(Maladie) le nom de scorbut a aujourd'hui une signification bien plus étendue qu'il ne l'avait du temps des anciens. Rien n'est plus ordinaire, par exemple, que de mettre la cachexie, la goutte, la dyspnée, la paralysie, le rhumatisme et autres affections semblables au rang des affections scorbutiques.

Le scorbut proprement dit est une maladie à laquelle les habitants des côtes du nord sont fort sujets, et qui est la source de plusieurs autres maladies.

Comme ce mal trompe souvent par la grande variété de ses symptômes, il faut en décrire l'histoire pour en faire connaître la nature.

Les Anglais, les Hollandais, les Suédais, les Danois, les Norvégiens, ceux qui habitent la basse-Allemagne, les peuples du Nord, ceux qui vivent dans un climat très-froid, surtout ceux qui sont voisins de la mer, des lieux qu'elle arrose, des lacs, des marais ; ceux qui habitent des lieux bas, spongieux, gras, situés entre des lieux élevés et sur les bords des rivières et des fleuves ; les gens aisifs qui habitent des lieux pierreux pendant l'hiver ; les marins qui se nourrissent de chair salée enfumée, de biscuit, d'eau puante et croupie ; ceux qui mangent trop d'oiseaux aquatiques, de poisson salé endurci au vent et à la fumée, de bœuf, ou de cochon salé et enfumé, de matières farineuses qui n'ont point fermenté, de pais, de feves, de fromage salé, âcre, vieux ; ceux qui sont sujets à la mélancolie, à la manie, à l'affection hypocondriaque et hystérique, et à des maladies chroniques, et principalement qui ont fait un trop grand usage de quinquina ; tous ceux-là, dis-je, sont sujets au scorbut.

Les phénomènes de ce mal dans son commencement, dans son progrès et dans sa fin, sont les suivants.

On est extrêmement paresseux, engourdi ; on aime à être assis et couché : on sent une lassitude spontanée, et une pesanteur par tout le corps, une douleur dans tous les muscles, comme si on était trop fatigué, et surtout aux cuisses et aux lombes ; on a beaucoup de peine à marcher, surtout en montant et en descendant ; le matin en s'éveillant on se sent comme rompu.

2°. On respire avec peine, et on est hors d'haleine, presque suffoqué au moindre mouvement ; les cuisses s'enflent et se desenflent, il parait des taches rouges, brunes, chaudes, livides, violettes ; la couleur du visage est d'un brun pâle. Les gencives sont gonflées, avec douleur, démangeaison, chaleur, et saignent pour peu qu'on les presse ; les dents se dechaussent et s'ébranlent ; on sent des douleurs vagues par toutes les parties internes et externes du corps, d'où naissent des tourments cruels à la plèvre, à l'estomac, à l'ileum, au colon, aux reins, à la vésicule du fiel, au foie, à la rate, etc. Il y a des hémorrhagies fréquentes.

3°. Les gencives sont d'une puanteur cadavéreuse ; elles s'enflamment : il en sort du sang goutte-à-goutte ; les dents vacillent, deviennent noires, jaunes, cariées, il se forme des anneaux variqueux aux veines ranines ; il arrive des hémorrhagies souvent mortelles par la peau, sans qu'il paraisse aucune blessure, par les lèvres, la bouche, les gencives, l'oesophage, l'estomac, etc. il se forme sur tout le corps, et principalement sur les cuisses, des ulcères puans opiniâtres, qui ne cedent à l'application d'aucun remède.

Le sang tiré des veines a sa partie fibreuse, noire, grumelée, épaisse, et cependant il est dissous quant à sa partie sereuse qui est salée, âcre et couverte d'une mucosité, dont la couleur est d'un jaune tirant sur le verd. On est tourmenté de douleurs rongeantes, lancinantes, qui passent promptement d'un endroit à un autre, qui augmentent durant la nuit dans tous les membres, dans les jointures, les os, les viscères ; il parait sur la peau des taches livides.

4°. On est sujet à différentes fièvres chaudes, malignes, intermittentes de toute espèce, vagues, périodiques, continues, qui produisent l'atrophie, des vomissements, des diarrhées, des dyssenteries ; à des stranguries succedent la lipothymie, des anxiétés mortelles, l'hydropisie, la phtisie, les convulsions, les tremblements, la paralysie, les crampes, les vomissements et des selles de sang ; le foie, la rate, le pancreas et le mésentère se pourrissent ; alors le mal est très-contagieux.

La nature et les effets du scorbut nous démontrent sa cause : c'est un sang épaissi dans une de ses parties, et dissous dans l'autre, d'une âcreté et d'une salure alkaline ou acide, circonstances qu'il faut surtout soigneusement rechercher et distinguer.

