S. m. (Physiologie) en grec, , en latin, gustus ; c'est ce sens admirable par lequel on discerne les saveurs, et dont la langue est le principal organe.

Du goût en général. Le goût examiné superficiellement parait être une sensation particulière à la bouche, et différente de la faim et de la soif ; mais allez à la source, et vous verrez que cet organe qui dans la bouche me fait goûter un mets, est le même qui dans cette même bouche, dans l'oesophage et dans l'estomac, me sollicite pour les aliments, et me les fait désirer. Ces trois parties ne sont proprement qu'une organe continu, et ils n'ont qu'un seul et même objet : si la bouche nous donne de l'aversion pour un ragout, le gosier ne se resserre-t-il pas à l'approche d'un mêts qui lui déplait ? L'estomac ne rejette-t-il pas ceux qui lui répugnent ? La faim, la soif, et le goût sont donc trois effets du même organe ; la faim et la soif sont des mouvements de l'organe désirant son objet ; le goût est le mouvement de l'organe de cet objet : bien entendu que l'âme unie à l'organe, est seule le vrai sujet de la sensation.

Cette unité d'organe pour la faim, la soif et le gout, fait que ces trois effets sont presque toujours au même degré dans les mêmes hommes : plus ce désir du manger est violent, plus la jouissance de ce plaisir est délicieuse : plus le goût est flatté, et plus aussi les organes font aisément les frais de cette jouissance, qui est la digestion, parce que tous ces plus que je suppose dans les bornes de l'état de santé, viennent d'un organe plus sain, plus parfait, plus robuste.

Cette règle est générale pour toutes les sensations, pour toutes les passions : les vrais désirs font la mesure du plaisir et de la puissance, parce que la puissance elle-même est la cause et la mesure du plaisir, et celui-ci celle du désir ; plus l'estomac est vorace, plus l'on a de plaisir à manger, et plus on le désire. Sans cet accord réciproque fondé sur le mécanisme de l'organe, les sensations détruiraient l'homme pour le bien duquel elles sont faites ; un gourmand avec un estomac faible serait tué par des indigestions ; quelqu'un qui aurait un estomac vorace, et qui serait sans appétit, sans gout, s'il était possible, périrait et par les tourments de sa voracité, et par le défaut d'aliments que son dégoût refuserait à sa puissance.

Cependant combien n'arrive-t-il pas que le désir surcharge la puissance, surtout chez les hommes ? C'est qu'ils suivent moins les simples mouvements de leurs organes, de leurs puissances, que ne font les animaux ; c'est qu'ils s'en rapportent plus à leur vive imagination augmentée encore par des artifices, et que par-là ils troublent cet ordre établi dans la nature par son auteur : qu'ils cessent donc de faire le procès à des sens, à des passions auxquelles ils ne doivent que de la reconnaissance : qu'ils s'en prennent de leurs défauts à une imagination déréglée, et à une raison qui n'a pas la force d'y mettre un frein.

Le goût en général est le mouvement d'un organe qui jouit de son objet, et qui en sent toute la bonté ; c'est pourquoi le goût est de toutes les sensations : on a du goût pour la Musique et pour la Peinture, comme pour les ragouts, quand l'organe de ces sensations savoure, pour ainsi dire, ces objets.

Quoique le goût proprement pris soit commun à la bouche, à l'oesophage et à l'estomac, et qu'il y ait entre ces trois organes une sympathie telle, que ce qui déplait à l'un, répugne ordinairement à tous, et qu'ils se liguent pour le rejeter ; cependant il faut avouer que la bouche possède cette sensation à un degré supérieur ; elle a plus de finesse, plus de délicatesse que les deux autres : un amer qui répugne à la bouche jusqu'à exciter le vomissement, ne sera pour l'estomac qu'un aiguillon modéré qui en réveillera les fonctions.

Il était bien naturel que la bouche qui devait goûter la première les aliments, et qui par-là devenait le gourmet, l'échanson des deux autres, s'y connut un peu mieux que ces derniers. Ce sens délicat est, comme on vient de voir, le plus essentiel de tous après le toucher ; je dirais plus essentiel que le toucher, si le goût lui-même n'était une espèce de toucher plus fin, plus subtil ; aussi l'objet du goût n'est pas le corps solide qui est celui de la sensation du toucher, mais ce sont les sucs, ou les liqueurs dont ces corps sont imbus, ou qui en ont été extraits, et qu'on appelle corps savoureux ou saveurs. Voyez SAVEUR.

L'organe principal sur lequel les saveurs agissent, est la langue. Bellini est le premier qui nous en a donné une exacte description, à laquelle on ne peut reprocher qu'une diction obscure et entortillée. Ce célèbre médecin qui a joint à l'étude du corps humain, la connaissance de la Physique géométrique, fait remarquer qu'il y a trois espèces d'éminences sur la langue ; on voit d'abord de petites pyramides, ou plutôt des poils assez gros vers la base, et qui sont en forme de cone dans les bœufs : on trouve ensuite de petits champignons qui ont un col assez étroit, et qu'on ne saurait mieux comparer qu'aux extrémités des cornes des limaçons ; enfin il y a des mamelons aplatis percés de trous.

Les petits cones qui se trouvent dans les bœufs, ou les petits poils qu'on voit dans l'homme, ne paraissent pas être l'organe du goût ; il est plus vraisemblable qu'ils ne servent qu'à rendre la langue pour ainsi dire hérissée, afin que les aliments puissent s'y attacher, et que par un tour de langue on puisse nettoyer le palais : ces cones qui rendent la langue rude, étaient surtout nécessaires aux animaux qui paissent, car les herbes peuvent s'y attacher.

Les champignons qui avaient été décrits par Stenon, lequel avait remarqué assez exactement leur forme, et la place qu'ils occupent sur la langue, paraissent être des glandes ; car, comme l'a remarqué ce même auteur, il en transsude une liqueur quand on les presse ; on ne doit donc pas s'imaginer qu'ils soient l'organe du gout.

Il y a plus d'apparence que c'est dans cette espèce de cellules percées de trous que se trouve l'organe qui nous avertit de la qualité des aliments, et qui en reçoit des impressions agréables ou desagréables ; car c'est dans la cavité de ces cellules que se trouvent les extrémités des nerfs, et la langue n'est sensible que dans les endroits où se trouvent les mamelons criblés.

Il y a plusieurs raisons qui nous prouvent que ce sont ces mamelons percés qui sont l'organe du goût ; les poils ou les petites pyramides ne sont pas assez sensibles pour nous faire d'abord apercevoir les moindres impressions des objets ; en effet l'expérience nous fait voir que, si dans les endroits où il n'y a pas de mamelons percés on met un grain de sel, on ne sent aucune impression : mais si l'on met ce grain de sel sur la pointe de la langue, où il y a beaucoup de mamelons percés, il y excitera d'abord une sensation vive.

La structure des mamelons nerveux qui font ici l'organe de la sensation, est un peu différente de celle des mamelons de la peau, et cela proportionnellement à la disparité de leurs objets. Les mamelons de la peau organes du toucher sont petits, leur substance est compacte, fine, recouverte d'une membrane assez polie, et d'un tissu serré ; les mamelons de l'organe du goût sont beaucoup plus gros, plus poreux, plus ouverts ; ils sont abreuvés de beaucoup de lymphe, et recouverts d'une peau ou enchâssés dans des gaines très-inégales, et aussi très-poreuses.

Par cette structure les matières savoureuses sont arrêtées dans ces aspérités, délayées, fondues par cette lymphe abondante, spiritueuse, absorbées par ces pores qui les conduisent à l'aide de cette lymphe, jusque dans les papilles nerveuses sur lesquelles ils impriment leur aiguillon.

Ces mamelons, organes du gout, non-seulement sont en grand nombre sur la langue, mais encore sont répandus çà et là dans la bouche ; l'Anatomie découvre ces mamelons dispersés dans le palais, dans l'intérieur des joues, dans le fond de la bouche, et les observations confirment leur usage. M. de Jussieu rapporte dans les mémoires de l'Académie, l'histoire d'une fille née sans langue, qui ne laissait pas d'avoir du goût : un chirurgien de Saumur a Ve un garçon de huit à neuf ans, qui dans une petite vérole avait perdu totalement la langue par la gangrene, et cependant il distinguait fort bien toutes sortes de gouts. On peut s'assurer par soi-même que le palais sert au gout, en y appliquant quelque corps savoureux : car on ne manquera pas d'en distinguer la saveur, à-mesure que les parties du corps savoureux seront assez développées pour y faire quelque impression.

Il faut avouer cependant que la langue est le grand, le principal organe de cette sensation : sa substance est faite de fibres charnues, au moyen desquelles elle prend diverses figures ; ces fibres sont environnées, et écartées par un tissu moèlleux qui rend le composé plus souple. Une partie de ces fibres charnues s'allonge hors de la langue, s'attache aux environs, et forme les muscles extérieurs qui portent le corps de cet organe de toutes parts ; ce corps fibreux et médullaire est enfermé dans une espèce de gaine ou de membrane très-forte.

Le nerf de la neuvième paire, suivant Boerhaave, (Willis dit celui de la cinquième paire) après s'être ramifié dans les fibres de la langue, se termine à sa surface. Les ramifications de ce nerf dépouillées de leur première tunique, forment les mamelons dont nous avons parlé ; leur dépouille fortifie l'enveloppe de la langue, et contribue aussi à la sensation.

Les divers mouvements dont la substance de la langue est capable, excitent la secrétion de la lymphe qui abreuve les mamelons, ouvrent les pores qui y conduisent, déterminent les sucs savoureux à s'y introduire.

Tel est l'organe du gout. Cette sensation existera plus ou moins dans toutes les parties de la bouche, suivant qu'il s'y trouvera des mamelons goutants, plus ou moins dispersés. Philoxene, ce fameux gourmand de l'antiquité, contemporain de Denys le tyran, qui ne faisait servir sur la table que des mets extrêmement chauds, et qui souhaitait d'avoir le col long comme une grue, pour pouvoir goûter les vins ; Philoxene, dis-je, avait sans doute dans la tunique interne de l'oesophage les mamelons du goût plus fins qu'ailleurs ; mais son exemple, ni celui de quelques autres personnes, ne détruit point la vérité établie ci-dessus, qu'il faut placer l'organe véritable et immédiat du goût dans les mamelons de la langue que nous avons décrits ; parce qu'ils sont vraiment capables de cette sensation ; parce que là où ils n'existent pas, il n'y a point de goût proprement dit, mais seulement un attouchement ; parce que le goût est plus fin où ces mamelons sont en plus grande quantité, savoir au bout de la langue ; parce que quand ces mamelons sont affectés, enlevés, brulés, le goût se perd, et qu'il se retablit à-mesure qu'ils se regenèrent.

On pourra comprendre encore mieux la sensation du gout, si l'on réunit sous un point les diverses choses qui y concourent, et si l'on se donne la peine de considérer ; 1°. que le tapis de la bouche est non-seulement délicat, mais poreux pour s'imbiber facilement du suc savoureux des aliments ; 2°. que ce tapis est criblé d'ouvertures par lesquelles la bouche est sans cesse abreuvée de salive, humeur préparée dans diverses glandes, avec une subtilité et une ténuité capable de dissoudre les aliments, de manière qu'étant mêlés avec ce dissolvant, ils descendent dans le ventricule où la dissolution s'acheve ; 3°. que cette humeur dissolvante ayant la vertu de fondre, s'il faut ainsi dire, les aliments, en détache les sels dans lesquels consiste la saveur, qui n'est point sensible avant cette dissolution, ces sels y étant enveloppés avec les parties terrestres et insipides ; 4°. que les mamelons nerveux qui sont les organes du goût ont une délicatesse particulière, tant par la nature, qu'à cause qu'étant enfermés dans la bouche et dans les lieux à couvert, ils ne sont point exposés aux injures de l'air qui les dessecherait, et leur ferait perdre cette délicatesse de sensation, qu'une chaleur égale, modérée, l'humidité et la transpiration du dedans de la bouche y entretiennent, les rendant par ce moyen pénétrables aux sucs savoureux des aliments ; 5°. enfin que le mouvement de la langue qui est si fréquent, si prompt, si facile, sert à remuer, et retourner de tous sens les aliments pour les faire appliquer aux différentes parties du dedans de la bouche dans lesquels le sentiment du goût réside.

