(SECTE) Histoire anc. de la Philosophie et des Philosophes. On vit éclore dans l'école Socratique, de la diversité des matières dont Socrate entretenait ses disciples, de sa manière presque sceptique de les traiter, et des différents caractères de ses auditeurs, une multitude surprenante de systèmes opposés, une infinité de sectes contraires qui en sortirent toutes formées ; comme on lit dans le poète, que les héros grecs étaient sortis tout armés du cheval de Troie ; ou plutôt comme la Mythologie raconte, que naquirent des dents du serpent des soldats qui se mirent en pièces sur le champ même qui les avait produits. Aristippe fonda dans la Lybie et répandit dans la Grèce et ailleurs, la secte Cyrénaïque ; Euclide, la Mégarique ; Phedon, l'Eliaque ; Platon, l'Académique ; Antisthene, la Cynique, etc.

La secte Cyrénaïque dont il s'agit ici, prit son nom de Cyrene, ville d'Afrique, et la patrie d'Aristippe fondateur de la secte. Ce philosophe ne fut ennemi ni de la richesse, ni de la volupté, ni de la réputation, ni des femmes, ni des hommes, ni des dignités. Il ne se piqua ni de la pauvreté d'Antisthene, ni de la frugalité de Socrate, ni de l'insensibilité de Diogène. Il invitait ses élèves à jouir des agréments de la société et des plaisirs de la vie, et lui-même ne s'y refusait pas. La commodité de sa morale donna mauvaise opinion de ses mœurs ; et la considération qu'on eut dans le monde pour lui et pour ses sectateurs, excita la jalousie des autres philosophes : tantae ne animis coelestibus, etc. On mesinterpréta la familiarité dont il en usait avec ses jeunes élèves, et l'on répandit sur sa conduite secrète des soupçons qui seraient plus sérieux aujourd'hui qu'ils ne l'étaient alors.

Cette espèce d'intolérance philosophique le fit sortir d'Athènes ; il changea plusieurs fois de séjour, mais il conserva par-tout les mêmes principes. Il ne rougit point à Egine de se montrer entre les adorateurs les plus assidus de Laïs, et il répondait aux reproches qu'on lui en faisait, qu'il pouvait posséder Laïs sans cesser d'être philosophe, pourvu que Laïs ne le possédât pas ; et comme on se proposait de mortifier son amour propre en lui insinuant que la courtisanne se vendait à lui et se donnait à Diogène, il disait : Je l'achète pour m'en servir, et non pour empêcher qu'un autre ne s'en serve. Quoi qu'il en soit de ces petites anecdotes, dont un homme sage sera toujours très-réservé, soit à nier, soit à garantir la vérité, je ne comprents guère par quel travers d'esprit on permettait à Socrate le commerce d'Aspasie, et l'on reprochait à Aristippe celui de Laïs. Ces femmes étaient toutes deux fameuses par leur beauté, leur esprit, leurs lumières, et leur galanterie. Il est vrai que Socrate professait une morale fort austère, et qu'Aristippe était un philosophe très-voluptueux ; mais il n'est pas moins constant que les philosophes n'avaient alors aucune répugnance à recevoir les courtisannes dans leurs écoles, et que le peuple ne leur en faisait aucun crime.

Aristippe se montra de lui-même à la cour de Denis, où il réussit beaucoup mieux que Platon que Dion y avait appelé. Personne ne sut comme lui se plier aux temps, aux lieux, et aux personnes ; jamais déplacé, soit qu'il vecut avec éclat sous la pourpre, et dans la compagnie des rais, soit qu'il enseignât obscurément dans l'ombre et la poussière d'une école. Je n'ai garde de blâmer cette philosophie versatîle ; j'en trouve même la pratique, quand elle est accompagnée de dignité, pleine de difficultés et fort au-dessus des talents d'un homme ordinaire. Il me parait seulement qu'Aristippe manquait à Socrate, à Diogène, et à Platon, et s'abaissait à un rôle indigne de lui, en jetant du ridicule sur ces hommes respectables, devant des courtisans aisifs et corrompus, qui ressentaient une joie maligne à les voir dégradés ; parce que cet avilissement apparent les consolait un peu de leur petitesse réelle. N'est-ce pas en effet une chose bien humiliante à se représenter, qu'une espèce d'amphithéâtre élevé par le philosophe Aristippe, où il se met aux prises avec les autres philosophes de l'école de Socrate, les donne et se donne lui-même en spectacle à un tyran et à ses esclaves ?

Il faut avouer cependant qu'on ne remarque pas dans le reste de sa conduite, ce défaut de jugement avec lequel il laissait échapper si mal-à-propos le mépris bien ou mal fondé qu'il avait pour les autres sectes. Sa philosophie prit autant de faces différentes, que le caractère féroce de Denis ; il sut, selon les circonstances, ou le mépriser, ou le réprimer, ou le vaincre, ou lui échapper, employant alternativement ou la prudence ou la fermeté, ou l'esprit ou la liberté, et en imposant toujours au maître et à ses courtisans. Il fit respecter la vertu, entendre la vérité, et rendre justice à l'innocence, sans abuser de sa considération, sans avilir son caractère, sans compromettre sa personne. Quelque forme qu'il prit, on lui remarqua toujours l'ongle du lion qui distinguait l'élève de Socrate.

Aristippe cultiva particulièrement la morale, et il comparait ceux qui s'arrêtaient trop longtemps à l'étude des beaux arts, aux amants de Pénélope, qui négligeaient la maîtresse de la maison pour s'amuser avec ses femmes. Il entendait les Mathématiques, et il en faisait cas. Ce fut lui qui dit à ses compagnons de voyage, en apercevant quelques figures de Géométrie sur un rivage inconnu où la tempête les avait jetés : Courage mes amis, voici des pas d'homme. Il estima singulièrement la Dialectique, surtout appliquée à la Philosophie morale.