Traitement. La cure thérapeutique consiste 1°. à dissoudre ce qui est épais, à rendre mobîle ce qui croupit, à donner de la fluidité à ce qui est trop lié.

2°. Il faut épaissir ce qui est trop tenu, adoucir l'âcreté reconnue.

3°. En corrigeant l'un, il faut toujours avoir égard à la nature de l'autre.

Les forts évacuans ne font que rendre le mal rebelle.

Dans le premier degré on a recours à la saignée, à la purgation avec un minoratif, et répetée plus d'une fais. On peut se servir de la potion suivante.

Prenez d'une infusion de chicorée, huit onces ; de manne, deux onces ; de tamarins, une once ; de sel polycreste, deux gros ; de syrop de roses solutif avec le sené, six gros. Faites - en une potion que l'on prendra le matin à jeun.

Quelques jours après on peut prendre la potion suivante :

Prenez d'eau ou d'infusion de fumeterre, quatre onces : d'élixir de propriété, deux gros : de syrop de raifort, une once. On emploiera ensuite différents remèdes digestifs et atténuans, tels que la teinture de sel de tartre ou de mars, le tartre vitriolé, différents élixirs, différents sels volatils huileux, etc. les savons de toute espèce, les oxymels, les conserves d'oseille, d'alleluia, les oranges, les citrons, les limons et les grenades, et enfin les antiscorbutiques de la première classe, tels que les plantes aromatiques, ombelliferes et labiées, les cruciferes, les menthes, les patiences, les eupatoires, les orobes, les absynthes et autres, les cressons, le beccabunga, le botrys, etc.

Enfin on doit régler le régime, de façon qu'il soit tout opposé aux causes de la maladie.

Dans le second degré, on usera de scorbutiques un peu âcres, tels que l'ail, l'alliaire, le pied de veau, le grand raifort, l'absynthe, les oignons, le cochlearia, l'aunée, la gentiane, le pastel, le passerage, et le raifort sauvage, le treffle d'eau, la moutarde, et la petite espèce de joubarbe.

On peut en faire des infusions, des apozemes, des bouillons, des syrops, des juleps, et autres préparations.

Suc antiscorbutique. Prenez de raifort sauvage ratissé, quatre onces : de feuilles récentes de cochlearia, de nummulaire et d'ortie, de patience des jardins, de beccabunga et d'oseille sauvage ou des jardins, de chaque une poignée ; exprimez-en le suc, et le mêlez avec du sucre ; on en prendra six fois par jour, une demi-once par fais.

L'esprit antiscorbutique suivant est aussi indiqué.

Semences. Prenez de moutarde, de raifort des jardins, de roquette, de velar, de cresson de jardin, de feuilles de cochlearia, de chaque une once ; de passerage et de raifort sauvage, de chaque deux poignées ; après les avoir hachées menu et broyées, vous y ajouterez du sel marin, deux onces ; d'écume de bière, une once ; d'esprit de vin quantité suffisante, distillez trois fais, et cohobez à chaque fais.

On peut aussi des mêmes herbes faire un vin médicinal, ou une bière antiscorbutique, en prenant les feuilles, les racines des plus énergiques, et les faisant macérer dans un tonneau de bière en fermentation, ou dans une quantité de vin du Rhin suffisante.

Dans le troisième degré, les remèdes décrits ci-dessus sont excellents ; on doit user copieusement de liquides doux, de diurétiques, antiseptiques, d'antiscorbutiques, provoquer longtemps et légèrement les sueurs, les urines et les selles.

On peut, par exemple, ordonner les antiscorbutiques dans le petit-lait, dans l'eau de nymphea ou de guimauve, dans le lait, le gruau, et d'autre façon plus appropriée.

On peut adoucir les sucs, les infusions, avec les syrops de citron, de violette ou de nymphea.

Dans le quatrième degré, la maladie est désespérée ; rarement arrive-t-il que l'on réussisse, et que même l'on tente la guérison.

Le scorbut est une maladie terrible, lorsqu'il est confirmé ; elle est vraiment contagieuse ; et le cadavre d'un scorbutique, lorsqu'il vient à pourrir, est une semence terriblement efficace pour en étendre au loin l'infection ; on le confond aujourd'hui avec la maladie hypocondriaque, il est vrai que cette maladie a beaucoup d'affinité dans ses suites avec le scorbut.

Le changement d'air et de climat est un moyen assuré pour se garantir du scorbut dans ceux qui en sont menacés ; l'exercice modéré, le calme des passions, l'usage d'aliments doux, nourrissants, légèrements aromatisés, sont des moyens surs de prévenir un mal si terrible.