L'objet du goût est toute matière du règne végétal, animal, minéral, mêlée ou séparée, dont on tire par art le sel et l'huile, et conséquemment toute matière saline, savonneuse, huileuse, spiritueuse.

Voici donc comment se fait le gout. La matière qui en est l'objet, atténuée, et le plus souvent dissoute dans la salive, échauffée dans la bouche, appliquée à la langue par les mouvements de la bouche, s'insinue entre les pores des gaines membraneuses ; et de-là pénétrant à la surface des papilles qui y sont cachées, les affecte, et y produit un mouvement nouveau, lequel se propageant au sensorium commune, fait naître la sensation des diverses saveurs.

J'ai dit que la matière qui est l'objet du gout, doit être atténuée, parce que pour bien goûter les corps sapides, il ne faut pas les tenir tranquilles sur la langue, mais les remuer pour mieux les diviser ; il faut que les sels soient fondus pour être goutés : la langue ne goute que ce qui est assez fin pour enfiler les pores des mamelons nerveux.

J'ai ajouté que cette matière, objet du gout, doit être échauffée dans la bouche, parce que quand la langue est extrêmement refroidie, ce qui est rare, et que les corps qu'on lui présente sont très-froids, le goût ne se fait point. L'eau changée en glace n'a pas de goût ; le froid ôte le piquant de l'eau-de-vie, et de toutes les liqueurs spiritueuses.

Explications de plusieurs phénomènes du gout. Comme le goût ne dépend que de l'action des sels et d'autres matières acres sur les nerfs, on peut demander pourquoi nous ne pouvons pas connaître le goût de ces mêmes sels dans les autres parties du corps ? Mais il est évident que dès-que les nerfs seront différemment arrangés dans quelque partie, les impressions qu'ils recevront seront différentes : or dans le corps humain il n'y a nulle partie où les nerfs soient disposés comme dans la langue, il faut donc de toute nécessité que les parties des sels y agissent diversement.

Par quelle raison le même objet excite-t-il souvent des gouts si différents selon l'âge, le tempérament, les maladies, le sexe, l'habitude, et les choses qu'on a goutées auparavant ? C'est une question qui se trouve vérifiée dans toute son étendue, et dont la solution dépend de la texture, disposition et obstruction des mamelons nerveux.

Le même objet excite des gouts différents selon les âges ; le vin du Rhin si agréable aux adultes, irrite les jeunes enfants à cause de la délicatesse de leurs nerfs. Le sucre et les friandises qui plaisent à ceux-ci, sont trop fades pour les autres qui aiment le salé, l'acre, le spiritueux, les ragouts forts et assaisonnés. Toutes ces variétés viennent de celles des nerfs plus sensibles dans le jeune âge, plus calleux et difficiles à émouvoir dans l'adulte.

Le même objet excite encore des gouts différents selon le sexe, les maladies, le tempérament et les choses qu'on a goutées auparavant. En effet les filles qui ont les pâles couleurs, n'aiment que les choses acres, acides, capables d'atténuer le mucus de l'estomac. Tout parait amer dans la jaunisse ; les leucophlegmatiques ne peuvent supporter le goût du sucre de Saturne, les filles hystériques celui des sucreries ; quand la bîle ou la putridité domine, on a de l'horreur pour les choses alkalescentes, on appete les acides. Après les sels muriatiques, les vins acides plaisent, et non après le miel, ni le sucre, etc. Quelque reste des gouts précédents restent nichés dans les pores des petites gaines nerveuses jusqu'à-ce qu'ils en sortent, ou pour se mêler avec les nouvelles matières sapides, ou pour les empêcher d'affecter les nerfs.

Enfin les mêmes objets excitent des gouts, des sensations différentes suivant l'habitude, parce qu'on apprend à goûter, parce qu'il n'y a que les choses inusitées dont on est frappé. Ce n'est qu'à la longue qu'on voit dans les ténèbres. Cet aveugle à qui Cheselden abattit la cataracte eut un grand plaisir à voir les couleurs rouges. Boyle fait mention d'un homme à qui la subite impression de la lumière fit sentir un doux prurit, une volupté par-tout le corps presque semblable à celle du plaisir des femmes ; mais par un malheur inévitable cette sensibilité ne dura pas.

Pourquoi les nerfs nuds et la langue excoriée sont-ils si sensibles à l'impression des corps qui ont le plus de gout, tels que les sels, les aromates, les esprits ? Malpighi parle d'un homme qui avait l'enveloppe externe de la langue si fine, que tout ce qu'il mangeait lui causait de la douleur, excepté le lait, le bouillon, et l'eau qu'il avalait sans peine. Il est nécessaire qu'il y ait quelque mucus et des gaines entre les nerfs sensitifs, et les corps sapides pour tempérer le gout, sans quoi il ne peut se faire ; la même chose arrive si l'enveloppe des nerfs est trop seche, dure et calleuse. Toutes les sensations que nous éprouvons ne diffèrent que par le plus ou le moins ; ainsi le plaisir n'est que le commencement de la douleur. Un chatouillement doux est voluptueux, parce qu'il ne cause qu'un mouvement leger dans les nerfs ; il est douloureux s'il augmente, parce qu'il irrite les fibres nerveuses ; enfin il peut les déchirer, causer des convulsions et la mort. On voit par-là que les matières qui ont un goût fort vif, pourront faire sur la langue non-seulement des impressions très-sensibles, mais très-douloureuses.

Pourquoi les choses qui ont du goût fortifient-elles promptement ? Quand nous sommes dans la langueur, il y a des matières dont le goût agréable et vif nous redonne d'abord des forces. Cela vient de ce que leurs parties agitent les nerfs, et y font couler le suc nerveux ; mais il ne faut pas croire que cette agitation seule qui arrive aux nerfs de la langue, puisse produire un tel effet : les parties subtiles dont nous parlons, s'insinuent d'abord dans les vaisseaux, les agitent par leur action, se portent au cerveau où ils ébranlent le principe des nerfs ; tout cela fait couler dans notre machine le suc nerveux qui était presque sans mouvement.

Mais qu'est-ce qui donne tant de goût et de force à ces corps qui fortifient si promptement ? Presque rien, l'esprit recteur des Chimistes. Sendivogius dit que ce liquide subtil et restaurant, à qui les chimistes ont donné le nom d'esprit recteur, fait 1/8200 de tout le corps aromatique : d'une livre entière de canelle on tire à peine 60 gouttes d'huîle éthérée ; c'est une de ces gouttes d'huîle qui passant par des veines très-déliées dans le sang ; y arrive avec toute sa vertu dont le corps se trouve tout-à-coup animé.

D'où vient que l'eau, les huiles douces, la terre sont insipides ? Parce que ce qui est plus faible que ce qui arrose continuellement les organes de nos sens ne peut les frapper. Nous n'apercevons le battement du cœur et des artères que lorsqu'il est excessif. L'eau pure est moins salée que la salive, le moyen qu'on la goute ! Si elle a du gout, dès-lors elle est mauvaise. La terre et l'huîle sont composées de parties trop grossières pour pouvoir traverser les pores qui mènent aux nerfs du gout.

D'où procede la liaison particulière qui règne entre le goût et l'odorat, liaison plus grande qu'entre le goût et les autres sens ? Car, quoique la vue et l'ouie produisent sur les organes du goût des effets semblables à ceux que cause l'odorat, comme d'exciter l'appétit ou de procurer le vomissement quand on voit ou qu'on entend nommer des choses dont le goût plait, ou déplait assez pour révolter, il est néanmoins certain que l'odorat agit plus puissamment. On en trouve la raison dans le rapport immédiat et prochain que les odeurs et les saveurs ont ensemble ; elles consistent toutes deux dans les esprits développés des matières odorantes et savoureuses ; outre que la membrane qui tapisse le nez organe de l'odorat, est une continuation de la même membrane qui tapisse la bouche, le gosier, l'oesophage et l'estomac organes du goût en général. C'est en vertu des mêmes causes qu'on savoure d'avance avec volupté le café par son odeur aromatique, et qu'on est révolté contre quelque mets, ou contre une médecine dont l'odeur est desagréable. Voyez ODORAT.

Ajoutez que l'imagination exerce ici comme ailleurs son souverain empire. L'ame se rappelant les mauvaises qualités d'un aliment puant, les nausées et les tristes effets d'un purgatif, s'en renouvelle l'idée à l'odeur ; et cette idée trouble en un moment les organes du gout, de la déglutition et de la digestion. Aussi voit-on que les personnes dont l'imagination est fort vive, sont les plus sujettes à cet ébranlement de la machine, qui fait que l'odeur, la vue même, ou l'ouie des choses très-agréables ou desagréables au gout, suffisent pour affecter ces personnes délicates, dont le genre nerveux s'émeut facilement.

Voilà les principales questions qu'on fait sur le goût ; on peut résoudre assez bien toutes les autres par les mêmes principes. Il serait trop long d'entrer dans de plus grands détails ; d'ailleurs le lecteur peut s'instruire à fond dans les ouvrages des Physiciens qui ont approfondi ce sujet ; Bellini, Malpighi, Ruysch, Boerhaave, et M. le Cat. (D.J.)

GOUT, (Grammaire Littérat. et Philos.) On a Ve dans l'article précédent en quoi consiste le goût au physique. Ce sens, ce don de discerner nos aliments, a produit dans toutes les langues connues, la métaphore qui exprime par le mot gout, le sentiment des beautés et des défauts dans tous les arts : c'est un discernement prompt comme celui de la langue et du palais, et qui prévient comme lui la réflexion ; il est comme lui sensible et voluptueux à l'égard du bon ; il rejette comme lui le mauvais avec soulevement ; il est souvent, comme lui, incertain et égaré, ignorant même si ce qu'on lui présente doit lui plaire, et ayant quelquefois besoin comme lui d'habitude pour se former.

Il ne suffit pas pour le gout, de voir, de connaître la beauté d'un ouvrage ; il faut la sentir, en être touché. Il ne suffit pas de sentir, d'être touché d'une manière confuse, il faut démêler les différentes nuances ; rien ne doit échapper à la promptitude du discernement ; et c'est encore une ressemblance de ce goût intellectuel, de ce goût des Arts, avec le goût sensuel : car si le gourmet sent et reconnait promptement le mélange de deux liqueurs, l'homme de gout, le connaisseur, verra d'un coup-d'oeil prompt le mélange de deux styles ; il verra un défaut à côté d'un agrément ; il sera saisi d'enthousiasme à ce vers des Horaces : Que vouliez-vous qu'il fit contre trois ? qu'il mourut. Il sentira un dégoût involontaire au vers suivant : Ou qu'un beau désespoir alors le secourut.

Comme le mauvais goût au physique consiste à n'être flatté que par des assaisonnements trop piquans et trop recherchés, aussi le mauvais goût dans les Arts est de ne se plaire qu'aux ornements étudiés, et de ne pas sentir la belle nature.

