; on ne peut y trouver aucune différence, qu'on ne la cherche dans une cause supérieure à toutes ces idées, qui les sent, qui les compare l'une à l'autre, et qui raisonne sur leur comparaison, pour en tirer des conséquences qui font qu'il conçoit le corps de la lune et des étoiles beaucoup plus grand que ne le représente l'idée qui frappe l'imagination.

Cet absurde système a été embrassé par Hobbes : écoutons-le expliquer la nature et l'origine des sensations. " Voici, dit-il, en quoi consiste la cause immédiate de la sensation : l'objet vient presser la partie extérieure de l'organe, et cette pression pénètre jusqu'à la parte intérieure : là se forme la représentation ou l'image (phantasma) par la résistance de l'organe, ou par une espèce de réflexion qui cause une pression vers la partie extérieure, toute contraire à la pression de l'objet, qui tend vers la partie intérieure : cette représentation, ce phantasma est, dit-il, la sensation même ".

Voici comment il parle dans un autre endroit : " La cause de la sensation est l'objet qui presse l'organe ; cette pression pénètre jusqu'au cerveau par le moyen des nerfs ; et de-là elle est portée au cœur ; de-là, au moyen de la résistance du cœur qui s'efforce de renvoyer au-dehors cette pression et de s'en délivrer ; de-là, dit-il, nait l'image, la représentation, et c'est ce qu'on appelle sensation ". Mais quel rapport, je vous prie, entre cette impression et le sentiment lui-même, c'est-à-dire la pensée que cette impression excite dans l'âme ? Il n'y a pas plus de rapport entre ces deux choses, qu'il y en a entre un carré et du bleu, entre un triangle et un son, entre une aiguille et le sentiment de la douleur, ou entre la réflexion d'une balle dans un jeu de paume et l'entendement humain. De sorte que la définition que Hobbes donne de la sensation, qu'il prétend n'être autre chose que l'image qui se forme dans le cerveau par l'impression de l'objet, est aussi impertinente, que si pour définir la couleur bleue, il avait dit que c'est l'image d'un carré, etc. S'il n'y a point en nous de faculté de penser et de sentir, l'oeil recevra, si vous voulez, l'impression extérieure des objets : mais excepté le mouvement des ressorts, rien ne sera aperçu, rien ne sera senti ; et tant que la matière sera seule, quelque délicats que soient les organes, quelque action qui suive de leur jeu et de leur harmonie, la matière demeurera toujours aveugle et sourde, parce qu'elle est insensible de sa nature, et que le sentiment, quel qu'il sait, est le caractère d'une autre substance.

Hobbes parait avoir senti le poids de cette difficulté insurmontable ; de-là il vient qu'il affecte de la cacher à ses lecteurs, et de leur en imposer à la faveur de l'ambiguité du terme de représentation. Il se ménage même un subterfuge ; et en cas qu'on le presse trop vivement, il insinue à tout hasard qu'il pourrait bien se faire qu'il y eut dans la sensation quelque chose de plus. " Il ne sait s'il ne doit pas dire, à l'exemple de quelques philosophes, que toute matière a naturellement et essentiellement la faculté de connaître, et qu'il ne lui manque que les organes et la mémoire des animaux pour exprimer au-dehors ses sensations. Il ajoute que si on suppose un homme qui eut possédé d'autres sens que celui de la vue, qui ait ses yeux immobiles, et toujours attachés à un seul et même objet, lequel de son côté soit invariable et sans le moindre changement, cet homme ne verra pas, à parler proprement, mais qu'il sera dans une espèce d'étonnement et d'extase incompréhensible. Ainsi, dit-il, il pourrait bien se faire que les corps qui ne sont pas organisés, eussent des sensations : mais comme faute d'organes, il ne s'y rencontre ni variété, ni mémoire, ni aucun autre moyen d'exprimer ces sensations, ils ne nous paraissent pas en avoir ". Quoique Hobbes ne se déclare pas pour cette opinion, il la donne pourtant comme une chose possible : mais il le fait d'une manière si peu assurée, et avec tant de réserve, qu'il est aisé de voir que ce n'est qu'une porte de derrière qu'il s'est ménagée à tout événement, en cas qu'il se trouvât trop pressé par les absurdités dont fourmille la supposition qui envisage la sensation comme un pur résultat de figure et de mouvement. Il a raison de se tenir sur la réserve : ce n'est qu'un misérable subterfuge à tous égards, aussi absurde que l'opinion qui fait consister la pensée dans le mouvement d'un certain nombre d'atomes. Car qu'y a-t-il au monde de plus ridicule que de s'imaginer que la connaissance est aussi essentielle à la matière que l'étendue ? Quelle sera la conséquence de cette supposition ? Il en faudra conclure qu'il y a dans chaque portion de matière, autant d'êtres pensans qu'elle a de parties : or chaque portion de matière étant composée de parties divisibles à l'infini, c'est-à-dire de parties qui malgré leur contiguité, sont aussi distinctes que si elles étaient à une très-grande distance les unes des autres, elle sera ainsi composée d'une infinité d'êtres pensans. Mais c'est trop nous arrêter sur les absurdités qui naissent en foule de cette supposition monstrueuse. Quelque familiarisé que fût Spinosa avec les absurdités, il n'en est cependant jamais venu jusque-là : pour penser, dans son système, du moins faut-il être organisé comme nous le sommes.

Mais pour réfuter Epicure, Spinosa, et Hobbes, qui font consister la nature de l'âme, non dans la faculté de penser, mais dans un certain assemblage de petits corps déliés, subtils et fort agités, qui se trouvent dans le corps humain, voici quelque chose de plus précis. D'abord on ne conçoit pas que les impressions des objets extérieurs puissent y apporter d'autre changement que de nouveaux mouvements, ou de nouvelles déterminations de mouvement, de nouvelles figures ou de nouvelles situations ; cela est évident : or toutes ces choses n'ont aucun rapport avec l'idée qu'elles impriment dans l'âme ; il faut nécessairement que ce soit des signes d'institution qui supposent une cause qui les ait établis, ou qui les connaisse. Servons-nous de l'exemple de la parole, pour faire mieux sentir la force de l'argument : quand on entend dire Dieu, l'Arabe reçoit le même mouvement d'air à la prononciation de ce mot français ; le tympan de son oreille, les petits os qu'on nomme l'enclume et le marteau, reçoivent de ce mouvement d'air la même secousse et le même tremblement qui se fait dans l'oreille et dans la tête d'une personne qui entend le français. Par conséquent tous ces petits corps qu'on suppose composer l'esprit humain, sont remués de la même manière, et reçoivent les mêmes impressions dans la tête d'un arabe que dans celle d'un français ; par conséquent encore un arabe attacherait au mot de Dieu la même idée que le français, parce que les petits corps subtils et agités qui composent l'esprit humain, selon Epicure et les Athées, ne sont pas d'une autre nature chez les Arabes que chez les Français. Pourquoi donc l'esprit de l'arabe ne se forme-t-il à la prononciation du mot Dieu, aucune autre idée que celle d'un son, et que l'esprit d'un français joint à l'idée de ce son celle d'un être tout parfait, créateur du ciel et de la terre ? Voici un détroit pour les Athées et pour ceux qui nient la spiritualité de l'âme, d'où ils ne pourront se tirer, puisque jamais ils ne pourront rendre raison de cette différence qui se rencontre entre l'esprit de l'arabe et celui du français.