Le lait et les autres aliments ou médicaments de cette nature, quoique contre-indiqués dans le scorbut en général, à cause de l'épaississement, du grumellement et de la dépravation du sang, peuvent cependant faire bien, et procurer du soulagement dans les cas d'acrimonie, de dissolution.

Comme les symptômes du scorbut sont infinis, et que leur multitude avec leur différence infinie contribue beaucoup à déguiser cette maladie et à la masquer, il faut reconnaître leur cause, et ne point s'exposer à prendre le change ; toutes les maladies peuvent se couvrir de l'apparence du scorbut, et celui-ci peut prendre la tournure de toutes les maladies imaginables. C'est ce qui fait la difficulté du diagnostic et du pronostic.

On peut déterger les gencives et leurs ulcères avec l'essence d'ambre, la teinture de myrrhe, le storax, l'esprit-de-vin camphré, l'esprit de sel dulcifié qu'on mêlera avec le miel rosat ; et sur les tumeurs sanguinolentes on appliquera de l'onguent aegyptiac mêlé avec du miel rosat et de l'esprit de cochlearia ; on fera boire au malade une décoction de raifort dans du lait, ou de sommités de pin dans de la bière.

Le scorbut qui était jadis inconnu dans nos contrées, y devient commun comme en Angleterre ; le spleen qui nous vient de cette ile, nous amène aussi le premier. Les maux de rate ordinaires à nos vaporeux, à nos gens de lettres, et à mille gens qu'une éducation impérieuse et trop remplie de sentiments de présomption met fort au-dessus de leur rang et de leur état, ont fait naître dans notre climat les maladies de l'esprit et le scorbut. La même cause qui a multiplié les vapeurs, ou cette maladie des gens d'esprit qui régne à la cour, comme à la ville, chez le marchand, comme chez l'homme de robe, a semé en même temps le scorbut sur nos côtes, et dans le centre même de la capitale ; et Paris, par le dérèglement des mœurs, et la folie qui conduit l'esprit de ses habitants, est aussi incommodé du scorbut que les peuples du Nord.

L'affection hypocondriaque peut d'autant mieux disposer à cette maladie, qu'elle rend les tendons, les nerfs et les autres parties sensibles du corps d'une sécheresse extrême : cette aridité cause une effervescence avec un épaississement du sang qui vient à prendre une consistance résineuse, et qui formant des obstructions dans les viscères, empêche les sécrétions, les excrétions, et détruit l'ordre des fonctions naturelles, qui dépend de l'égalité de ces mêmes sécrétions ; les impuretés de la lymphe et de la sérosité retenue dans la masse des humeurs, y produisent cette dissolution, ce sel muriatique et ces dispositions cachectiques, érésipélateuses de l'habitude du corps, ces hémorrhagies, ces ulcères, ces croutes, ces taches violettes qui sont suivies le plus souvent de la gangrene.

On peut donc regarder le chagrin ou la folie de l'esprit jointe au mauvais régime, comme la première cause et l'époque de la naissance du scorbut dans le cœur du royaume, où il ne peut être produit par les mêmes causes que celui des gens de mer.

Le scorbut dont on vient de parler, produit par les vapeurs, est celui des riches, que la saignée, le régime exact, les évacuans peuvent guérir, d'autant qu'il provient d'un sang trop étoffé, et trop garni de parties volatiles et sulphureuses, par l'abondance de toutes les choses nécessaires à la vie, par le défaut d'exercice, la vie oisive, et l'intempérance ordinaire aux personnes aisées.

Le scorbut des pauvres est bien différent ; la misere, la disette et les calamités publiques le font naître ; la famine, le mauvais air, l'usage d'aliments corrompus, de blés gâtés, d'eau croupie et puante, de vin et de bière aigres entretiennent cette disposition vicieuse du sang ; les pauvres dans les hôpitaux, les soldats dans les hôpitaux militaires, dans les camps nombreux où les eaux et les vivres sont rares, sont très-sujets à cette maladie.

Le scorbut des pauvres demande à être traité d'une façon toute différente de celui des riches, la saignée et les évacuans y deviennent nuisibles ; les remèdes violents y sont dangereux ; il faut ici soutenir les forces vitales languissantes, réparer les parties sulphureuses du sang qui sont ou détruites ou en petite quantité ; il faut réveiller les esprits, enrichir de parties volatiles et nourricières le sang qui manque de substance solide ; la nourriture tempérante et eupeptique, modérée, donnée à de fréquents intervalles, les cordiaux doux sont les meilleurs remèdes pour cette espèce de scorbut.

On peut voir par tout ce qui vient d'être dit, que le scorbut est une maladie fort compliquée, difficîle à connaître, et encore plus pénible à guérir. C'est ici que l'on peut dire : ars longa, vita brevis, judicium difficile.