Le goût dépravé dans les aliments, est de choisir ceux qui dégoutent les autres hommes ; c'est une espèce de maladie. Le goût dépravé dans les Arts est de se plaire à des sujets qui révoltent les esprits bien faits ; de préférer le burlesque au noble, le précieux et l'affecté au beau simple et naturel : c'est une maladie de l'esprit. On se forme le goût des Arts beaucoup plus que le goût sensuel ; car dans le goût physique, quoiqu'on finisse quelquefois par aimer les choses pour lesquelles on avait d'abord de la répugnance, cependant la nature n'a pas voulu que les hommes en général apprissent à sentir ce qui leur est nécessaire ; mais le goût intellectuel demande plus de temps pour se former. Un jeune homme sensible, mais sans aucune connaissance, ne distingue point d'abord les parties d'un grand chœur de Musique ; ses yeux ne distinguent point d'abord dans un tableau, les dégradations, le clair obscur, la perspective, l'accord des couleurs, la correction du dessein : mais peu-à-peu ses oreilles apprennent à entendre, et ses yeux à voir ; il sera ému à la première représentation qu'il verra d'une belle tragédie ; mais il n'y démêlera ni le mérite des unités, ni cet art délicat par lequel aucun personnage n'entre ni ne sort sans raison, ni cet art encore plus grand qui concentre des intérêts divers dans un seul, ni enfin les autres difficultés surmontées. Ce n'est qu'avec de l'habitude et des réflexions qu'il parvient à sentir tout-d'un-coup avec plaisir ce qu'il ne démêlait pas auparavant. Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n'en avait pas, parce qu'on y prend peu-à-peu l'esprit des bons artistes : on s'accoutume à voir des tableaux avec les yeux de Lebrun, du Poussin, de le Sueur ; on entend la déclamation notée des scènes de Quinaut avec l'oreille de Lully ; et les airs, les symphonies, avec celle de Rameau. On lit les livres avec l'esprit des bons auteurs.

Si toute une nation s'est réunie dans les premiers temps de la culture des Beaux-Arts, à aimer des auteurs pleins de défauts, et méprisés avec le temps, c'est que ces auteurs avaient des beautés naturelles que tout le monde sentait, et qu'on n'était pas encore à portée de démêler leurs imperfections : ainsi Lucilius fut chéri des Romains, avant qu'Horace l'eut fait oublier ; Regnier fut gouté des François avant que Boileau parut : et si des auteurs anciens qui bronchent à chaque page, ont pourtant conservé leur grande réputation, c'est qu'il ne s'est point trouvé d'écrivain pur et châtié chez ces nations, qui leur ait dessillé les yeux, comme il s'est trouvé un Horace chez les Romains, un Boileau chez les Français.

On dit qu'il ne faut point disputer des gouts, et on a raison quand il n'est question que du goût sensuel, de la répugnance que l'on a pour une certaine nourriture, de la préférence qu'on donne à une autre ; on n'en dispute point, parce qu'on ne peut corriger un défaut d'organes. Il n'en est pas de même dans les Arts ; comme ils ont des beautés réelles, il y a un bon goût qui les discerne, et un mauvais goût qui les ignore ; et on corrige souvent le défaut d'esprit qui donne un goût de travers. Il y a aussi des âmes froides, des esprits faux, qu'on ne peut ni échauffer ni redresser ; c'est avec eux qu'il ne faut point disputer des gouts, parce qu'ils n'en ont aucun.

Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui n'est pas au rang des Beaux-Arts : alors il mérite plutôt le nom de fantaisie. C'est la fantaisie, plutôt que le gout, qui produit tant de modes nouvelles.

Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive d'ordinaire après les siècles de perfection. Les artistes craignant d'être imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils s'éloignent de la belle nature que leurs prédécesseurs ont saisie : il y a du mérite dans leurs efforts ; ce mérite couvre leurs défauts, le public amoureux des nouveautés, court après eux ; il s'en dégoute bien-tôt, et il en parait d'autres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils s'éloignent de la nature encore plus que les premiers : le goût se perd, on est entouré de nouveautés qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il en est, et il regrette en vain le siècle du bon goût qui ne peut plus revenir ; c'est un dépôt que quelques bons esprits conservent alors loin de la foule.

Il est de vastes pays où le goût n'est jamais parvenu ; ce sont ceux où la société ne s'est point perfectionnée, où les hommes et les femmes ne se rassemblent point, où certains arts, comme la Sculpture, la Peinture des êtres animés, sont défendus par la religion. Quand il y a peu de société, l'esprit est retréci, sa pointe s'émousse, il n'a pas de quoi se former le gout. Quand plusieurs Beaux-Arts manquent, les autres ont rarement de quoi se soutenir, parce que tous se tiennent par la main, et dépendent les uns des autres. C'est une des raisons pourquoi les Asiatiques n'ont jamais eu d'ouvrages bien faits presque en aucun genre, et que le goût n'a été le partage que de quelques peuples de l'Europe. Article de M. DE VOLTAIRE.

Nous joindrons à cet excellent article, le fragment sur le gout, que M. le président de Montesquieu destinait à l'Encyclopédie, comme nous l'avons dit à la fin de son éloge, tome V. de cet Ouvrage ; ce fragment a été trouvé imparfait dans ses papiers : l'auteur n'a pas eu le temps d'y mettre la dernière main ; mais les premières pensées des grands maîtres méritent d'être conservées à la postérité, comme les esquisses des grands peintres.

Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l'art. Dans notre manière d'être actuelle, notre âme goute trois sortes de plaisirs, il y en a qu'elle tire du fond de son existence même, d'autres qui résultent de son union avec le corps, d'autres enfin qui sont fondés sur les plis et les préjugés que de certaines institutions, de certains usages, de certaines habitudes lui ont fait prendre.

Ce sont ces différents plaisirs de notre âme qui forment les objets du gout, comme le beau, le bon, l'agréable, le naïf, le délicat, le tendre, le gracieux, le je ne sais quoi, le noble, le grand, le sublime, le majestueux, etc. Par exemple, lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu'elle est bonne ; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir, sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l'appelons belle.

Les anciens n'avaient pas bien démêlé ceci ; ils regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme ; ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd'hui insoutenables, parce qu'ils sont fondés sur une philosophie fausse : car tous ces raisonnements tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l'humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien.

Les sources du beau, du bon, de l'agréable, etc. sont donc dans nous-mêmes ; et en chercher les raisons, c'est chercher les causes des plaisirs de notre âme.

Examinons donc notre âme, étudions-la dans ses actions et dans ses passions, cherchons-la dans ses plaisirs ; c'est-là où elle se manifeste davantage. La Poésie, la Peinture, la Sculpture, l'Architecture, la Musique, la Danse, les différentes sortes de jeux, enfin les ouvrages de la nature et de l'art, peuvent lui donner du plaisir : voyons pourquoi, comment et quand ils les lui donnent ; rendons raison de nos sentiments ; cela pourra contribuer à nous former le gout, qui n'est autre chose que l'avantage de découvrir avec finesse et avec promptitude la mesure du plaisir que chaque chose doit donner aux hommes.

Des plaisirs de notre âme. L'ame, indépendamment des plaisirs qui lui viennent des sens, en a qu'elle aurait indépendamment d'eux et qui lui sont propres ; tels sont ceux que lui donnent la curiosité, les idées de sa grandeur, de ses perfections, l'idée de son existence opposée au sentiment de la nuit, le plaisir d'embrasser tout d'une idée générale, celui de voir un grand nombre de choses, etc. celui de comparer, de joindre et de séparer les idées. Ces plaisirs sont dans la nature de l'âme, indépendamment des sens, parce qu'ils appartiennent à tout être qui pense ; et il est fort indifférent d'examiner ici si notre âme a ces plaisirs comme substance unie avec le corps, ou comme séparée du corps, parce qu'elle les a toujours et qu'ils sont les objets du goût : ainsi nous ne distinguerons point ici les plaisirs qui viennent à l'âme de sa nature, d'avec ceux qui lui viennent de son union avec le corps ; nous appellerons tout cela plaisirs naturels, que nous distinguerons des plaisirs acquis que l'âme se fait par de certaines liaisons avec les plaisirs naturels ; et de la même manière et par la même raison, nous distinguerons le goût naturel et le goût acquis.

Il est bon de connaître la source des plaisirs dont le goût est la mesure : la connaissance des plaisirs naturels et acquis pourra nous servir à rectifier notre goût naturel et notre goût acquis. Il faut partir de l'état où est notre être, et connaître quels sont ses plaisirs pour parvenir à mesurer ses plaisirs, et même quelquefois à sentir ses plaisirs.

Si notre âme n'avait point été unie au corps, elle aurait connu, mais il y a apparence qu'elle aurait aimé ce qu'elle aurait connu : à-présent nous n'aimons presque que ce que nous ne connaissons pas.

Notre manière d'être est entièrement arbitraire ; nous pouvions avoir été faits comme nous sommes ou autrement ; mais si nous avions été faits autrement, nous aurions senti autrement ; un organe de plus ou de moins dans notre machine, aurait fait une autre éloquence, une autre poésie ; une contexture différente des mêmes organes aurait fait encore une autre poésie : par exemple, si la constitution de nos organes nous avait rendu capables d'une plus longue attention, toutes les règles qui proportionnent la disposition du sujet à la mesure de notre attention, ne seraient plus ; si nous avions été rendus capables de plus de pénétration, toutes les règles qui sont fondées sur la mesure de notre pénétration, tomberaient de même ; enfin toutes les lois établies sur ce que notre machine est d'une certaine façon, seraient différentes si notre machine n'était pas de cette façon.

Si notre vue avait été plus faible et plus confuse, il aurait fallu moins de moulures et plus d'uniformité dans les membres de l'Architecture : si notre vue avait été plus distincte, et notre âme capable d'embrasser plus de choses à-la-fais, il aurait fallu dans l'Architecture plus d'ornements. Si nos oreilles avaient été faites comme celles de certains animaux, il aurait fallu réformer bien de nos instruments de Musique : je sais bien que les rapports que les choses ont entre elles auraient subsisté ; mais le rapport qu'elles ont avec nous ayant changé, les choses qui dans l'état présent font un certain effet sur nous, ne le feraient plus ; et comme la perfection des Arts est de nous présenter les choses telles qu'elles nous fassent le plus de plaisir qu'il est possible, il faudrait qu'il y eut du changement dans les Arts, puisqu'il y en aurait dans la manière la plus propre à nous donner du plaisir.

On croit d'abord qu'il suffirait de connaître les diverses sources de nos plaisirs, pour avoir le gout, et que quand on a lu ce que la Philosophie nous dit là-dessus, on a du gout, et que l'on peut hardiment juger des ouvrages. Mais le goût naturel n'est pas une connaissance de théorie ; c'est une application prompte et exquise des règles même que l'on ne connait pas. Il n'est pas nécessaire de savoir que le plaisir que nous donne une certaine chose que nous trouvons belle, vient de la surprise ; il suffit qu'elle nous surprenne et qu'elle nous surprenne autant qu'elle le doit, ni plus ni moins.

Ainsi ce que nous pourrions dire ici, et tous les préceptes que nous pourrions donner pour former le gout, ne peuvent regarder que le goût acquis, c'est-à-dire ne peuvent regarder directement que ce goût acquis, quoiqu'il regarde encore indirectement le goût naturel : car le goût acquis affecte, change, augmente et diminue le goût naturel, comme le goût naturel affecte, change, augmente et diminue le goût acquis.

La définition la plus générale du gout, sans considérer s'il est bon ou mauvais, juste ou non, est ce qui nous attache à une chose par le sentiment ; ce qui n'empêche pas qu'il ne puisse s'appliquer aux choses intellectuelles, dont la connaissance fait tant de plaisir à l'âme, qu'elle était la seule félicité que de certains philosophes pussent comprendre. L'ame connait par ses idées et par ses sentiments ; elle reçoit des plaisirs par ces idées et par ces sentiments : car quoique nous opposions l'idée au sentiment, cependant lorsqu'elle voit une chose, elle la sent ; et il n'y a point de choses si intellectuelles, qu'elle ne voie ou ne croye voir, et par conséquent qu'elle ne sente.

De l'esprit en général. L'esprit est le genre qui a sous lui plusieurs espèces, le génie, le bon sens, le discernement, la justesse, le talent, le gout.