Cet argument est sensible, quoiqu'on n'y fasse pas assez de réflexion ; car chacun sait que cette différence vient de l'établissement des langues, suivant lequel on est convenu de joindre au son de ce mot Dieu, l'idée d'un être tout parfait ; et comme l'arabe qui ne sait pas la langue française ignore cette convention, il ne reçoit que la seule idée du son, sans y en joindre aucune autre. Cette vérité est constante, et il n'en faut pas davantage pour détruire les principes d'Epicure, d'Hobbes, et de Spinosa ; car je voudrais bien savoir quelle serait la partie contractante dans cette convention ; à ce mot Dieu je joindrai l'idée d'un être tout parfait ; ce ne sera pas ce corps sensible et palpable, chacun en convient ; ce ne sera pas aussi cet amas de corps subtils et agités, qui sont l'esprit humain, selon le sentiment de ces philosophes, parce que ces esprits reçoivent toutes les impressions de l'objet, sans pouvoir rien faire au-delà: or ces impressions étaient les mêmes, et parfaitement semblables, lorsque l'arabe entendait prononcer ce mot Dieu, sans savoir pourtant ce qu'il signifiait. Il faut donc nécessairement qu'il y ait quelqu'autre cause que ces petits corps avec laquelle on convienne qu'à ce mot Dieu, l'âme se représentera l'être tout parfait ; de la même manière qu'on peut convenir avec le gouverneur d'une place assiégée, qu'à la décharge de vingt ou trente volées de canon, il doit assurer les habitants qu'ils seront bientôt secourus. Mais comme ces signaux seraient inutiles, si on ne supposait dans la place un gouverneur sage et intelligent, pour raisonner et pour tirer de ces signaux les conséquences dont on serait convenu avec lui ; de même aussi il est nécessaire de concevoir dans l'homme un principe capable de former telles ou telles idées, à telle ou telle détermination, à tel ou tel mouvement de ces petits corps qui reçoivent quelque impression de la prononciation des mots, comme l'idée d'un être tout parfait à la prononciation du mot Dieu. Ainsi il est clair et certain qu'il doit y avoir dans l'homme une cause dont l'essence soit de penser, avec laquelle on convient de la signification des mots. Il est encore clair et certain que cette cause ne peut être une substance matérielle, parce que l'on convient avec elle qu'au mouvement de la matière ou de ces petits corps, elle se formera telle ou telle idée. Il est donc clair et certain que l'âme de l'homme n'est pas un corps, mais que c'est une substance distinguée du corps, de laquelle l'essence est de penser, c'est-à-dire d'avoir la faculté de penser.

Il en est de l'idée des objets qui se présentent à nos yeux, comme des sons qui frappent l'oreille ; et comme il est nécessaire qu'on soit convenu avec un chinois qu'il se représentera un être tout parfait à la prononciation du mot français Dieu, il faut aussi de même qu'il y ait une certaine convention entre les impressions que les objets font au fond de nos yeux et de notre esprit, pour se représenter tels ou tels objets, à la présence de telles ou telles impressions. Car, 1°. quand on a les yeux ouverts, en pensant fortement à quelque chose, il arrive très-souvent qu'on n'aperçoit pas les objets qui sont devant soi, quoiqu'ils envoyent à nos yeux les mêmes espèces et les mêmes rayons, que lorsqu'on y fait plus d'attention. De sorte qu'outre tout ce qui se passe dans l'oeil et dans le cerveau, il faut qu'il y ait encore quelque chose qui considère et qui examine ces impressions de l'objet, pour le voir et pour le connaître. Mais il faut encore que cette cause qui examine ces impressions, puisse se former à leur présence l'idée de l'objet qu'elles nous font connaître ; car il ne faut pas s'imaginer que les impressions que produit un objet dans notre oeil et dans le cerveau, puissent être semblables à cet objet. Je sai qu'il y a des philosophes qui se représentent ce qui émane des corps, et qu'ils nomment des espèces intentionnelles, comme de petits portraits de l'objet : mais je sai aussi qu'ils ne sont en cela rien moins que philosophes. Car quand je regarde un cheval noir, par exemple, si ce qui émane de ce cheval était semblable au cheval, l'air devrait recevoir l'impression de la noirceur, puisque cette espèce doit être imprimée dans l'air, ou dans l'eau, ou dans le verre au-travers duquel elle passe avant de venir à mon oeil ; et on ne pourra rendre aucune raison suffisante de cette différence qui s'y trouve, ni dire pourquoi cette espèce intentionnelle imprimerait sa ressemblance dans mon oeil et dans les esprits du cerveau, si elle ne les a pas imprimées dans l'air ; parce que les esprits du cerveau sont et plus subtils et plus agités que n'est l'air, ou l'eau, et le crystal, par le moyen desquels cette espèce est parvenue jusqu'à moi. On ne peut aussi rendre raison, pourquoi nous n'apercevons pas les objets dans l'obscurité ; car quand je suis dans une chambre fermée, proche d'un objet, pourquoi ne l'aperçais-je pas, s'il envoye de lui-même des espèces intentionnelles qui le représentent ? J'en suis proche, j'ouvre les yeux, je fais tous mes efforts pour l'apercevoir, et pourtant je ne vois rien. Il faut donc croire que je n'aperçais les objets que par la lumière qu'ils réfléchissent à mes yeux, qui est diversement déterminée, selon la diversité de la figure et du mouvement de l'objet : or entre des rayons de lumière diversement déterminés, et l'objet que j'aperçais, par exemple, un cheval noir, il y a si peu de proportion et de ressemblance, qu'il faut reconnaître une cause supérieure à tous ces mouvements, qui ayant en soi la faculté de penser, produit des idées de tel ou tel objet, à la présence de telles ou de telles impressions que les objets causent dans le cerveau par l'organe des yeux, comme par celui de l'oreille.

Quelle sera donc cette cause ? Si c'est un corps, on retombe dans les mêmes difficultés qu'auparavant ; on ne trouvera que des mouvements et des figures, et rien de tout cela n'est la pensée que je cherche : sera-ce huit, dix ou douze atomes qui composeront cette pensée et cette réflexion ? Supposons que ce sont dix atomes, je demande ce que fait chacun de ces atomes ; est-ce une partie de ma pensée, ou ne l'est-ce pas ? si ce n'est pas une partie de ma pensée, elle n'y contribue en rien ; si elle en est une partie, ce sera la dixième. Or bien loin que je conçoive la dixième partie d'une pensée, je sens au contraire clairement que ma pensée est indivisible ; soit que je pense à tout un cheval, ou que je ne pense qu'à son oeil, ma pensée est toujours une pensée et une action de mon âme, de même nature et de même espèce : soit que je pense à la vaste étendue de l'univers, ou que je médite sur un atome d'Epicure et sur un point mathématique ; soit que je pense à l'être, ou que je médite sur le néant ; je pense, je raisonne, je fais des réflexions, et toutes ces opérations, en tant qu'action de mon âme, sont absolument semblables et parfaitement uniformes. Dira-t-on que la pensée est un assemblage de ces atomes ? Mais si c'est un assemblage de dix atomes, ces atomes, pour former la pensée, seront en mouvement ou en repos : s'ils sont en mouvement, je demande de qui ils ont reçu ce mouvement : s'ils l'ont reçu de l'objet, on en aura la pensée autant de temps que durera cette impression ; ce sera comme une boule poussée par un mail, elle produira tout le mouvement qu'elle aura reçu ; or cela est manifestement contre l'expérience. Dans toutes les pensées des choses indifférentes où les passions du cœur n'ont aucun intérêt, je pense quand il me plait, et quand il me plait je quitte ma pensée ; je la rappelle quand je veux, et j'en choisis d'autres à ma fantaisie. Il serait encore plus ridicule de s'imaginer que la pensée consistât dans le repos de l'assemblage de ces petits corps, et on ne s'arrêtera pas à réfuter cette imagination. Il faut donc reconnaître nécessairement dans l'homme un principe, qui a en lui-même et dans son essence la faculté de penser, de délibérer, de juger et de vouloir. Or ce principe que j'appelle esprit, recherche, approfondit ses idées, les compare les unes avec les autres, et voit leur conformité ou leur disproportion. Le néant, le pur néant, quoiqu'il ne puisse produire aucune impression, parce qu'il ne peut agir, ne laisse pas d'être l'objet de la pensée, de même que ce qui existe. L'esprit, par sa propre vertu et par la faculté qu'il a de penser, tire le néant de l'abîme pour le confronter avec l'être, et pour reconnaître que ces deux idées du néant et de l'être se détruisent réciproquement.

Je voudrais bien qu'on me dit ce qui peut conduire mon esprit à s'apercevoir des choses qui impliquent contradiction : on conçoit que l'esprit peut recevoir de différents objets, des idées qui sont contraires et opposées : mais pour juger des choses impossibles, il faut que l'esprit aille beaucoup plus loin que là où la seule perception de l'objet le conduit ; il faut pour cet effet que l'esprit humain tire de son propre fonds d'autres idées que celles-là seules que les objets peuvent produire. Donc il y a une cause supérieure à toutes les impressions des objets, qui agit et qui s'exerce sur ses idées, dont la plupart ne se forment point en lui par les impressions des objets extérieurs, telles que sont les idées universelles, métaphysiques, et abstraites, les idées des choses passées et des choses futures, les idées de l'infini, de l'éternité, des vertus, etc. En un instant mon esprit raisonne sur la distance de la terre au Soleil ; en un instant il passe de l'idée de l'univers à celle d'un atome, de l'être au néant, du corps à l'esprit ; il raisonne sur des axiomes qui n'ont rien de corporel. De quel corps est-il aidé dans tous ces raisonnements, puisque la nature des corps est entièrement opposée à ces idées ? Donc, etc.

Enfin, la manière dont nous exerçons la faculté de communiquer nos pensées aux autres, ne nous permet pas de mettre notre âme au rang des corps. Si ce qui pense en nous était une matière subtile, qui produisit la pensée par son mouvement, la communication de nos pensées ne pourrait avoir lieu, qu'en mettant en autrui la matière pensante dans le même mouvement où elle est chez nous ; et à chaque pensée que nous avons, devrait répondre un mouvement uniforme dans celui auquel nous voudrions la transmettre : mais une portion de matière ne saurait en toucher une autre, sans la toucher médiatement ou immédiatement. Personne ne soutiendra que la matière qui pense en nous agisse immédiatement sur celle qui pense en autrui. Il faudrait donc que cela se fit à l'aide d'une autre matière en mouvement. Nous avons trois moyens de faire part de nos pensées aux autres, la parole, les signes, et l'écriture. Si l'on examine attentivement ces moyens, on verra qu'il n'y en a aucun qui puisse mettre la matière pensante d'autrui en mouvement. Il résulte de tout ce que nous avons dit, que ce n'est pas l'incompréhensibilité seule, qui fait refuser la pensée à la matière, mais que c'est l'impossibilité intrinseque de la chose, et les contradictions où l'on s'engage, en faisant le principe matériel pensant. Dès-là on n'est plus en droit de recourir à la toute-puissance de Dieu, pour établir la matérialité de l'âme. C'est pourtant ce qu'a fait M. Locke : on sait que ce philosophe a avancé, que nous ne serons peut-être jamais capables de connaître si un être purement matériel pense, ou non. Un des plus beaux esprits de ce siècle, dit dans un de ses ouvrages, que ce discours parut une déclaration scandaleuse, que l'âme est matérielle et mortelle. Voici comme il en parle : " Quelques Anglais dévots à leur manière sonnèrent l'alarme. Les superstitieux sont dans la société ce que les poltrons sont dans une armée, ils ont et donnent des terreurs paniques : on cria que M. Locke voulait renverser la religion ; il ne s'agissait pourtant pas de religion dans cette affaire ; c'était une question purement philosophique, très-indépendante de la foi et de la révélation. Il ne fallait qu'examiner sans aigreur s'il y a de la contradiction à dire, la matière peut penser, et si Dieu peut communiquer la pensée à la matière. Mais les Théologiens commen cent souvent par dire que Dieu est outragé, quand on n'est pas de leur avis ; c'est ressembler aux mauvais poètes, qui criaient que Despreaux parlait mal du Roi, parce qu'il se moquait d'eux. Le docteur Stillingfleet s'est fait une réputation de théologien moderé, pour n'avoir pas dit positivement des injures à M. Locke. Il entra en lice contre lui : mais il fut battu, car il raisonnait en docteur, et Locke en philosophe instruit de la force et de la faiblesse de l'esprit humain, et qui se battait avec des armes dont il connaissait la trempe ". C'est-à-dire, si l'on en croit ce célèbre écrivain, que la question de la matérialité de l'âme, portée au tribunal de la raison, sera décidée en faveur de M. Locke.

Examinons quelles sont ses raisons : " Je suis corps, dit-il, et je pense ; je n'en sai pas davantage. Si je ne consulte que mes faibles lumières, irai-je attribuer à une cause inconnue ce que je puis si aisément attribuer à la seule cause seconde que je connais un peu ? Ici tous les Philosophes de l'école m'arrêtent en argumentant, et disent : il n'y a dans le corps que de l'étendue et de la solidité, et il ne peut y avoir que du mouvement et de la figure : or du mouvement, de la figure, de l'étendue, et de la solidité, ne peuvent faire une pensée ; donc, l'âme ne peut pas être matière. Tout ce grand raisonnement répété tant de fois se réduit uniquement à ceci : je ne connais que très-peu de chose de la matière, j'en devine imparfaitement quelques propriétés ; or je ne sai point du tout si ces propriétés peuvent être jointes à la pensée ; donc, parce que je ne sai rien du tout, j'assure positivement que la matière ne saurait penser. Voilà nettement la manière de raisonner de l'école. M. Locke dirait avec simplicité à ces Messieurs : confessez que vous êtes aussi ignorants que moi ; votre imagination et la mienne ne peuvent concevoir comment un corps a des idées ; et comprenez-vous mieux comment une substance telle qu'elle soit a des idées ? Vous ne concevez ni la matière ni l'esprit ; comment osez-vous assurer quelque chose ? Que vous importe que l'âme soit un de ces êtres incompréhensibles qu'on appelle matière, ou un de ces êtres incompréhensibles qu'on appelle esprit ? Quoi ! Dieu le créateur de tout ne peut-il pas éterniser ou anéantir votre âme à son gré, quelle que soit sa substance ? Le superstitieux vient à son tour, et dit qu'il faut bruler pour le bien de leurs âmes ceux qui soupçonnent qu'on peut penser avec la seule aide du corps ; mais que dirait-il si c'était lui-même qui fût coupable d'irréligion ? En effet quel est l'homme qui osera assurer sans une impiété absurde, qu'il est impossible au Créateur de donner à la matière la pensée et le sentiment ? Voyez, je vous prie, à quel embarras vous êtes réduits, vous qui bornez ainsi la puissance du Créateur " ? Dans ce raisonnement je vois l'homme d'esprit, et nullement le métaphysicien. Il ne faut pas s'imaginer que pour résoudre cette question il faille connaître l'essence et la nature de la matière : les raisonnements que l'auteur fonde sur cette ignorance ne sont nullement concluans. Il suffit de remarquer que le sujet de la pensée doit être un ; or un amas de matière n'est pas un, c'est une multitude. Ces mots, amas, assemblage, collection, ne signifient qu'un rapport externe entre plusieurs choses, une manière d'exister dépendamment les unes des autres. Par cette union nous les regardons comme formant un seul tout, quoique dans la réalité elles ne soient pas plus une que si elles étaient séparées. Ce ne sont là, par conséquent, que des termes abstraits qui au-dehors ne supposent pas une substance unique, mais une multitude de substances. Or, que notre âme doive être une d'une unité parfaite, c'est ce qu'il est aisé de prouver. Je regarde une perspective agréable, j'écoute un beau concert ; ces deux sentiments sont également dans toute l'âme. Si l'on y supposait deux parties, celle qui entendrait le concert n'aurait pas le sentiment de la vue agréable ; puisque l'un n'étant pas l'autre, elle ne serait pas susceptible des affections de l'autre. L'ame n'a donc point de parties, elle compare divers sentiments qu'elle éprouve. Or, pour juger que l'un est douloureux, et l'autre agréable, il faut qu'elle ressente tous les deux ; et par conséquent qu'elle soit une même substance très-simple. Si elle avait seulement deux parties, l'un jugerait de ce qu'elle sentirait de son côté, et l'autre de ce qu'elle sentirait en particulier de son côté, sans qu'aucune des deux put faire la comparaison, et porter son jugement sur les deux sentiments ; l'âme est donc sans parties et sans nulle composition. Ce que je dis ici des sentiments, je peux le dire des idées : que A, B, C, trois substances qui entrent dans la composition du corps, se partagent trois perceptions différentes ; je demande où s'en fera la comparaison. Ce ne sera pas dans A, puisqu'elle ne saurait composer une perception qu'elle a avec celles qu'elle n'a pas. Par la même raison, ce ne sera ni dans B ni dans C ; il faudra donc admettre un point de réunion, une substance qui soit en même temps un sujet simple et indivisible de ces trois perceptions, distincte par conséquent du corps ; une âme, en un mot, purement spirituelle.