L'esprit consiste à avoir les organes bien constitués, relativement aux choses où il s'applique. Si la chose est extrêmement particulière, il se nomme talent ; s'il a plus de rapport à un certain plaisir délicat des gens du monde, il se nomme goût ; si la chose particulière est unique chez un peuple, le talent se nomme esprit, comme l'art de la guerre et l'Agriculture chez les Romains, la Chasse chez les sauvages, etc.

De la curiosité. Notre âme est faite pour penser, c'est-à-dire pour apercevoir ; or un tel être doit avoir de la curiosité : car comme toutes les choses sont dans une chaîne où chaque idée en précède une et en suit une autre, on ne peut aimer à voir une chose sans désirer d'en voir une autre ; et si nous n'avions pas ce désir pour celle-ci, nous n'aurions eu aucun plaisir à celle-là. Ainsi quand on nous montre une partie d'un tableau, nous souhaitons de voir la partie que l'on nous cache à-proportion du plaisir que nous a fait celle que nous avons vue.

C'est donc le plaisir que nous donne un objet qui nous porte vers un autre ; c'est pour cela que l'âme cherche toujours des choses nouvelles, et ne se repose jamais.

Ainsi on sera toujours sur de plaire à l'âme, lorsqu'on lui fera voir beaucoup de choses ou plus qu'elle n'avait espéré d'en voir.

Par-là on peut expliquer la raison pourquoi nous avons du plaisir lorsque nous voyons un jardin bien régulier, et que nous en avons encore lorsque nous voyons un lieu brut et champêtre : c'est la même cause qui produit ces effets.

Comme nous aimons à voir un grand nombre d'objets, nous voudrions étendre notre vue, être en plusieurs lieux, parcourir plus d'espace : enfin notre âme fuit les bornes, et elle voudrait, pour ainsi dire, étendre la sphère de sa présence ; ainsi c'est un grand plaisir pour elle de porter sa vue au loin. Mais comment le faire ? dans les villes, notre vue est bornée par des maisons ; dans les campagnes, elle l'est par mille obstacles : à peine pouvons-nous voir trois ou quatre arbres. L'art vient à notre secours, et nous découvre la nature qui se cache elle-même ; nous aimons l'art et nous l'aimons mieux que la nature, c'est-à-dire la nature dérobée à nos yeux : mais quand nous trouvons de belles situations, quand notre vue en liberté peut voir au loin des prés, des ruisseaux, des collines, et ces dispositions qui sont, pour ainsi dire créées exprès, elle est bien autrement enchantée que lorsqu'elle voit les jardins de la Nôtre, parce que la nature ne se copie pas, au lieu que l'art se ressemble toujours. C'est pour cela que dans la Peinture nous aimons mieux un paysage que le plan du plus beau jardin du monde ; c'est que la Peinture ne prend la nature que là où elle est belle, là où la vue se peut porter au loin et dans toute son étendue, là où elle est variée, là où elle peut être vue avec plaisir.

Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c'est lorsque l'on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d'autres, et qu'on nous fait découvrir tout-d'un-coup ce que nous ne pouvions espérer qu'après une grande lecture.

Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d'Annibal : " lorsqu'il pouvait, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en jouir " ; cùm victoriâ posset uti, frui maluit.

Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine, quand il dit : " ce fut vaincre que d'y entrer " ; intraisse victoria fuit.

Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse : " c'est le Scipion qui croit pour la destruction de l'Afrique " ; hic erit Scipio, qui in exitium Africae crescit. Vous croyez voir un enfant qui croit et s'élève comme un géant.

Enfin il nous fait voir le grand caractère d'Annibal, la situation de l'univers, et toute la grandeur du peuple romain, lorsqu'il dit : " Annibal fugitif cherchait au peuple romain un ennemi par tout l'univers " ; qui profugus ex Africâ, hostem populo romano toto orbe quaerebat.

Des plaisirs de l'ordre. Il ne suffit pas de montrer à l'âme beaucoup de choses, il faut les lui montrer avec ordre ; car pour lors nous nous ressouvenons de ce que nous avons vu, et nous commençons à imaginer ce que nous verrons ; notre âme se félicite de son étendue et de sa pénétration : mais dans un ouvrage où il n'y a point d'ordre, l'âme sent à chaque instant troubler celui qu'elle y veut mettre. La suite que l'auteur s'est faite, et celle que nous nous faisons se confondent ; l'âme ne retient rien, ne prévait rien ; elle est humiliée par la confusion de ses idées, par l'inanité qui lui reste ; elle est vainement fatiguée et ne peut goûter aucun plaisir ; c'est pour cela que quand le dessein n'est pas d'exprimer ou de montrer la confusion, on met toujours de l'ordre dans la confusion même. Ainsi les Peintres grouppent leurs figures ; ainsi ceux qui peignent les batailles mettent-ils sur le devant de leurs tableaux les choses que l'oeil doit distinguer, et la confusion dans le fond et le lointain.

Des plaisirs de la variété. Mais s'il faut de l'ordre dans les choses, il faut aussi de la variété : sans cela l'âme languit ; car les choses semblables lui paraissent les mêmes ; et si une partie d'un tableau qu'on nous découvre, ressemblait à une autre que nous aurions vue, cet objet serait nouveau sans le paraitre, et ne ferait aucun plaisir ; et comme les beautés des ouvrages de l'art semblables à celles de la nature, ne consistent que dans les plaisirs qu'elles nous font, il faut les rendre propres le plus que l'on peut à varier ces plaisirs ; il faut faire voir à l'âme des choses qu'elle n'a pas vues ; il faut que le sentiment qu'on lui donne soit différent de celui qu'elle vient d'avoir.

C'est ainsi que les histoires nous plaisent par la variété des récits, les romans par la variété des prodiges, les pièces de théâtre par la variété des passions, et que ceux qui savent instruire modifient le plus qu'ils peuvent le ton uniforme de l'instruction.

Une longue uniformité rend tout insupportable ; le même ordre des périodes longtemps continué, accable dans une harangue : les mêmes nombres et les mêmes chutes mettent de l'ennui dans un long poème. S'il est vrai que l'on ait fait cette fameuse allée de Moscou à Petersbourg, le voyageur doit périr d'ennui renfermé entre les deux rangs de cette allée ; et celui qui aura voyagé longtemps dans les Alpes, en descendra dégouté des situations les plus heureuses et des points de vue les plus charmants.

L'ame aime la variété, mais elle ne l'aime, avons-nous dit, que parce qu'elle est faite pour connaître et pour voir : il faut donc qu'elle puisse voir, et que la variété le lui permette, c'est-à-dire, il faut qu'une chose soit assez simple pour être aperçue, et assez variée pour être aperçue avec plaisir.

Il y a des choses qui paraissent variées et ne le sont point, d'autres qui paraissent uniformes et sont très-variées.

L'architecture gothique parait très-variée, mais la confusion des ornements fatigue par leur petitesse ; ce qui fait qu'il n'y en a aucun que nous puissions distinguer d'un autre, et leur nombre fait qu'il n'y en a aucun sur lequel l'oeil puisse s'arrêter : de manière qu'elle déplait par les endroits même qu'on a choisis pour la rendre agréable.

Un bâtiment d'ordre gothique est une espèce d'énigme pour l'oeil qui le voit, et l'âme est embarrassée, comme quand on lui présente un poème obscur.

L'architecture grecque, au contraire, parait uniforme ; mais comme elle a les divisions qu'il faut et autant qu'il en faut pour que l'âme voie précisément ce qu'elle peut voir sans se fatiguer, mais qu'elle en voie assez pour s'occuper ; elle a cette variété qui fait regarder avec plaisir.

Il faut que les grandes choses aient de grandes parties ; les grands hommes ont de grands bras, les grands arbres de grandes branches, et les grandes montagnes sont composées d'autres montagnes qui sont au-dessus et au-dessous ; c'est la nature des choses qui fait cela.

L'architecture grecque qui a peu de divisions et de grandes divisions, imite les grandes choses ; l'âme sent une certaine majesté qui y règne par-tout.

C'est ainsi que la Peinture divise en grouppes de trois ou quatre figures, celles qu'elle représente dans un tableau ; elle imite la nature, une nombreuse troupe se divise toujours en pelotons ; et c'est encore ainsi que la Peinture divise en grande masse ses clairs et ses obscurs.

Des plaisirs de la symétrie. J'ai dit que l'âme aime la variété ; cependant dans la plupart des choses elle aime à voir une espèce de symétrie ; il semble que cela renferme quelque contradiction : voici comment j'explique cela.

Une des principales causes des plaisirs de notre âme lorsqu'elle voit des objets, c'est la facilité qu'elle a à les apercevoir, et la raison qui fait que la symétrie plait à l'âme, c'est qu'elle lui épargne de la peine, qu'elle la soulage, et qu'elle coupe pour ainsi dire l'ouvrage par la moitié.

De-là suit une règle générale : par-tout où la symétrie est utîle à l'âme et peut aider ses fonctions, elle lui est agréable ; mais par-tout où elle est inutîle elle est fade, parce qu'elle ôte la variété. Or les choses que nous voyons successivement, doivent avoir de la variété ; car notre âme n'a aucune difficulté à les voir ; celles au contraire que nous apercevons d'un coup-d'oeil, doivent avoir de la symétrie. Ainsi comme nous apercevons d'un coup-d'oeil la façade d'un bâtiment, un parterre, un temple, on y met de la symétrie qui plait à l'âme par la facilité qu'elle lui donne d'embrasser d'abord tout l'objet.

Comme il faut que l'objet que l'on doit voir d'un coup-d'oeil soit simple, il faut qu'il soit unique, et que les parties se rapportent toutes à l'objet principal ; c'est pour cela encore qu'on aime la symétrie, elle fait un tout ensemble.

Il est dans la nature qu'un tout soit achevé, et l'âme qui voit ce tout, veut qu'il n'y ait point de partie imparfaite. C'est encore pour cela qu'on aime la symétrie ; il faut une espèce de pondération ou de balancement, et un bâtiment avec une aîle ou une aîle plus courte qu'une autre, est aussi peu fini qu'un corps avec un bras, ou avec un bras trop court.

Des contrastes. L'ame aime la symétrie, mais elle aime aussi les contrastes ; ceci demande bien des explications. Par exemple :

Si la nature demande des peintres et des sculpteurs, qu'ils mettent de la symétrie dans les parties de leurs figures, elle veut au contraire qu'ils mettent des contrastes dans les attitudes. Un pied rangé comme un autre, un membre qui Ve comme un autre, sont insupportables ; la raison en est que cette symétrie fait que les attitudes sont presque toujours les mêmes, comme on le voit dans les figures gothiques qui se ressemblent toutes par là. Ainsi il n'y a plus de variété dans les productions de l'art. De plus la nature ne nous a pas situés ainsi ; et comme elle nous a donné du mouvement, elle ne nous a pas ajustés dans nos actions et nos manières comme des pagodes ; et si les hommes gênés et ainsi contraints sont insupportables, que sera-ce des productions de l'art ?

Il faut donc mettre des contrastes dans les attitudes, surtout dans les ouvrages de Sculpture, qui naturellement froide, ne peut avoir de feu que par la force du contraste et de la situation.

Mais, comme nous avons dit que la variété que l'on a cherché à mettre dans le gothique lui a donné de l'uniformité ; il est souvent arrivé que la variété que l'on a cherché à mettre par le moyen des contrastes, est devenu une symétrie et une vicieuse uniformité.

Ceci ne se sent pas seulement dans de certains ouvrages de Sculpture et de Peinture, mais aussi dans le style de quelques écrivains, qui dans chaque phrase mettent toujours le commencement en contraste avec la fin par des antithèses continuelles, tels que S. Augustin et autres auteurs de la basse latinité, et quelques-uns de nos modernes, comme Saint-Evremont : le tour de phrase toujours le même et toujours uniforme déplait extrêmement ; ce contraste perpétuel devient symétrie, et cette opposition toujours recherchée devient uniformité.