L'ame étant une substance très-simple, il ne peut y avoir de division dans elle ; et celles que nous y supposons pour concevoir d'une manière plus nette les diverses choses qui s'y passent, ne consistent qu'en pures abstractions. L'entendement, c'est l'âme entant qu'elle se représente simplement un objet ; la volonté, c'est l'âme entant qu'elle se détermine vers tel objet ou s'en éloigne. C'est ce qu'on a désigné du nom de faculté de l'âme. Ce sont diverses manières d'exercer la force unique qui constitue l'essence de l'âme. Quiconque veut s'instruire à fond de toutes les opérations de l'âme, trouvera de quoi se satisfaire dans plusieurs excellents ouvrages dont les principaux sont la recherché de la vérité, le traité de l'entendement humain, et les deux Philosophies de M. Wolf. Ces dernières surtout sont ce qui a paru jusqu'à présent de plus circonstancié et de mieux développé sur cet important sujet. Après avoir établi l'existence de l'âme, M. Wolf la considère par rapport à la faculté de connaître, qu'il distingue en inférieure et supérieure. La partie inférieure comprend la perception, source des idées, le sentiment, l'imagination, la faculté de former des fictions, la mémoire, l'oubli, et la réminiscence. La partie supérieure de la faculté de connaître consiste dans l'attention et la réflexion, dans l'entendement en général et ses trois opérations en particulier, et dans les dispositions naturelles de l'entendement. La seconde faculté générale de l'âme, c'est celle d'appéter ou de se porter vers un objet, entant qu'elle le considère comme un bien ; d'où résulte la détermination contraire, lorsqu'elle l'envisage comme un mal. Cette faculté se partage même en partie inférieure et partie supérieure. La première n'est autre chose que l'appétit sensitif et l'aversation sensitive, ou le goût et l'éloignement que nous conservons pour les objets en nous laissant diriger par les idées confuses des sens ; de-là naissent les passions. La partie supérieure est la volonté entant que nous voulons ou ne voulons pas, uniquement parce que des idées distinctes, exemptes de toute impression machinale, nous y déterminent. La liberté est l'usage que nous faisons de ce pouvoir de nous déterminer. Enfin, il règne une liaison entre les opérations de l'âme et celles du corps dont l'expérience nous apprend les règles invariables. Voilà l'analyse psychologique de M. Wolf.

La question de l'immortalité de l'âme est nécessairement liée avec la spiritualité de l'âme. Nous ne connaissons de destruction que par l'altération ou la séparation des parties d'un tout ; or nous ne voyons point de parties dans l'âme : bien plus nous voyons positivement que c'est une substance parfaitement une et qui n'a point de parties. Phérécide le Syrien est le premier qui, au rapport de Cicéron et de S. Augustin, répandit dans la Grèce le dogme de l'immortalité de l'âme. Mais ni l'un ni l'autre ne nous détaillent les preuves dont il se servait : et de quelles preuves pouvait se servir un philosophe, qui, quoique rempli de bon sens, confondait les substances spirituelles avec les matérielles, ce qui est esprit avec ce qui est corps ? On sait seulement que Pythagore n'entendit point parler de ce dogme dans tous les voyages qu'il fit en Egypte et en Assyrie, et qu'il le reçut de Phérécide, touché principalement de ce qu'il avait de neuf et d'extraordinaire. L'orateur romain ajoute que Platon étant venu en Italie pour converser avec les disciples de Pythagore, approuva tout ce qu'ils disaient de l'immortalité de l'âme, et en donna même une sorte de démonstration qui fut alors très-applaudie : mais il faut avouer que rien n'est plus frêle que cette démonstration, et qu'elle part d'un principe suspect. En effet, pour connaître quelle espèce d'immortalité il attribuait à l'âme, il ne faut que considérer la nature des arguments qu'il emploie pour la prouver. Les arguments qui lui sont particuliers et pour lesquels il est si fameux, ne sont que des arguments métaphysiques tirés de la nature et des qualités de l'âme, et qui par conséquent ne prouvent que sa permanence, et certainement il la croyait ; mais il y a de la différence entre la permanence de l'âme pure et simple, et la permanence de l'âme accompagnée de châtiments et de récompenses. Les preuves morales sont les seules qui puissent prouver un état futur et proprement nommé de peines et de récompenses. Or Platon, loin d'insister sur ce genre de preuves, n'en allegue point d'autres, comme on peut le voir dans le douzième livre de ses lais, que l'autorité de la tradition et de la religion. Je tiens tout cela pour vrai, dit-il, parce que je l'ai oui dire. Par-là il fait assez voir qu'il en abandonne la vérité, et qu'il n'en reclame que l'inutilité. 2°. L'opinion de Platon sur la métempsycose a donné lieu de le regarder comme le plus grand défenseur des peines et des récompenses d'une autre vie. A l'opinion de Pythagore qui croyait la transmigration des âmes purement naturelle et nécessaire, il ajouta que cette transmigration était destinée à purifier les âmes qui ne pouvaient point, à cause des souillures qu'elles avaient contractées ici-bas, remonter au lieu d'où elles étaient descendues, ni se rejoindre à la substance universelle dont elles avaient été séparées ; et que par conséquent les âmes pures et sans tache ne subissaient point la métempsycose. Cette idée était aussi singulière à Platon, que la mtempsycose physique l'était à Pythagore. Elle semble renfermer quelque sorte de dispensation morale que n'avait point celle de son maître ; et elle en différait même en ce qu'elle n'y assujettissait pas tout le monde sans distinction, ni pour un temps égal. Mais pour faire voir néanmoins combien ces deux philosophes s'accordaient pour rejeter l'idée des peines et des récompenses d'une autre vie, il suffira de se rappeler ce que nous avons dit au commencement de cet article, de leur sentiment sur l'origine de l'âme. Des gens qui étaient persuadés que l'âme n'était immortelle que parce qu'ils la croyaient une portion de la divinité elle-même, un être éternel, incréé aussi-bien qu'incorruptible ; des gens qui supposaient que l'âme, après un certain nombre de révolutions, se réunissait à la substance universelle où elle était absorbée, confondue et privée de son existence propre et personnelle ; ces gens-là, dis-je, ne croyaient pas sans doute l'âme immortelle dans le sens que nous le croyons : autant valait-il pour les âmes être absolument détruites et anéanties, que d'être ainsi englouties dans l'âme universelle, et d'être privées de tout sentiment propre et personnel. Or nous avons prouvé au commencement de cet article, que la réfusion de toutes les âmes dans l'âme universelle, était le dogme constant des quatre principales sectes de philosophes qui florissaient dans la Grèce. Tous ces philosophes ne croyaient donc pas l'âme immortelle au sens que nous l'entendons.

Mais pour dire ici quelque chose de plus précis, lorsque Platon insiste en plusieurs endroits de ses ouvrages sur le dogme des peines et des récompenses d'une autre vie, comment le fait-il ? c'est toujours en suivant les idées grossières du peuple ; que les âmes des méchants passent dans le corps des ânes et des pourceaux ; que ceux qui n'ont point été initiés restent dans la fange et dans la boue ; qu'il y a trois juges dans les enfers : il parle du Styx, du Cocyte et de l'Achéron, etc. et il y insiste avec tant de force, que l'on peut et que l'on doit même croire qu'il a voulu persuader les lecteurs auxquels il avait destiné les ouvrages où il en parle, comme le Phédon, le Gorgias, sa République, etc. Mais qui peut s'imaginer qu'il ait été lui-même persuadé de toutes ces idées chimériques ? Si Platon, le plus subtil de tous les philosophes, eut cru aux peines et aux récompenses d'une autre vie, il l'eut au moins laissé entrevoir comme il l'a fait à l'égard de l'éternité de l'âme, dont il était intimement persuadé ; c'est ce qu'on voit dans son Epinomis, lorsqu'il parle de la condition de l'homme de bien après sa mort. " J'assure, dit-il, très-fermement, en badinant comme sérieusement, que lorsque la mort terminera sa carrière, il sera à sa dissolution dépouillé des sens dont il avait l'usage ici-bas ; ce n'est qu'alors qu'il participera à une condition simple et unique ; et sa diversité étant résolue dans l'unité, il sera heureux, sage, et fortuné ". Ce n'est pas sans dessein que Platon est obscur dans ce passage. Comme il croyait que l'âme se réunissait finalement à la substance universelle et unique de la nature dont elle avait été séparée, et qu'elle s'y confondait, sans conserver une existence distincte, il est assez sensible que Platon insinue ici secrètement que lorsqu'il badinait, il enseignait alors que l'homme de bien avait dans l'autre vie une existence distincte, particulière, et personnellement heureuse, conformément à l'opinion populaire sur la vie future ; mais que lorsqu'il parlait sérieusement, il ne croyait pas que cette existence fût particulière et distincte : il croyait au contraire que c'était une vie commune, sans aucune sensation personnelle, une résolution de l'âme dans la substance universelle. J'ajouterai seulement ici, pour confirmer ce que je viens de dire, que Platon dans son Timée s'explique plus ouvertement, et qu'il y avoue que les tourments des enfers sont des opinions fabuleuses.

En effet, les anciens les plus éclairés ont regardé ce que ce philosophe dit des peines et des récompenses d'une autre vie, comme choses d'un genre exotérique, c'est-à-dire comme des opinions destinées pour le peuple, et dont il ne croyait rien lui-même. Lorsque Chrysippe, fameux stoïcien, blâme Platon de s'être servi mal-à-propos des terreurs d'une vie future pour détourner les hommes de l'injustice, il suppose lui-même que Platon n'y ajoutait aucune foi ; il ne le reprend pas d'avoir cru ces opinions, mais de s'être imaginé que ces terreurs puériles pouvaient être utiles au progrès de la vertu. Strabon fait voir qu'il est du même sentiment, lorsqu'en parlant des brachmanes des Indes, il dit qu'ils ont à la manière de Platon inventé des fables concernant l'immortalité de l'âme et le jugement futur. Celse avoue que ce que Platon dit d'un état futur et des demeures fortunées destinées à la vertu, n'est qu'une allégorie. Il réduit le sentiment de ce philosophe sur la nature des peines et des récompenses d'une autre vie, à l'idée de la métempsycose qui servait à la purification des âmes ; et la métempsycose elle-même se réduisait finalement à la réunion de l'âme avec la nature divine, lorsque l'âme, pour me servir de ses expressions, était devenue assez forte pour pénétrer dans les hautes régions.

Les Péripatéticiens et les Stoïciens ayant renoncé au caractère de législateurs, parlaient plus ouvertement contre les peines et les récompenses d'une autre vie. Aussi voyons-nous qu'Aristote s'explique sans détour et de la manière la plus dogmatique, contre les peines et les récompenses d'une autre vie : " La mort, dit-il, est de toutes les choses la plus terrible, c'est la fin de notre existence ; et après elle, l'homme n'a ni bien à espérer, ni mal à craindre ".

Epictete, vrai stoïcien s'il y en eut jamais, dit en parlant de la mort : " Vous n'allez point dans un lieu de peines : vous retournez à la source dont vous êtes sortis, à une douce réunion avec vos éléments primitifs ; il n'y a ni enfer, ni Achéron, ni Cocyte, ni Phlégéton ". Séneque dans sa consolation à Marcia, fille du fameux stoïcien Crémutius Cordus, reconnait et avoue les mêmes principes avec aussi peu de tour qu'Epictete : " Songez que les morts ne ressentent aucun mal ; la terreur des enfers est une fable ; les morts n'ont à craindre ni ténèbres, ni prison, ni torrent de feu, ni fleuve d'oubli ; il n'y a après la mort ni tribunaux, ni coupables ; il règne une liberté vague sans tyrants. Les poètes donnant carrière à leur imagination, ont voulu nous épouvanter par de vaines frayeurs : mais la mort est la fin de toute douleur, le terme de tous les maux ; elle nous remet dans la même tranquillité où nous étions avant que de naître ".

Cicéron dans ses épitres familières où il fait connaître les véritables sentiments de son cœur, dans ses Offices même, se déclare expressément contre ce dogme : " La consolation, dit-il dans une lettre à Torquatus, " qui m'est commune avec vous, c'est " qu'en quittant la vie, je quitterai une république dont je ne regretterai point d'être enlevé ; d'autant plus que la mort exclut tout sentiment ". Et il dit à son ami Térentianus : " Lorsque les conseils ne servent plus de rien, on doit néanmoins, quelque chose qu'il puisse arriver, le supporter avec modération, puisque la mort est la fin de toutes choses ". Il est certain que Cicéron déclare ici ses véritables sentiments. Ce sont des lettres qu'il écrivait à ses amis pour les consoler, lorsqu'il avait besoin lui-même de consolation, à cause de la triste et mauvaise situation des affaires publiques : circonstances où les hommes sont peu susceptibles de déguisements et d'artifices, et où ils sont portés à déclarer leurs sentiments les plus secrets. Les passages que l'on extrait de Cicéron pour prouver qu'il croyait l'immortalité de l'âme, ne détruisent point ce qu'on vient d'avancer : car l'opinion des Payens sur l'immortalité de l'âme, bien-loin de prouver qu'il y eut après cette vie un état de peines et de récompenses, est incompatible avec cette idée, et prouve directement le contraire, comme je l'ai déjà fait voir.

La plus belle occasion de discuter quels étaient les vrais sentiments des différentes sectes philosophiques sur le dogme d'un état futur, se présenta autrefois dans Rome, lorsque César pour dissuader le sénat de condamner à mort les partisans de Catilina, avança que la mort n'était point un mal, comme se l'imaginaient ceux qui prétendaient l'infliger pour châtiment ; appuyant son sentiment par les principes connus d'Epicure sur la mortalité de l'âme. Caton et Cicéron, qui étaient d'avis qu'on fit mourir les conspirateurs, n'entreprirent cependant point de combattre cet argument par les principes d'une meilleure philosophie ; ils se contentèrent d'alléguer l'opinion qui leur avait été transmise par leurs ancêtres sur la croyance des peines et des récompenses d'une autre vie. Au lieu de prouver que César était un méchant philosophe, ils se contentèrent d'insinuer qu'il était un mauvais citoyen. C'était évader l'argument ; et rien n'était plus opposé aux règles de la bonne Logique que cette réponse, puisque c'était cette autorité même de leurs maîtres que César combattait par les principes de la philosophie grecque. Il est donc bien décidé que tous les philosophes grecs n'admettaient point l'immortalité de l'âme dans le sens que nous la croyons. Mais avons-nous des preuves bien convainquantes de cette immortalité ? S'il s'agit d'une certitude parfaite, notre raison ne saurait la décider. La raison nous apprend que notre âme a eu un commencement de son existence ; qu'une cause toute-puissante et souverainement libre l'ayant une fois tirée du néant, la tient toujours sous sa dépendance, et la peut faire cesser dès qu'elle voudra, comme elle l'a fait commencer dès qu'elle a voulu. Je ne puis m'assurer que mon âme subsistera après la mort, et qu'elle subsistera toujours, à moins que je ne sache ce que le Créateur a résolu sur sa destinée. C'est uniquement sa volonté qu'il faut consulter ; et l'on ne peut connaître sa volonté s'il ne la révele. Les seules promesses d'une révélation peuvent donc donner une pleine assurance sur ce sujet ; et nous n'en douterons pas, si nous voulons croire le souverain docteur des hommes. Comme il est le seul qui ait pu leur promettre l'immortalité, il déclare qu'il est le seul qui ait mis ce dogme dans une pleine évidence, et qui l'ait conduit à la certitude. Quoique la révélation seule puisse nous convaincre pleinement de cette immortalité, néanmoins on peut dire que la raison a de très-grands droits sur cette question, et qu'elle fournit en foule des raisons si fortes, et qui deviennent d'un si grand poids par leur assemblage, que cela nous mène à une espèce de certitude. En effet, notre âme douée d'intelligence et de liberté, est capable de connaître l'ordre et de s'y soumettre ; elle l'est de connaître Dieu et de l'aimer ; elle est susceptible d'un bonheur infini par ces deux voies : capable de vertu, avide de félicité et de lumière, elle peut faire à l'infini des progrès à tous ces égards, et contribuer ainsi pendant l'éternité à la gloire de son Créateur. Voilà un grand préjugé pour sa durée. La sagesse de Dieu lui permettrait-elle de placer dans l'âme tant de facultés, sans leur proposer un but qui leur réponde ; d'y mettre un fonds de richesses immenses, qu'une éternité seule suffit à développer ; richesses inutiles pourtant, s'il lui refuse une durée éternelle. Ajoutez à cette première preuve la différence essentielle qui se trouve entre la vertu et le vice : la terre est le lieu de leur naissance et de leur exercice ; mais ce n'est pas le lieu de leur juste rétribution. Un mélange confus des biens et des maux, obscurcit ici-bas l'oeconomie de la providence par rapport aux actions morales. Il faut donc qu'il y ait pour les âmes humaines un temps au-delà de cette vie, où la sagesse de Dieu se manifeste à cet égard, où sa providence se développe, où sa justice éclate par le bonheur des bons, et par les supplices des mécans, et où il paraisse à tout l'Univers que Dieu ne s'intéresse pas moins à la conduite des êtres intelligens, et qu'il ne règne pas moins sur eux que sur les créatures insensibles. Rassemblez les raisons prises de la nature de l'âme humaine, de l'excellence et du but de ses facultés, considérées dans le rapport qu'elles ont avec les attributs divins ; prises des principes de vertu et de religion qu'elle renferme, de ses désirs et de sa capacité pour un bonheur infini ; joignez toutes ces raisons avec celles que nous fournit l'état d'épreuve où l'homme se trouve ici-bas, la certitude et tout-à-la-fais les obscurités de la providence, vous conclurez que le dogme de l'immortalité de l'âme humaine est fort au-dessus du probable. Ces preuves bien méditées, forment en nous une conviction, à laquelle il n'y a que les seules promesses de la révélation qui puissent ajouter quelque chose.