L'esprit y trouve si peu de variété, que lorsque vous avez Ve une partie de la phrase, vous devinez toujours l'autre : vous voyez des mots opposés, mais opposés de la même manière ; vous voyez un tour dans la phrase, mais c'est toujours le même.

Bien des peintres sont tombés dans le défaut de mettre des contrastes par-tout et sans ménagement, de sorte que lorsqu'on voit une figure, on devine d'abord la disposition de celles d'à côté ; cette continuelle diversité devient quelque chose de semblable ; d'ailleurs la nature qui jette les choses dans le désordre, ne montre pas l'affectation d'un contraste continuel, sans compter qu'elle ne met pas tous les corps en mouvement, et dans un mouvement forcé. Elle est plus variée que cela, elle met les uns en repos, et elle donne aux autres différentes sortes de mouvement.

Si la partie de l'âme qui connait aime la variété, celle qui sent ne la cherche pas moins ; car l'âme ne peut pas soutenir longtemps les mêmes situations, parce qu'elle est liée à un corps qui ne peut les souffrir ; pour que notre âme soit excitée, il faut que les esprits coulent dans les nerfs. Or il y a là deux choses, une lassitude dans les nerfs, une cessation de la part des esprits qui ne coulent plus, ou qui se dissipent des lieux où ils ont coulé.

Ainsi tout nous fatigue à la longue, et surtout les grands plaisirs : on les quitte toujours avec la même satisfaction qu'on les a pris ; car les fibres qui en ont été les organes ont besoin de repos ; il faut en employer d'autres plus propres à nous servir, et distribuer pour ainsi dire le travail.

Notre âme est lasse de sentir ; mais ne pas sentir, c'est tomber dans un anéantissement qui l'accable. On remédie à tout en variant ses modifications ; elle sent, et elle ne se lasse pas.

Des plaisirs de la surprise. Cette disposition de l'âme qui la porte toujours vers différents objets, fait qu'elle goute tous les plaisirs qui viennent de la surprise ; sentiment qui plait à l'âme par le spectacle et par la promptitude de l'action, car elle aperçoit ou sent une chose qu'elle n'attend pas, ou d'une manière qu'elle n'attendait pas.

Une chose peut nous surprendre comme merveilleuse, mais aussi comme nouvelle, et encore comme inattendue ; et dans ces derniers cas, le sentiment principal se lie à un sentiment accessoire fondé sur ce que la chose est nouvelle ou inattendue.

C'est par-là que les jeux de hasard nous piquent ; ils nous font voir une suite continuelle d'événements non attendus ; c'est par-là que les jeux de société nous plaisent ; ils sont encore une suite d'évenements imprévus, qui ont pour cause l'adresse jointe au hasard.

C'est encore par-là que les pièces de théâtre nous plaisent ; elles se développent par degrés, cachent les événements jusqu'à-ce qu'ils arrivent, nous préparent toujours de nouveaux sujets de surprise, et souvent nous piquent en nous les montrant tels que nous aurions dû les prévoir.

Enfin les ouvrages d'esprit ne sont ordinairement lus que parce qu'ils nous ménagent des surprises agréables, et suppléent à l'insipidité des conversations presque toujours languissantes, et qui ne font point cet effet.

La surprise peut être produite par la chose ou par la manière de l'apercevoir ; car nous voyons une chose plus grande ou plus petite qu'elle n'est en effet, ou différente de ce qu'elle est, ou bien nous voyons la chose même, mais avec une idée accessoire qui nous surprend. Telle est dans une chose l'idée accessoire de la difficulté de l'avoir faite, ou de la personne qui l'a faite, ou du temps où elle a été faite, ou de la manière dont elle a été faite, ou de quelque autre circonstance qui s'y joint.

Suétone nous décrit les crimes de Néron avec un sang froid qui nous surprend, en nous faisant presque croire qu'il ne sent point l'horreur de ce qu'il décrit ; il change de ton tout-à-coup et dit : l'univers ayant souffert ce monstre pendant quatorze ans, enfin il l'abandonna : tale monstrum per quatuordecim annos perpessus terrarum orbis tandem destituit. Ceci produit dans l'esprit différentes sortes de surprises ; nous sommes surpris du changement de style de l'auteur, de la découverte de sa différente manière de penser, de sa façon de rendre en aussi peu de mots une des grandes révolutions qui soit arrivée ; ainsi l'âme trouve un très-grand nombre de sentiments différents qui concourent à l'ébranler et à lui composer un plaisir.

Des diverses causes qui peuvent produire un sentiment. Il faut bien remarquer qu'un sentiment n'a pas ordinairement dans notre âme une cause unique ; c'est, si j'ose me servir de ce terme, une certaine dose qui en produit la force et la variété. L'esprit consiste à savoir frapper plusieurs organes à-la-fais ; et si l'on examine les divers écrivains, on verra peut-être que les meilleurs et ceux qui ont plu davantage, sont ceux qui ont excité dans l'âme plus de sensations en même temps.

Voyez, je vous prie, la multiplicité des causes ; nous aimons mieux voir un jardin bien arrangé, qu'une confusion d'arbres ; 1°. parce que notre vue qui serait arrêtée ne l'est pas ; 2°. chaque allée est une, et forme une grande chose, au lieu que dans la confusion, chaque arbre est une chose et une petite chose ; 3°. nous voyons un arrangement que nous n'avons pas coutume de voir ; 4°. nous savons bon gré de la peine que l'on a pris ; 5°. nous admirons le soin que l'on a de combattre sans-cesse la nature, qui par des productions qu'on ne lui demande pas, cherche à tout confondre : ce qui est si vrai, qu'un jardin négligé nous est insupportable ; quelquefois la difficulté de l'ouvrage nous plait, quelquefois c'est la facilité ; et comme dans un jardin magnifique nous admirons la grandeur et la dépense du maître, nous voyons quelquefois avec plaisir qu'on a eu l'art de nous plaire avec peu de dépense et de travail.

Le jeu nous plait parce qu'il satisfait notre avarice, c'est-à-dire l'espérance d'avoir plus. Il flatte notre vanité par l'idée de la préférence que la fortune nous donne, et de l'attention que les autres ont sur notre bonheur ; il satisfait notre curiosité, en nous donnant un spectacle. Enfin il nous donne les différents plaisirs de la surprise.

La danse nous plait par la legereté, par une certaine grâce, par la beauté et la variété des attitudes, par sa liaison avec la Musique, la personne qui danse étant comme un instrument qui accompagne ; mais surtout elle plait par une disposition de notre cerveau, qui est telle qu'elle ramène en secret l'idée de tous les mouvements à de certains mouvements, la plupart des attitudes à de certaines attitudes.

De la sensibilité. Presque toujours les choses nous plaisent et déplaisent à différents égards : par exemple les virtuosi d'Italie nous doivent faire peu de plaisir ; 1°. parce qu'il n'est pas étonnant qu'accommodés comme ils sont, ils chantent bien ; ils sont comme un instrument dont l'ouvrier a retranché du bois pour lui faire produire des sons. 2°. Parce que les passions qu'ils jouent sont trop suspectes de fausseté. 3°. Parce qu'ils ne sont ni du sexe que nous aimons, ni de celui que nous estimons ; d'un autre côté ils peuvent nous plaire, parce qu'ils conservent très longtemps un air de jeunesse, et de plus parce qu'ils ont une voix flexible et qui leur est particulière ; ainsi chaque chose nous donne un sentiment, qui est composé de beaucoup d'autres, lesquels s'affoiblissent et se choquent quelquefois.

Souvent notre âme se compose elle-même des raisons de plaisir, et elle y réussit surtout par les liaisons qu'elle met aux choses ; ainsi une chose qui nous a plu nous plait encore, par la seule raison qu'elle nous a plu, parce que nous joignons l'ancienne idée à la nouvelle : ainsi une actrice qui nous a plu sur le théâtre, nous plait encore dans la chambre ; sa voix, sa déclamation, le souvenir de l'avoir vue admirer, que dis-je, l'idée de la princesse jointe à la sienne, tout cela fait une espèce de mélange qui forme et produit un plaisir.

Nous sommes tous pleins d'idées accessoires. Une femme qui aura une grande réputation et un leger défaut, pourra le mettre en crédit et le faire regarder comme une grâce. La plupart des femmes que nous aimons n'ont pour elles que la prévention sur leur naissance ou leurs biens, les honneurs ou l'estime de certaines gens.

De la délicatesse. Le gens délicats sont ceux qui à chaque idée ou à chaque gout, joignent beaucoup d'idées ou beaucoup de gouts accessoires. Les gens grossiers n'ont qu'une sensation, leur âme ne sait composer ni décomposer ; ils ne joignent ni n'ôtent rien à ce que la nature donne, au lieu que les gens délicats dans l'amour se composent la plupart des plaisirs de l'amour. Polixene et Apicius portaient à la table bien des sensations inconnues à nous autres mangeurs vulgaires ; et ceux qui jugent avec goût des ouvrages d'esprit, ont et se sont fait une infinité de sensations que les autres hommes n'ont pas.

Du je ne sai quoi. Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible, une grâce naturelle, qu'on n'a pu définir, et qu'on a été forcé d'appeler le je ne sai quoi. Il me semble que c'est un effet principalement fondé sur la surprise. Nous sommes touchés de ce qu'une personne nous plait plus qu'elle ne nous a paru d'abord devoir nous plaire ; et nous sommes agréablement surpris de ce qu'elle a su vaincre des défauts que nos yeux nous montrent, et que le cœur ne croit plus : voilà pourquoi les femmes laides ont très-souvent des grâces, et qu'il est rare que les belles en aient ; car une belle personne fait ordinairement le contraire de ce que nous avions attendu ; elle parvient à nous paraitre moins aimable ; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal : mais l'impression du bien est ancienne, celle du mal nouvelle ; aussi les belles personnes font-elles rarement les grandes passions, presque toujours réservées à celles qui ont des grâces, c'est-à-dire des agréments que nous n'attendions point, et que nous n'avions pas sujet d'attendre. Les grandes parures ont rarement de la grâce, et souvent l'habillement des bergeres en a. Nous admirons la majesté des draperies de Paul Veronese ; mais nous sommes touchés de la simplicité de Raphael, et de la pureté du Correge. Paul Veronese promet beaucoup, et paye ce qu'il promet. Raphael et le Correge promettent peu et paient beaucoup, et cela nous plait davantage.

Les grâces se trouvent plus ordinairement dans l'esprit que dans le visage ; car un beau visage parait d'abord et ne cache presque rien : mais l'esprit ne se montre que peu-à-peu, que quand il veut, et autant qu'il veut ; il peut se cacher pour paraitre, et donner cette espèce de surprise qui fait les grâces.

Les grâces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manières ; car les manières naissent à chaque instant, et peuvent à tous les moments créer des surprises : en un mot une femme ne peut guère être belle que d'une façon, mais elle est jolie de cent mille.

La loi des deux sexes a établi parmi les nations policées et sauvages, que les hommes demanderaient, et que les femmes ne feraient qu'accorder : de-là il arrive que les grâces sont plus particulièrement attachées aux femmes. Comme elles ont tout à défendre, elles ont tout à cacher ; la moindre parole, le moindre geste, tout ce qui sans choquer le premier devoir se montre en elles, tout ce qui se met en liberté, devient une grâce, et telle est la sagesse de la nature, que ce qui ne serait rien sans la loi de la pudeur, devient d'un prix infini depuis cette heureuse loi, qui fait le bonheur de l'Univers.

Comme la gêne et l'affectation ne sauraient nous surprendre, les grâces ne se trouvent ni dans les manières gênées, ni dans les manières affectées, mais dans une certaine liberté ou facilité qui est entre les deux extrémités, et l'âme est agréablement surprise de voir que l'on a évité les deux écueils.

Il semblerait que les manières naturelles devraient être les plus aisées ; ce sont celles qui le sont le moins, car l'éducation qui nous gêne, nous fait toujours perdre du naturel : or nous sommes charmés de le voir revenir.