Pour la quatrième question, savoir quels sont les êtres en qui réside l'âme spirituelle, vous consulterez l'article AME DES BESTES. (X)

* Aux quatre questions précédentes sur l'origine, la nature, la destinée de l'âme, et sur les êtres en qui elle réside, les Physiciens et les Anatomistes en ont ajouté une cinquième, qui semblait plus être de leur ressort que de la Métaphysique ; c'est de fixer le siège de l'âme dans les êtres qui en ont. Ceux d'entre les Physiciens qui croient pouvoir admettre la spiritualité de l'âme, et lui accorder en même temps de l'étendue, qualité qu'ils ne peuvent plus regarder comme la différence spécifique de la matière, ne lui fixent aucun siège particulier : ils disent qu'elle est dans toutes les parties du corps ; et comme ils ajoutent qu'elle existe toute entière sous chaque partie de son étendue, la perte de certains membres ne doit rien ôter ni à ses facultés, ni à son activité, ni à ses fonctions. Ce sentiment résout des difficultés : mais il en fait naître d'autres, tant sur cette manière particulière et incompréhensible d'exister des esprits, que sur la distinction de la substance spirituelle et de la substance corporelle : aussi n'est-il guère suivi. Les autres philosophes pensent qu'elle n'est point étendue, et que pourtant il y a dans le corps un lieu particulier où elle réside, et d'où elle exerce son empire. Si ce n'était un certain sentiment commun à tous les hommes, qui leur persuade que leur tête ou leur cerveau est le siège de leurs pensées, il y aurait autant de sujet de croire que c'est le poumon ou le foie, ou tel autre viscère qu'on voudrait ; car si leur mécanisme n'a et ne peut avoir aucun rapport avec la faculté de penser, comme on l'a démontré ci-devant, celui du cerveau n'y en a pas davantage. Il faudrait, à ce qu'il semble, une partie où vinssent aboutir tous les mouvements des sensations, et telle que M. Descartes avait imaginé la glande pinéale. Voyez GLANDE PINEALE. Mais il n'est que trop vrai, comme on le verra dans la suite de cet article, que c'était une pure imagination de ce philosophe, et que non-seulement cette partie, mais nulle autre, n'est capable des fonctions qu'il lui attribuait. Ces traces qu'on suppose si volontiers, et dont les Philosophes ont tant parlé qu'elles sont devenues familières dans le discours commun, on ne sait pas trop bien où les mettre ; et l'on ne voit point de partie dans le cerveau qui soit bien propre ni à les recevoir ni à les garder. Non-seulement nous ne connaissons pas notre âme, ni la manière dont elle agit sur des organes matériels ; mais dans ces organes mêmes nous ne pouvons apercevoir aucune disposition qui détermine l'un plutôt que l'autre à être le siège de l'âme.

Cependant la difficulté du sujet n'exclut pas les hypothèses ; elle doit seulement les faire traiter avec moins de rigueur. Nous ne finirions point si nous les voulions rapporter toutes. Comme il était difficîle de donner la préférence à une partie sur une autre, il n'y en a presqu'aucune où l'on n'ait placé l'âme. On la met dans les ventricules du cerveau, dans le cœur, dans le sang, dans l'estomac, dans les nerfs, etc. mais de toutes ces hypothèses, celles de Descartes, de Vieussens et de Lancisi, ou de M. de la Peyronie, paraissent être les seules auxquelles leurs auteurs aient été conduits par des phénomènes, comme nous l'allons faire voir. M. Vieussens le fils a supposé dans un ouvrage, où il se propose d'expliquer le délire mélancholique, que le centre ovale était le siège des fonctions de l'esprit. Selon les découvertes ou le système de M. Vieussens le père, le centre ovale est un tissu de petits vaisseaux très-déliés, qui communiquent tous les uns avec les autres par une infinité d'autres petits vaisseaux encore infiniment plus déliés, que produisent tous les points de leur surface extérieure. C'est dans les premiers de ces petits vaisseaux que le sang artériel se subtilise au point de devenir esprit animal, et il coule dans les seconds sous la forme d'esprit. Au-dedans de ce nombre prodigieux de tuyaux presqu'absolument imperceptibles, se font tous les mouvements auxquels répondent les idées ; et les impressions que ces mouvements y laissent, sont les traces qui rappellent les idées qu'on a déjà eues. Il faut savoir que le centre ovale se trouve placé à l'origine des nerfs ; ce qui favorise beaucoup la fonction qu'on lui donne ici. Voyez CENTRE OVALE.

Si cette mécanique est une fois admise, on peut imaginer que la santé, pour ainsi dire, matérielle de l'esprit, dépend de la régularité, de l'égalité, de la liberté du cours des esprits dans ces petits canaux. Si la plupart sont affaissés, comme pendant le sommeil, les esprits qui coulent dans ceux qui restent fortuitement ouverts, réveillent au hasard des idées entre lesquelles il n'y a le plus souvent aucune liaison, et que l'âme ne laisse pas d'assembler, faute d'en avoir en même temps d'autres qui lui en fassent voir l'incompatibilité : si au contraire tous les petits tuyaux sont ouverts, et que les esprits s'y portent en trop grande abondance, et avec une trop grande rapidité, il se réveille à-la-fais une foule d'idées très-vives, que l'âme n'a pas le temps de distinguer ni de comparer ; et c'est-là la frénésie. S'il y a seulement dans quelques petits tuyaux une obstruction telle que les esprits cessent d'y couler, les idées qui y étaient attachées sont absolument perdues pour l'âme, elle n'en peut plus faire aucun usage dans ses opérations ; de sorte qu'elle portera un jugement insensé toutes les fois que ces idées lui auraient été nécessaires pour en former un raisonnable ; hors de-là tous ses jugements seront sains : c'est-là le délire mélancholique.

M. Vieussens a fait voir combien sa supposition s'accorde avec tout ce qui s'observe dans cette maladie ; puisqu'elle vient d'une obstruction, elle est produite par un sang trop épais et trop lent, aussi n'a-t-on point de fièvre. Ceux qui habitent un pays chaud, et dont le sang est dépouillé de ses parties les plus subtiles par une trop grande transpiration ; ceux qui usent d'aliments trop grossiers ; ceux qui ont été frappés de quelque grande et longue crainte, etc. doivent être plus sujets au délire mélancholique. On pourrait pousser le détail des suppositions si loin qu'on voudrait, et trouver à chaque supposition différente, un effet différent, d'où il résulterait qu'il n'y a guère de tête si saine où il n'y ait quelque petit tuyau du centre ovale bien bouché.