Rien ne nous plait tant dans une parure, que lorsqu'elle est dans cette négligence, ou même dans ce désordre qui nous cachent tous les soins que la propreté n'a pas exigés, et que la seule vanité aurait fait prendre ; et l'on n'a jamais de grâces dans l'esprit que lorsque ce que l'on dit parait trouvé, et non pas recherché.

Lorsque vous dites des choses qui vous ont couté, vous pouvez bien faire voir que vous avez de l'esprit, et non pas des grâces dans l'esprit. Pour le faire voir, il faut que vous ne le voyiez pas vous-même, et que les autres, à qui d'ailleurs quelque chose de naïf et de simple en vous ne promettait rien de cela, soient doucement surpris de s'en apercevoir.

Ainsi les grâces ne s'acquièrent point ; pour en avoir, il faut être naïf. Mais comment peut-on travailler à être naïf ?

Une des plus belles fictions d'Homère, c'est celle de cette ceinture qui donnait à Vénus l'art de plaire. Rien n'est plus propre à faire sentir cette magie et ce pouvoir des grâces, qui semblent être données à une personne par un pouvoir invisible, et qui sont distinguées de la beauté même. Or cette ceinture ne pouvait être donnée qu'à Vénus ; elle ne pouvait convenir à la beauté majestueuse de Junon, car la majesté demande une certaine gravité, c'est-à-dire une contrainte opposée à l'ingénuité des grâces ; elle ne pouvait bien convenir à la beauté fière de Pallas, car la fierté est opposée à la douceur des grâces, et d'ailleurs peut souvent être soupçonnée d'affectation.

Progression de la surprise. Ce qui fait les grandes beautés, c'est lorsqu'une chose est telle que la surprise est d'abord médiocre, qu'elle se soutient, augmente, et nous mène ensuite à l'admiration. Les ouvrages de Raphael frappent peu au premier coup-d'oeil ; il imite si bien la nature, que l'on n'en est d'abord pas plus étonné que si l'on voyait l'objet même, lequel ne causerait point de surprise : mais une expression extraordinaire, un coloris plus fort, une attitude bizarre d'un peintre moins bon, nous saisit du premier coup-d'oeil, parce qu'on n'a pas coutume de la voir ailleurs. On peut comparer Raphael à Virgile ; et les peintres de Venise avec leurs attitudes forcées, à Lucain. Virgile plus naturel frappe d'abord moins, pour frapper ensuite plus. Lucain frappe d'abord plus, pour frapper ensuite moins.

L'exacte proportion de la fameuse église de Saint Pierre, fait qu'elle ne parait pas d'abord aussi grande qu'elle l'est ; car nous ne savons d'abord où nous prendre pour juger de sa grandeur. Si elle était moins large, nous serions frappés de sa longueur ; si elle était moins longue, nous le serions de sa largeur. Mais à mesure que l'on examine, l'oeil la voit s'agrandir, l'étonnement augmente. On peut la comparer aux Pyrenées, où l'oeil qui croyait d'abord les mesurer, découvre des montagnes derrière les montagnes, et se perd toujours davantage.

Il arrive souvent que notre âme sent du plaisir lorsqu'elle a un sentiment qu'elle ne peut pas démêler elle-même, et qu'elle voit une chose absolument différente de ce qu'elle sait être ; ce qui lui donne un sentiment de surprise dont elle ne peut pas sortir. En voici un exemple. Le dôme de Saint-Pierre est immense ; on sait que Michel-Ange voyant le panthéon, qui était le plus grand temple de Rome, dit qu'il en voulait faire un pareil, mais qu'il voulait le mettre en l'air. Il fit donc sur ce modèle le dôme de Saint-Pierre : mais il fit les piliers si massifs, que ce dôme qui est comme une montagne que l'on a sur la tête, parait leger à l'oeil qui le considere. L'ame reste donc incertaine entre ce qu'elle voit et ce qu'elle sait, et elle reste surprise de voir une masse en même temps si énorme et si légère.

Des beautés qui résultent d'un certain embarras de l'âme. Souvent la surprise vient à l'âme de ce qu'elle ne peut pas concilier ce qu'elle voit avec ce qu'elle a vu. Il y a en Italie un grand lac, qu'on appelle le lac majeur ; c'est une petite mer dont les bords ne montrent rien que de sauvage. A quinze milles dans le lac sont deux îles d'un quart de mille de tour, qu'on appelle les Borromées, qui est à mon avis le séjour du monde le plus enchanté. L'ame est étonnée de ce contraste romanesque, de rappeler avec plaisir les merveilles des romans, où après avoir passé par des rochers et des pays arides, on se trouve dans un lieu fait pour les fées.

Tous les contrastes nous frappent, parce que les choses en opposition se relèvent toutes les deux : ainsi lorsqu'un petit homme est auprès d'un grand, le petit fait paraitre l'autre plus grand, et le grand fait paraitre l'autre plus petit.

Ces sortes de surprises font le plaisir que l'on trouve dans toutes les beautés d'opposition, dans toutes les antithèses et figures pareilles. Quand Florus dit : " Sore et Algide, qui le croirait ! nous ont été formidables, Satrique et Cornicule étaient des provinces : nous rougissons des Boriliens et des Véruliens ; mais nous en avons triomphé : enfin Tibur notre fauxbourg, Preneste où sont nos maisons de plaisance, étaient le sujet des vœux que nous allions faire au capitole " ; cet auteur, dis-je, nous montre en même temps la grandeur de Rome et la petitesse de ses commencements, et l'étonnement porte sur ces deux choses.

On peut remarquer ici combien est grande la différence des antithèses d'idées, d'avec les antithèses d'expression. L'antithèse d'expression n'est pas cachée, celle d'idées l'est : l'une a toujours le même habit, l'autre en change comme on veut : l'une est variée, l'autre non.

Le même Florus en parlant des Samnites, dit que leurs villes furent tellement détruites, qu'il est difficîle de trouver à-présent le sujet de vingt-quatre triomphes, ut non facîle appareat materia quatuor et viginti triumphorum. Et par les mêmes paroles qui marquent la destruction de ce peuple, il fait voir la grandeur de son courage et de son opiniâtreté.

Lorsque nous voulons nous empêcher de rire, notre rire redouble à cause du contraste qui est entre la situation où nous sommes et celle où nous devrions être : de même, lorsque nous voyons dans un visage un grand défaut, comme par exemple un très-grand nez, nous rions à cause que nous voyons que ce contraste avec les autres traits du visage ne doit pas être. Ainsi les contrastes sont cause des défauts, aussi bien que des beautés. Lorsque nous voyons qu'ils sont sans raison, qu'ils relèvent ou éclairent un autre défaut, ils sont les grands instruments de la laideur, laquelle, lorsqu'elle nous frappe subitement, peut exciter une certaine joie dans notre âme, et nous faire rire. Si notre âme la regarde comme un malheur dans la personne qui la possede, elle peut exciter la pitié. Si elle la regarde avec l'idée de ce qui peut nous nuire, et avec une idée de comparaison avec ce qui a coutume de nous émouvoir et d'exciter nos désirs, elle la regarde avec un sentiment d'aversion.

De même dans nos pensées, lorsqu'elles contiennent une opposition qui est contre le bon sens, lorsque cette opposition est commune et aisée à trouver, elles ne plaisent point et sont un défaut, parce qu'elles ne causent point de surprise ; et si au contraire elles sont trop recherchées, elles ne plaisent pas non plus. Il faut que dans un ouvrage on les sente parce qu'elles y sont, et non pas parce qu'on a voulu les montrer ; car pour lors la surprise ne tombe que sur la sottise de l'auteur.

Une des choses qui nous plait le plus, c'est le naïf, mais c'est aussi le style le plus difficîle à attraper ; la raison en est qu'il est précisément entre le noble et le bas ; et il est si près du bas, qu'il est très-difficîle de le côtoyer toujours sans y tomber.

Les Musiciens ont reconnu que la Musique qui se chante le plus facilement, est la plus difficîle à composer ; preuve certaine que nos plaisirs et l'art qui nous les donne, sont entre certaines limites.

A voir les vers de Corneille si pompeux, et ceux de Racine si naturels, on ne devinerait pas que Corneille travaillait facilement, et Racine avec peine.

Le bas est le sublime du peuple, qui aime à voir une chose faite pour lui et qui est à sa portée.

Les idées qui se présentent aux gens qui sont bien élevés et qui ont un grand esprit, sont ou naïves, ou nobles, ou sublimes.

Lorsqu'une chose nous est montrée avec des circonstances ou des accessoires qui l'agrandissent, cela nous parait noble : cela se sent surtout dans les comparaisons où l'esprit doit toujours gagner et jamais perdre ; car elles doivent toujours ajouter quelque chose, faire voir la chose plus grande, où s'il ne s'agit pas de grandeur, plus fine et plus délicate : mais il faut bien se donner de garde de montrer à l'âme un rapport dans le bas, car elle se le serait caché si elle l'avait découvert.

Comme il s'agit de montrer des choses fines, l'âme aime mieux voir comparer une manière à une manière, une action à une action, qu'une chose à une chose, comme un héros à un lion, une femme à un astre, et un homme leger à un cerf.

Michel-Ange est le maître pour donner de la noblesse à tous ses sujets. Dans son fameux Bacchus, il ne fait point comme les peintres de Flandres qui nous montrent une figure tombante, et qui est pour ainsi dire en l'air. Cela serait indigne de la majesté d'un dieu. Il le peint ferme sur ses jambes ; mais il lui donne si bien la gaieté de l'ivresse, et le plaisir à voir couler la liqueur qu'il verse dans sa coupe, qu'il n'y a rien de si admirable.

Dans la passion qui est dans la galerie de Florence, il a peint la Vierge debout qui regarde son fils crucifié sans douleur, sans pitié, sans regret, sans larmes. Il la suppose instruite de ce grand mystère, et par-là lui fait soutenir avec grandeur le spectacle de cette mort.

Il n'y a point d'ouvrage de Michel-Ange où il n'ait mis quelque chose de noble. On trouve du grand dans ses ébauches même, comme dans ces vers que Virgile n'a point finis.

Jules Romain dans sa chambre des géants à Mantoue, où il a représenté Jupiter qui les foudroye, fait voir tous les dieux effrayés ; mais Junon est auprès de Jupiter, elle lui montre d'un air assuré un géant sur lequel il faut qu'il lance la foudre ; par-là il lui donne un air de grandeur que n'ont pas les autres dieux ; plus ils sont près de Jupiter, plus ils sont rassurés ; et cela est bien naturel, car dans une bataille la frayeur cesse auprès de celui qui a de l'avantage.... Ici finit le fragment.

* La gloire de M. de Montesquieu, fondée sur des ouvrages de génie, n'exigeait pas sans-doute qu'on publiât ces fragments qu'il nous a laissés ; mais ils seront un témoignage éternel de l'intérêt que les grands hommes de la nation prirent à cet ouvrage ; et l'on dira dans les siècles à venir : Voltaire et Montesquieu eurent part aussi à l'Encyclopédie.

Nous terminerons cet article par un morceau qui nous parait y avoir un rapport essentiel, et qui a été lu à l'Académie française le 14. Mars 1757. L'empressement avec lequel on nous l'a demandé, et la difficulté de trouver quelqu'autre article de l'Encyclopédie auquel ce morceau appartienne aussi directement, excusera peut-être la liberté que nous prenons de paraitre ici à la suite de deux hommes tels que MM. de Voltaire et de Montesquieu.