Mais quand la supposition de la cause de M. Vieussens s'accorderait avec tous les cas qui se présentent, elle n'en serait peut-être pas davantage la cause réelle. Les anciens attribuaient la pesanteur de l'air à l'horreur du vide ; et l'on attribue aujourd'hui tous les phénomènes célestes à l'attraction. Si les anciens sur des expériences réitérées avaient découvert dans cette horreur quelque loi constante, comme on en a découvert une dans l'attraction, auraient-ils pu supposer que l'horreur du vide était vraiment la cause des phénomènes, quand même les phénomènes ne se seraient jamais écartés de cette loi ? Les Newtoniens peuvent-ils supposer que l'attraction soit une cause réelle, quand même il ne surviendrait jamais aucun phénomène qui ne suivit la loi inverse du carré des distances ? Point du tout. Il en est de même de l'hypothèse de M. Vieussens. Le centre ovale a beau avoir des petits tuyaux, dont les uns s'ouvrent et les autres se bouchent : quand il pourrait même s'assurer à la vue (ce qui lui est impossible) que le délire mélancholique augmente ou diminue dans le rapport des petits tuyaux ouverts aux petits tuyaux bouchés, son hypothèse en acquerrait beaucoup plus de certitude, et rentrerait dans la classe du flux et reflux, et de l'attraction considérée relativement aux mouvements de la Lune : mais elle ne serait pas encore démontrée. Tout cela vient de ce que l'on n'aperçoit par-tout que des effets qui se correspondent, et point du-tout dans un de ces effets la raison de l'effet correspondant ; presque toujours la liaison manque, et nous ne la découvrirons peut-être jamais.

Mais de quelque manière que l'on conçoive ce qui pense en nous, il est constant que les fonctions en sont dépendantes de l'organisation, et de l'état actuel de notre corps pendant que nous vivons. Cette dépendance mutuelle du corps et de ce qui pense dans l'homme, est ce qu'on appelle l'union du corps avec l'âme ; union que la saine philosophie et la révélation nous apprennent être uniquement l'effet de la volonté libre du Créateur. Du moins n'avons-nous nulle idée immédiate de dépendance, d'union, ni de rapport entre ces deux choses, corps et pensée. Cette union est donc un fait que nous ne pouvons révoquer en doute, mais dont les détails nous sont absolument inconnus. C'est à la seule expérience à nous les apprendre, et à décider toutes les questions qu'on peut proposer sur cette matière. Une des plus curieuses est celle que nous agitons ici : l'âme exerce-t-elle également ses fonctions dans toutes les parties du corps auquel elle est unie ? ou y en a-t-il quelqu'une à laquelle ce privilège soit particulièrement attaché ? S'il y en a une, quelle est cette partie ? C'est la glande pinéale, a dit Descartes : c'est le centre ovale, a dit Vieussens ; c'est le corps calleux, ont dit Lancisi et M. de la Peyronie. Descartes n'avait pour lui qu'une conjecture, sans autre fondement que quelques convenances : Vieussens a fait un système, appuyé de quelques observations anatomiques ; M. de la Peyronie a présenté le sien avec des expériences.

Descartes vit la glande pinéale unique et comme suspendue au milieu des ventricules du cerveau par deux filaments nerveux et flexibles, qui lui permettent d'être mue en tous sens, et par où elle reçoit toutes les impressions que le cours des esprits ou d'un fluide quelconque qui coule dans les nerfs, y peut apporter de tout le reste du corps ; il vit la glande pinéale environnée d'artérioles, tant du lacis choroïde que des parois internes des ventricules, où elle est renfermée, et dont les plus déliés tendent vers cette glande ; et sur cette situation avantageuse, il conjectura que la glande pinéale était le siège de l'âme, et l'organe commun de toutes nos sensations. Mais on a découvert que la glande pinéale manquait dans certains sujets, ou qu'elle y était entièrement oblitérée, sans qu'ils eussent perdu l'usage de la raison et des sens : on l'a trouvé putréfiée dans d'autres, dont le sort n'avait pas été différent : elle était pourrie dans une femme de vingt-huit ans, qui avait conservé le sens et la raison jusqu'à la fin ; et voilà l'âme délogée de l'endroit que Descartes lui avait assigné pour demeure.

On a des expériences de destruction d'autres parties du cerveau, telles que les nattes et testes, sans que les fonctions de l'âme aient été détruites. Il en faut dire autant des corps cannelés ; c'est M. Petit qui a chassé l'âme des corps cannelés, malgré leur structure singulière. Où est donc le sensorium commune ? où est cette partie, dont la blessure ou la destruction emporte nécessairement la cessation ou l'interruption des fonctions spirituelles, tandis que les autres parties peuvent être altérées ou détruites, sans que le sujet cesse de raisonner ou de sentir ? M. de la Peyronie fait passer en revue toutes les parties du cerveau, excepté le corps calleux ; et il leur donne l'exclusion par une foule de maladies très-marquées et très-dangereuses qui les ont attaquées, sans interrompre les fonctions de l'âme : c'est donc, selon lui, le corps calleux qui est le lieu du cerveau qu'habite l'âme. Oui, c'est selon M. de la Peyronie, le corps calleux qui est ce siège de l'âme, qu'entre les Philosophes les uns ont supposé être par-tout, et que les autres ont cherché en tant d'endroits particuliers ; et voici comment M. de la Peyronie procede dans sa démonstration.

" Un paysan perdit, par un coup reçu à la tête, une très-grande cuillerée de la substance du cerveau ; cependant il guérit, sans que sa raison en fût altérée : donc l'âme ne réside pas dans toute l'étendue de la substance du cerveau. On a Ve des sujets en qui la glande pinéale était oblitérée ou pourrie ; d'autres qui n'en avaient aucune trace, tous cependant jouissaient de la raison : donc l âme n'est pas dans la glande pinéale. On a les mêmes preuves pour les nattes, les testes, l'infundibulum, les corps cannelés, le cervelet ; je veux dire que ces parties ont été ou détruites, ou attaquées de maladies violentes, sans que la raison en souffrit plus que de toute autre maladie : donc l'âme n'est pas dans ces parties. Reste le corps calleux ". On peut voir dans le mémoire de M. de la Peyronie, toutes les expériences par lesquelles il prouve que cette partie du cerveau n'a pu être altérée ou détruite, sans que l'altération ou la perte de la raison ne s'en soit suivie ; nous nous contenterons de rapporter ici celle qui nous a le plus fortement affecté. Un jeune homme de seize ans fut blessé d'un coup de pierre au-haut et au-devant du pariétal gauche ; l'os fut contus et ne parut point fêlé ; il ne survint point d'accident jusqu'au vingt-cinquième jour, que le malade commença à sentir que l'oeil droit s'affoiblissait, et qu'il était pesant et douloureux, surtout lorsqu'on le pressait : au bout de trois jours, il perdit la vue de cet oeil seulement ; il perdit ensuite l'usage presqu'entier de tous les sens, et il tomba dans un assoupissement et un affaissement absolu de tout le corps : on fit des incisions ; on fit trois trépans ; on ouvrit la dure-mère ; on tira d'un abscès, qui devait avoir environ le volume d'un œuf de poule, trois onces et demie de matière épaisse, avec quelques flocons de la substance du cerveau. On jugea par la direction d'une sonde aplatie et arrondie par le bout en forme de champignon, qu'on nomme meningophylax, et par la profondeur de l'endroit où cette sonde pénétroit, qu'elle était soutenue par le corps calleux, quand on l'abandonnait légèrement.

Dès que le pus qui pesait sur le corps calleux fut vuidé, l'assoupissement cessa, la vue et la liberté des sens revinrent. Les accidents recommençaient à mesure que la cavité se remplissait d'une nouvelle suppuration, et ils disparaissaient à mesure que les matières sortaient. L'injection produisait le même effet que la présence des matières : dès que l'on remplissait la cavité, le malade perdait la raison et le sentiment ; et on lui redonnait l'un et l'autre, en pompant l'injection par le moyen d'une seringue : en laissant même aller le meningophylax sur le corps calleux, son seul poids rappelait les accidents, qui disparaissaient quand ce poids était éloigné. Au bout de deux mois, ce malade fut guéri ; il eut la tête entièrement libre, et ne ressentit pas la moindre incommodité.