Réflexions sur l'usage et sur l'abus de la Philosophie dans les matières de gout. L'esprit philosophique, si célébré chez une partie de notre nation et si décrié par l'autre, a produit dans les Sciences et dans les Belles-Lettres des effets contraires ; dans les Sciences, il a mis des bornes sévères à la manie de tout expliquer, que l'amour des systèmes avait introduite ; dans les Belles-Lettres, il a entrepris d'analyser nos plaisirs et de soumettre à l'examen tout ce qui est l'objet du gout. Si la sage timidité de la physique moderne a trouvé des contradicteurs, est-il surprenant que la hardiesse des nouveaux littérateurs ait eu le même sort ? elle a dû principalement révolter ceux de nos écrivains qui pensent qu'en fait de goût comme dans des matières plus sérieuses, toute opinion nouvelle et paradoxe doit être proscrite par la seule raison qu'elle est nouvelle. Il nous semble au contraire que dans les sujets de spéculation et d'agrément on ne saurait laisser trop de liberté à l'industrie, dû.-elle n'être pas toujours également heureuse dans ses efforts. C'est en se permettant les écarts, que le génie enfante les choses sublimes ; permettons de même à la raison de porter au hasard et quelquefois sans succès son flambeau sur tous les objets de nos plaisirs, si nous voulons la mettre à portée de découvrir au génie quelque route inconnue. La séparation des vérités et des sophismes se fera bien-tôt d'elle-même, et nous en serons ou plus riches ou du-moins plus éclairés.

Un des avantages de la Philosophie appliquée aux matières de gout, est de nous guérir ou de nous garantir de la superstition littéraire ; elle justifie notre estime pour les anciens en la rendant raisonnable ; elle nous empêche d'encenser leurs fautes ; elle nous sait voir leurs égaux dans plusieurs de nos bons écrivains modernes, qui pour s'être formés sur eux, se croyaient par une inconséquence modeste fort inférieurs à leurs maîtres. Mais l'analyse métaphysique de ce qui est l'objet du sentiment ne peut-elle pas faire chercher des raisons à ce qui n'en a point, émousser le plaisir en nous accoutumant à discuter froidement ce que nous devons sentir avec chaleur, donner enfin des entraves au génie, et le rendre esclave et timide ? Essayons de répondre à ces questions.

Le gout, quoique peu commun, n'est point arbitraire ; cette vérité est également reconnue de ceux qui réduisent le goût à sentir, et de ceux qui veulent le contraindre à raisonner. Mais il n'étend pas son ressort sur toutes les beautés dont un ouvrage de l'art est susceptible. Il en est de frappantes et de sublimes qui saisissent également tous les esprits, que la nature produit sans effort dans tous les siècles et chez tous les peuples, et dont par conséquent tous les esprits, tous les siècles, et tous les peuples sont juges. Il en est qui ne touchent que les âmes sensibles et qui glissent sur les autres. Les beautés de cette espèce ne sont que du second ordre, car ce qui est grand est préférable à ce qui n'est que fin ; elles sont néanmoins celles qui demandent le plus de sagacité pour être produites et de délicatesse pour être senties ; aussi sont-elles plus fréquentes parmi les nations chez lesquelles les agréments de la société ont perfectionné l'art de vivre et de jouir. Ce genre de beautés faites pour le petit nombre, est proprement l'objet du gout, qu'on peut définir, le talent de démêler dans les ouvrages de l'art ce qui doit plaire aux âmes sensibles et ce qui doit les blesser.

Si le goût n'est pas arbitraire, il est donc fondé sur des principes incontestables ; et ce qui en est une suite nécessaire, il ne doit point y avoir d'ouvrage de l'art dont on ne puisse juger en y appliquant ces principes. En effet la source de notre plaisir et de notre ennui est uniquement et entièrement en nous ; nous trouverons donc au-dedans de nous-mêmes, en y portant une vue attentive, des règles générales et invariables de gout, qui seront comme la pierre de touche à l'épreuve de laquelle toutes les productions du talent pourront être soumises. Ainsi le même esprit philosophique qui nous oblige, faute de lumières suffisantes, de suspendre à chaque instant nos pas dans l'étude de la nature et des objets qui sont hors de nous, doit au contraire dans tout ce qui est l'objet du gout, nous porter à la discussion. Mais il n'ignore pas en même temps, que cette discussion doit avoir un terme. En quelque matière que ce sait, nous devons désespérer de remonter jamais aux premiers principes, qui sont toujours pour nous derrière un nuage : vouloir trouver la cause métaphysique de nos plaisirs, serait un projet aussi chimérique que d'entreprendre d'expliquer l'action des objets sur nos sens. Mais comme on a su réduire à un petit nombre de sensations l'origine de nos connaissances, on peut de même réduire les principes de nos plaisirs en matière de gout, à un petit nombre d'observations incontestables sur notre manière de sentir. C'est jusque-là que le philosophe remonte, mais c'est-là qu'il s'arrête, et d'où par une pente naturelle il descend ensuite aux conséquences.

La justesse de l'esprit, déjà si rare par elle-même, ne suffit pas dans cette analyse ; ce n'est pas même encore assez d'une âme délicate et sensible ; il faut de plus, s'il est permis de s'exprimer de la sorte, ne manquer d'aucun des sens qui composent le gout. Dans un ouvrage de Poésie, par exemple, on doit parler tantôt à l'imagination, tantôt au sentiment, tantôt à la raison, mais toujours à l'organe ; les vers sont une espèce de chant sur lequel l'oreille est si inexorable, que la raison même est quelquefois contrainte de lui faire de legers sacrifices. Ainsi un philosophe dénué d'organe, eut-il d'ailleurs tout le reste, sera un mauvais juge en matière de Poésie. Il prétendra que le plaisir qu'elle nous procure est un plaisir d'opinion ; qu'il faut se contenter, dans quelque ouvrage que ce sait, de parler à l'esprit et à l'âme ; il jettera même par des raisonnements captieux un ridicule apparent sur le soin d'arranger des mots pour le plaisir de l'oreille. C'est ainsi qu'un physicien réduit au seul sentiment du toucher, prétendrait que les objets éloignés ne peuvent agir sur nos organes, et le prouverait par des sophismes auxquels on ne pourrait répondre qu'en lui rendant l'ouie et la vue. Notre philosophe croira n'avoir rien ôté à un ouvrage de Poésie, en conservant tous les termes et en les transposant pour détruire la mesure, et il attribuera à un préjugé dont il est esclave lui-même sans le vouloir, l'espèce de langueur que l'ouvrage lui parait avoir contractée par ce nouvel état. Il ne s'apercevra pas qu'en rompant la mesure, et en renversant les mots, il a détruit l'harmonie qui résultait de leur arrangement et de leur liaison. Que dirait-on d'un musicien qui pour prouver que le plaisir de la mélodie est un plaisir d'opinion, dénaturerait un air fort agréable en transposant au hasard les sons dont il est composé ?

Ce n'est pas ainsi que le vrai philosophe jugera du plaisir que donne la Poésie. Il n'accordera sur ce point ni tout à la nature ni tout à l'opinion ; il reconnaitra que comme la musique a un effet général sur tous les peuples, quoique la musique des uns ne plaise pas toujours aux autres, de même tous les peuples sont sensibles à l'harmonie poétique, quoique leur poésie soit fort différente. C'est en examinant avec attention cette différence, qu'il parviendra à déterminer jusqu'à quel point l'habitude influe sur le plaisir que nous font la Poésie et la Musique, ce que l'habitude ajoute de réel à ce plaisir, et ce que l'opinion peut aussi y joindre d'illusoire. Car il ne confondra point le plaisir d'habitude avec celui qui est purement arbitraire et d'opinion ; distinction qu'on n'a peut-être pas assez faite en cette matière, et que néanmoins l'expérience journalière rend incontestable. Il est des plaisirs qui dès le premier moment s'emparent de nous ; il en est d'autres qui n'ayant d'abord éprouvé de notre part que de l'éloignement ou de l'indifférence, attendent pour se faire sentir, que l'âme ait été suffisamment ébranlée par leur action, et n'en sont alors que plus vifs. Combien de fois n'est-il pas arrivé qu'une musique qui nous avait d'abord déplu, nous a ravis ensuite, lorsque l'oreille à force de l'entendre, est parvenue à en démêler toute l'expression et la finesse ? Les plaisirs que l'habitude fait goûter peuvent donc n'être pas arbitraires, et même avoir eu d'abord le préjugé contr'eux.

C'est ainsi qu'un littérateur philosophe conservera à l'oreille tous ses droits. Mais en même temps, et c'est-là surtout ce qui le distingue, il ne croira pas que le soin de satisfaire l'organe dispense de l'obligation encore plus importante de penser. Comme il sait que c'est la première loi du style, d'être à l'unisson du sujet, rien ne lui inspire plus de dégoût que des idées communes exprimées avec recherche, et parées du vain coloris de la versification : une prose médiocre et naturelle lui parait préférable à la poésie, qui au mérite de l'harmonie ne joint point celui des choses : c'est parce qu'il est sensible aux beautés d'image, qu'il n'en veut que de neuves et de frappantes ; encore leur préfere-t-il les beautés de sentiment, et surtout celles qui ont l'avantage d'exprimer d'une manière noble et touchante des vérités utiles aux hommes.

Il ne suffit pas à un philosophe d'avoir tous les sens qui composent le gout, il est encore nécessaire que l'exercice de ces sens n'ait pas été trop concentré dans un seul objet. Malebranche ne pouvait lire sans ennui les meilleurs vers, quoiqu'on remarque dans son style les grandes qualités du poète, l'imagination, le sentiment, et l'harmonie ; mais trop exclusivement appliqué à ce qui est l'objet de la raison, ou plutôt du raisonnement, son imagination se bornait à enfanter des hypothèses philosophiques, et le degré de sentiment dont il était pourvu, à les embrasser avec ardeur comme des vérités. Quelque harmonieuse que soit sa prose, l'harmonie poètique était sans charmes pour lui, soit qu'en effet la sensibilité de son oreille fût bornée à l'harmonie de la prose, soit qu'un talent naturel lui fit produire de la prose harmonieuse sans qu'il s'en aperçut, comme son imagination le servait sans qu'il s'en doutât, ou comme un instrument rend des accords sans le savoir.

Ce n'est pas seulement à quelque défaut de sensibilité dans l'âme ou dans l'organe, qu'on doit attribuer les faux jugements en matière de gout. Le plaisir que nous fait éprouver un ouvrage de l'art, vient ou peut venir de plusieurs sources différentes ; l'analyse philosophique consiste donc à savoir les distinguer et les séparer toutes, afin de rapporter à chacune ce qui lui appartient, et de ne pas attribuer notre plaisir à une cause qui ne l'ait point produit. C'est sans-doute sur les ouvrages qui ont réussi en chaque genre, que les règles doivent être faites ; mais ce n'est point d'après le résultat général du plaisir que ces ouvrages nous ont donné : c'est d'après une discussion réfléchie qui nous fasse discerner les endroits dont nous avons été vraiment affectés, d'avec ceux qui n'étaient destinés qu'à servir d'ombre ou de repos, d'avec ceux même où l'auteur s'est négligé sans le vouloir. Faute de suivre cette méthode, l'imagination échauffée par quelques beautés du premier ordre dans un ouvrage monstrueux d'ailleurs, fermera bien-tôt les yeux sur les endroits faibles, transformera les défauts mêmes en beautés, et nous conduira par degrés à cet enthousiasme froid et stupide qui ne sent rien à force d'admirer tout ; espèce de paralysie de l'esprit, qui nous rend indignes et incapables de goûter les beautés réelles. Ainsi sur une impression confuse et machinale, ou bien on établira de faux principes de gout, ou, ce qui n'est pas moins dangereux, on érigera en principe ce qui est en soi purement arbitraire ; on retrécira les bornes de l'art, et on prescrira des limites à nos plaisirs, parce qu'on n'en voudra que d'une seule espèce et dans un seul genre ; on tracera autour du talent un cercle étroit dont on ne lui permettra pas de sortir.