Voilà donc l'âme installée dans le corps calleux ; jusqu'à ce qu'il survienne quelqu'expérience qui l'en déplace, et qui réduise les Physiologistes dans le cas de ne savoir plus où la mettre. En attendant, considérons combien ses fonctions tiennent à peu de chose : une fibre dérangée ; une goutte de sang extravasé ; une légère inflammation ; une chute ; une contusion : et adieu le jugement, la raison, et toute cette pénétration dont les hommes sont si vains : toute cette vanité dépend d'un filet bien ou mal placé, sain ou mal sain.

Après avoir employé tant d'espace à établir la spiritualité et l'immortalité de l'âme, deux sentiments très-capables d'enorgueillir l'homme sur sa condition à venir ; qu'il nous soit permis d'employer quelques lignes à l'humilier sur sa condition présente par la contemplation des choses futiles d'où dépendent les qualités dont il fait le plus de cas. Il a beau faire, l'expérience ne lui laisse aucun doute sur la connexion des fonctions de l'âme, avec l'état et l'organisation du corps ; il faut qu'il convienne que l'impression inconsidérée du doigt de la Sage-femme suffisait pour faire un sot, de Corneille, lorsque la boite osseuse qui renferme le cerveau et le cervelet, était molle comme de la pâte. Nous finirons cet article par quelques observations qu'on trouve dans les mémoires de l'Académie, dans beaucoup d'autres endroits, et qu'on s'attend sans doute à rencontrer ici. Un enfant de deux ans et demi, ayant joui jusque-là d'une santé parfaite, commença à tomber en langueur ; la tête lui grossissait peu-à-peu : au bout de dix-huit mois il cessa de parler aussi distinctement qu'il avait fait ; il n'apprit plus rien de nouveau ; au contraire toutes les fonctions de l'âme s'altérèrent au point qu'il vint à ne plus donner aucun signe de perception ni de mémoire, non pas même de gout, d'odorat ni d'ouie : il mangeait à toute heure, et recevait indifféremment les bons et les mauvais aliments : il était toujours couché sur le dos, ne pouvant soutenir ni remuer sa tête, qui était devenue fort grosse et fort lourde ; il dormait peu, et criait nuit et jour ; il avait la respiration faible et fréquente, et le poux fort petit, mais réglé ; il digérait assez bien, avait le ventre libre, et fut toujours sans fièvre.

Il mourut après deux ans de maladie ; M. Littre l'ouvrit, et lui trouva le crane d'un tiers plus grand qu'il ne devait être naturellement, de l'eau claire dans le cerveau ; l'entonnoir large d'un pouce et profond de deux ; la glande pinéale cartilagineuse ; la moèlle allongée, moins molle dans sa partie antérieure que le cerveau ; le cervelet skirrheux, ainsi que la partie postérieure de la moèlle allongée, et la moèlle de l'épine et les nerfs qui en sortent, plus petits et plus mous que de coutume. Voyez les mémoires de l'académie, année 1705, page 57 ; année 1741, hist. page 31 ; année 1709, hist. page 11 ; et dans notre Dictionnaire les articles CERVEAU, CERVELET, MOELLE, ENTONNOIR, etc.

La nature des aliments influe tellement sur la constitution du corps, et cette constitution sur les fonctions de l'âme, que cette seule réflexion serait bien capable d'effrayer les mères qui donnent leurs enfants à nourrir à des inconnues.

Les impressions faites sur les organes encore tendres des enfants, peuvent avoir des suites si fâcheuses, relativement aux fonctions de l'âme, que les parents doivent veiller avec soin à ce qu'on ne leur donne aucune terreur panique, de quelque nature qu'elle sait.

Mais voici deux autres faits très-propres à démontrer les effets de l'âme sur le corps, et réciproquement les effets du corps sur l'âme. Une jeune fille, que ses dispositions naturelles ou la sévérité de l'éducation avaient jetée dans une dévotion outrée, tomba dans une espèce de mélancolie religieuse. La crainte mal raisonnée qu'on lui avait inspirée du souverain être, avait rempli son esprit d'idées noires ; et la suppression de ses règles fut une suite de la terreur et des alarmes habituelles dans lesquelles elle vivait. L'on employa inutilement contre cet accident les emménagogues les plus efficaces et les mieux choisis ; la suppression dura ; elle occasionna des effets si fâcheux, que la vie devint bien-tôt insupportable à la jeune malade ; et elle était dans cet état, lorsqu'elle eut le bonheur de faire connaissance avec un ecclésiastique d'un caractère doux et liant, et d'un esprit raisonnable, qui, partie par la douceur de sa conversation, partie par la force de ses raisons, vint à bout de bannir les frayeurs dont elle était obsédée, à la réconcilier avec la vie, et à lui donner des idées plus saines de la Divinité ; et à peine l'esprit fut-il guéri, que la suppression cessa, que l'embonpoint revint, et que la malade jouit d'une très-bonne santé, quoique sa manière de vivre fût exactement la même dans les deux états opposés. Mais comme l'esprit n'est pas moins sujet à des rechutes que le corps, cette fille étant retombée dans ses premières frayeurs superstitieuses, son corps retomba dans le même dérangement, et la maladie fut accompagnée des mêmes symptômes qu'auparavant. L'ecclésiastique suivit, pour la tirer de-là, la même voie qu'il avait employée ; elle lui réussit, les règles reparurent, et la santé revint. Pendant quelques années, la vie de cette jeune personne fut une alternative de superstition et de maladie, de religion et de santé. Quand la superstition dominait, les règles cessaient, et la santé disparaissait ; lorsque la religion et le bon sens reprenaient le dessus, les humeurs suivaient leur cours ordinaire, et la santé revenait.

Un musicien célèbre, grand compositeur, fut attaqué d'une fièvre qui ayant toujours augmenté, devint continue avec des redoublements. Le septième jour il tomba dans un délire violent et presque continu, accompagné de cris, de larmes, de terreurs, et d'une insomnie perpétuelle. Le troisième jour de son délire, un de ces coups d'instinct que l'on dit qui font chercher aux animaux malades les herbes qui leur sont propres, lui fit demander à entendre un petit concert dans sa chambre. Son médecin n'y consentit qu'avec beaucoup de peine ; cependant on lui chanta des cantates de Bernier ; dès les premiers accords qu'il entendit, son visage prit un air serein, ses yeux furent tranquilles, les convulsions cessèrent absolument, il versa des larmes de plaisir, et eut alors pour la Musique une sensibilité qu'il n'avait jamais éprouvée, et qu'il n'éprouva point depuis. Il fut sans fièvre durant tout le concert ; et dès qu'on l'eut fini, il retomba dans son premier état. On ne manqua pas de revenir à un remède dont le succès avait été si imprévu et si heureux. La fièvre et le délire étaient toujours suspendus pendant les concerts ; et la Musique était devenue si nécessaire au malade, que la nuit il faisait chanter et même danser une parente qui le veillait, et à qui son affliction ne permettait guère d'avoir pour son malade la complaisance qu'il en exigeait. Une nuit entr'autres qu'il n'avait auprès de lui que sa garde, qui ne savait qu'un misérable vaudeville, il fut obligé de s'en contenter, et en ressentit quelques effets. Enfin dix jours de Musique le guérirent entièrement, sans autre secours qu'une saignée du pied, qui fut la seconde qu'on lui fit, et qui fut suivie d'une grande évacuation. Voyez TARENTULE.

M. Dodart rapporte ce fait, après l'avoir vérifié. Il ne prétend pas qu'il puisse servir d'exemple ni de règle : mais il est assez curieux de voir comment dans un homme dont la Musique était, pour ainsi dire, devenue l'âme par une longue et continuelle habitude, les concerts ont rendu peu-à-peu aux esprits leur cours naturel. Il n'y a pas d'apparence qu'un peintre put être guéri de même par des tableaux ; la Peinture n'a pas le même pouvoir sur les esprits, et elle ne porterait pas la même impression à l'âme.