C'est à la Philosophie à nous délivrer de ces liens ; mais elle ne saurait mettre trop de choix dans les armes dont elle se sert pour les briser. Feu M. de la Motte a avancé que les vers n'étaient pas essentiels aux pièces de théâtre : pour prouver cette opinion, très-soutenable en elle-même, il a écrit contre la Poésie, et par-là il n'a fait que nuire à sa cause ; il ne lui restait plus qu'à écrire contre la Musique, pour prouver que le chant n'est pas essentiel à la tragédie. Sans combattre le préjugé par des paradoxes, il avait, ce me semble, un moyen plus court de l'attaquer ; c'était d'écrire Inès de Castro en prose ; l'extrême intérêt du sujet permettait de risquer l'innovation, et peut-être aurions-nous un genre de plus. Mais l'envie de se distinguer fronde les opinions dans la théorie, et l'amour-propre qui craint d'échouer les ménage dans la pratique. Les Philosophes font le contraire des législateurs ; ceux-ci se dispensent des lois qu'ils imposent, ceux-là se soumettent dans leurs ouvrages aux lois qu'ils condamnent dans leurs préfaces.

Les deux causes d'erreur dont nous avons parlé jusqu'ici, le défaut de sensibilité d'une part, et de l'autre trop peu d'attention à démêler les principes de notre plaisir, seront la source éternelle de la dispute tant de fois renouvellée sur le mérite des anciens : leurs partisans trop enthousiastes font trop de grâce à l'ensemble en faveur des détails ; leurs adversaires trop raisonneurs ne rendent pas assez de justice aux détails, par les vices qu'ils remarquent dans l'ensemble.

Il est une autre espèce d'erreur dont le philosophe doit avoir plus d'attention à se garantir, parce qu'il lui est plus aisé d'y tomber ; elle consiste à transporter aux objets du goût des principes vrais en eux-mêmes, mais qui n'ont point d'application à ces objets. On connait le célèbre qu'il mourut du vieil Horace, et on a blâmé avec raison le vers suivant : cependant une métaphysique commune ne manquerait pas de sophismes pour le justifier. Ce second vers, dira-t-on, est nécessaire pour exprimer tout ce que sent le vieil Horace ; sans-doute il doit préférer la mort de son fils au déshonneur de son nom ; mais il doit encore plus souhaiter que la valeur de ce fils le fasse échapper au péril, et qu'animé par un beau désespoir, il se défende seul contre trois. On pourrait d'abord répondre que le second vers exprimant un sentiment plus naturel, devrait au moins précéder le premier, et par conséquent qu'il l'affoiblit. Mais qui ne voit d'ailleurs que ce second vers serait encore faible et froid, même après avoir été remis à sa véritable place ? n'est-il pas évidemment inutîle au vieil Horace d'exprimer le sentiment que ce vers renferme ? chacun supposera sans peine qu'il aime mieux voir son fils vainqueur que victime du combat : le seul sentiment qu'il doive montrer et qui convienne à l'état violent où il est, est ce courage héroïque qui lui fait préférer la mort de son fils à la honte. La logique froide et lente des esprits tranquilles, n'est pas celle des âmes vivement agitées : comme elles dédaignent de s'arrêter sur des sentiments vulgaires, elles sous-entendent plus qu'elles n'expriment, elles s'élancent tout d'un-coup aux sentiments extrêmes ; semblables à ce dieu d'Homère, qui fait trois pas et qui arrive au quatrième.

Ainsi dans les matières de gout, une demi-philosophie nous écarte du vrai, et une philosophie mieux entendue nous y ramene. C'est donc faire une double injure aux Belles-Lettres et à la Philosophie, que de croire qu'elles puissent réciproquement se nuire ou s'exclure. Tout ce qui appartient non-seulement à notre manière de concevoir, mais encore à notre manière de sentir, est le vrai domaine de la Philosophie : il serait aussi déraisonnable de la reléguer dans les cieux et de la restraindre au système du monde, que de vouloir borner la Poésie à ne parler que des dieux et de l'amour. Et comment le véritable esprit philosophique serait-il opposé au bon goût ? il en est au contraire le plus ferme appui, puisque cet esprit consiste à remonter en tout aux vrais principes, à reconnaître que chaque art a sa nature propre, chaque situation de l'âme son caractère, chaque chose son coloris ; en un mot à ne point confondre les limites de chaque genre. Abuser de l'esprit philosophique, c'est en manquer.

Ajoutons qu'il n'est point à craindre que la discussion à l'analyse émoussent le sentiment ou refroidissent le génie dans ceux qui posséderont d'ailleurs ces précieux dons de la nature. Le philosophe sait que dans le moment de la production, le génie ne veut aucune contrainte ; qu'il aime à courir sans frein et sans règle, à produire le monstrueux à côté du sublime, à rouler impétueusement l'or et le limon tout ensemble. La raison donne donc au génie qui crée une liberté entière ; elle lui permet de s'épuiser jusqu'à ce qu'il ait besoin de repos, comme ces coursiers fougueux dont on ne vient à bout qu'en les fatiguant. Alors elle revient sévèrement sur les productions du génie ; elle conserve ce qui est l'effet du véritable enthousiasme, elle proscrit ce qui est l'ouvrage de la fougue, et c'est ainsi qu'elle fait éclore les chefs-d'œuvre. Quel écrivain, s'il n'est pas entièrement dépourvu de talent et de gout, n'a pas remarqué que dans la chaleur de la composition une partie de son esprit reste en quelque manière à l'écart pour observer celle qui compose et pour lui laisser un libre cours, et qu'elle marque d'avance ce qui doit être effacé ?

Le vrai philosophe se conduit à-peu-près de la même manière pour juger que pour composer ; il s'abandonne d'abord au plaisir vif et rapide de l'impression ; mais persuadé que les vraies beautés gagnent toujours à l'examen, il revient bien-tôt sur ses pas, il remonte aux causes de son plaisir, il les démêle, il distingue ce qui lui a fait illusion d'avec ce qui l'a profondément frappé, et se met en état par cette analyse de porter un jugement sain de tout l'ouvrage.

On peut, ce me semble, d'après ces réflexions, répondre en deux mots à la question souvent agitée, si le sentiment est préférable à la discussion pour juger un ouvrage de gout. L'impression est le juge naturel du premier moment, la discussion l'est du second. Dans les personnes qui joignent à la finesse et à la promptitude du tact, la netteté et la justesse de l'esprit, le second juge ne fera pour l'ordinaire que confirmer les arrêts rendus par le premier. Mais, dira-t-on, comme ils ne seront pas toujours d'accord, ne vaudrait-il pas mieux s'en tenir dans tous les cas à la première décision que le sentiment prononce ? quelle triste occupation de chicaner ainsi avec son propre plaisir ! et quelle obligation aurons-nous à la Philosophie, quand son effet sera de le diminuer ? Nous répondrons avec regret, que tel est le malheur de la condition humaine : nous n'acquérons guère de connaissances nouvelles que pour nous désabuser de quelque illusion, et nos lumières sont presque toujours aux dépens de nos plaisirs. La simplicité de nos ayeux était peut-être plus fortement remuée par les pièces monstrueuses de notre ancien théâtre, que nous ne le sommes aujourd'hui par la plus belle de nos pièces dramatiques. Les nations moins éclairées que la nôtre ne sont pas moins heureuses, parce qu'avec moins de désirs elles ont aussi moins de besoins, et que des plaisirs grossiers ou moins raffinés leur suffisent : cependant nous ne voudrions pas changer nos lumières pour l'ignorance de ces nations et pour celle de nos ancêtres. Si ces lumières peuvent diminuer nos plaisirs, elles flattent en même temps notre vanité ; on s'applaudit d'être devenu difficile, on croit avoir acquis par-là un degré de mérite. L'amour-propre est le sentiment auquel nous tenons le plus, et que nous sommes le plus empressés de satisfaire ; le plaisir qu'il nous fait éprouver n'est pas comme beaucoup d'autres, l'effet d'une impression subite et violente, mais il est plus continu, plus uniforme, et plus durable, et se laisse goûter à plus longs traits.

Ce petit nombre de réflexions parait devoir suffire pour justifier l'esprit philosophique des reproches que l'ignorance ou l'envie ont coutume de faire. Observons en finissant, que quand ces reproches seraient fondés, ils ne seraient peut-être convenables et ne devraient avoir de poids que dans la bouche des véritables philosophes ; ce serait à eux seuls qu'il appartiendrait de fixer l'usage et les bornes de l'esprit philosophique, comme il n'appartient qu'aux écrivains qui ont mis beaucoup d'esprit dans leurs ouvrages, de parler contre l'abus qu'on peut en faire. Mais le contraire est malheureusement arrivé ; ceux qui possèdent et qui connaissent le moins l'esprit philosophique en sont parmi nous les plus ardents détracteurs, comme la Poésie est décriée par ceux qui n'en ont pas le talent, les hautes sciences par ceux qui en ignorent les premiers principes, et notre siècle par les écrivains qui lui font le moins d'honneur. (O)

GOUT, en Architecture, terme usité par métaphore pour signifier la bonne ou mauvaise manière d'inventer, de dessiner, et de travailler. On dit que les bâtiments gothiques sont de mauvais gout, quoique hardiment construits ; et qu'au contraire ceux d'architecture antique sont de bon gout, quoique plus massifs.

Cette partie est aussi nécessaire à un architecte, que le génie ; avec cette différence que ce dernier talent demande des dispositions naturelles, et ne s'acquiert point ; au lieu que le goût se forme, s'accrait et se perfectionne par l'étude. (P)

GOUT DU CHANT, en Musique ; c'est ainsi qu'on appelle en France, l'art de chanter ou de jouer les notes avec les agréments qui leur conviennent. Quoique le chant français soit fort dénué d'ornements, il y a cependant à Paris plusieurs maîtres uniquement pour cette partie, et un assez grand nombre de termes qui lui sont propres. Comme rien n'est si difficîle à rendre que le sens de ces divers mots, que d'ailleurs rien n'est si passager, rien si sujet à la mode que le goût du chant, je n'ai pas cru devoir embrasser cette partie dans cet ouvrage. (S)

GOUT, se dit en Peinture, du caractère particulier qui règne dans un tableau par rapport au choix des objets qui sont représentés et à la façon dont ils y sont rendus.

On dit qu'un tableau est de bon gout, lorsque les objets qui y sont représentés sont bien choisis et bien imités, conformément à l'idée que les connaisseurs ont de leur perfection. On dit, bon gout, grand gout, goût trivial, mauvais gout. Le bon goût se forme par l'étude de la belle nature : grand goût semble dire plus que bon gout, et dirait plus en effet, si par grand goût on entendait le choix du mieux dans le bon : mais grand gout, en Peinture, est un goût idéal qui suppose un grand, un extraordinaire, un merveilleux, un sublime même tenant de l'inspiration, bien supérieur aux effets de la belle nature ; ce qui n'est réellement qu'une façon de faire les choses relativement à de certaines conditions, que la plupart des peintres n'ont imaginées que pour créer un beau à la portée de leur talent. Cependant ces mêmes peintres ne disent jamais, voilà un ouvrage de grand gout, en parlant d'un tableau où, de leur aveu, la belle nature est le plus parfaitement imitée : il faut néanmoins avoir de grands talents pour faire ce qu'on appelle des tableaux de grand gout.

Gout trivial est une imitation du bon goût et du grand gout, mais qui défigure le premier et ne saisit que le ridicule de l'autre, et qui l'outre.

Mauvais goût est l'opposé de bon gout.

Il y a goût de nation, et goût particulier : goût de nation, est celui qui règne dans une nation, qui fait qu'on reconnait qu'un tableau est de telle école ; il y a autant de gouts de nation que d'écoles. Voyez ÉCOLE. Gout particulier est celui que chaque peintre se fait, par lequel on reconnait que tel tableau est de tel peintre, quoiqu'il y règne toujours le goût de sa nation. On dit encore goût de dessein, goût de composition, goût de coloris ou de couleur, etc. (R)