Il pensait que nos sensations ne peuvent jamais être fausses ; qu'il est possible d'errer sur la nature de leur cause, mais non sur leurs qualités et sur leur existence.

Que ce que nous croyons apercevoir hors de nous est peut-être quelque chose, mais que nous l'ignorons.

Qu'il faut dans le raisonnement rapporter tout à la sensation, et rien à l'objet, ou à ce que nous prenons pour tel.

Qu'il n'est pas démontré que nous éprouvions tous les mêmes sensations, quoique nous convenions tous dans les termes.

Que par conséquent en dispute rigoureuse, il est mal de conclure de soi à un autre, et du soi du moment présent, au soi d'un moment à venir.

Qu'entre les sensations, il y en a d'agréables, de fâcheuses, et d'intermédiaires.

Et que dans le calcul du bonheur et du malheur, il faut tout rapporter à la douleur et au plaisir, parce qu'il n'y a que cela de réel ; et sans avoir aucun égard à leurs causes morales, compter pour du mal les fâcheuses, pour du bien les agréables, et pour rien les intermédiaires.

Ces principes servaient de base à leur philosophie. Et voici les inductions qu'ils en tiraient, rendues à-peu-près dans la langue de nos géomètres modernes.

Tous les instants où nous ne sentons rien, sont zéro pour le bonheur et pour le malheur.

Nous n'avons de sensations à faire entrer en compte, dans l'évaluation de notre bonheur et de notre malheur, que le plaisir et la peine.

Une peine ne diffère d'une peine, et un plaisir ne diffère d'un plaisir, que par la durée et par le degré.

Le momentum de la douleur et de la peine, est le produit instantané () de la durée par le degré.

Ce sont les sommes des momentum de peine et de plaisir passés, qui donnent le rapport du malheur au bonheur de la vie.

Les Cyrénaïques prétendaient que le corps fournissait plus que l'esprit dans la somme des momentum de plaisir.

Que l'insensé n'était pas toujours mécontent de son existence, ni le sage toujours content de la sienne.

Que l'art du bonheur consistait à évaluer ce qu'une peine qu'on accepte doit rendre de plaisir.

Qu'il n'y avait rien qui fût en soi peine ou plaisir.

Que la vertu n'était à souhaiter qu'autant qu'elle était ou un plaisir présent, ou une peine qui devait rapporter plus de plaisir.

Que le méchant était un mauvais négociant, qu'il était moins à-propos de punir que d'instruire de ses intérêts.

Qu'il n'y avait rien en soi de juste et d'injuste, d'honnête et de déshonnête.

Que de même que la sensation ne s'appelait peine ou plaisir qu'autant qu'elle nous attachait à l'existence, ou nous en détachait ; une action n'était juste ou injuste, honnête ou déshonnête, qu'autant qu'elle était permise ou défendue par la coutume ou par la loi.

Que le sage fait tout pour lui-même, parce qu'il est l'homme qu'il estime le plus ; et que quelque heureux qu'il sait, il ne peut se dissimuler qu'il mérite de l'être encore davantage.

Aristippe eut deux enfants, un fils indigne de lui qu'il abandonna ; une fille qui fut célèbre par sa beauté, ses mœurs, et ses connaissances. Elle s'appelait Areté. Elle eut un fils nommé Aristippe dont elle fit elle-même l'éducation, et qu'elle rendit par ses leçons digne du nom qu'il portait.

Aristippe eut pour disciples Théodore, Synale, Antipater, et sa fille Areté. Areté eut pour disciple son fils Aristippe. Antipater enseigna la doctrine cyrénaïque à Epimide ; Epimide à Peribate ; et Peribate à Hégésias et à Anniceris, qui fondèrent les sectes Hegesiaques et Annicériennes dont nous allons parler.

Hegesias surnommé le Pisithanate, était tellement convaincu que l'existence est un mal, préférait si sincèrement la mort à la vie, et s'en exprimait avec tant d'éloquence, que plusieurs de ses disciples se défirent au sortir de son école. Ses principes étaient les mêmes que ceux d'Aristippe ; ils instituaient l'un et l'autre un calcul moral, mais ils arrivaient à des résultats différents. Aristippe disait qu'il était indifférent de vivre ou de mourir, parce qu'il était impossible de savoir si la somme des plaisirs serait à la fin de la vie, plus grande ou plus petite que la somme des peines ; et Hegesias qu'il fallait mourir, parce qu'encore qu'il ne put être démontré que la somme des peines serait à la fin de la vie plus grande que celle des plaisirs, il y avait cent mille à parier contre un qu'il en arriverait ainsi, et qu'il n'y avait qu'un fou qui dû. jouer ce jeu-là : cependant Hegesias le jouait dans le moment même qu'il parlait ainsi.

La doctrine d'Anniceris différait peu de celle d'Epicure ; il avait seulement quelques sentiments assez singuliers. Il pensait, par exemple, qu'on ne doit rien à ses parents pour la vie qu'on en a reçue ; qu'il est beau de commettre un crime pour le salut de la patrie ; et que de souhaiter avec ardeur la prospérité de son ami, c'est craindre secrètement pour soi les suites de son adversité.

Théodore l'athée jeta par son pyrrhonisme le trouble et la division dans la secte Cyrénaïque. Ses adversaires trouvèrent qu'il était plus facîle de l'éloigner que de lui répondre ; mais il s'agissait de l'envoyer dans quelque endroit où il ne put nuire à personne. Après y avoir sérieusement réfléchi, ils le reléguèrent du fond de la Lybie dans Athènes. Les juges de l'Aréopage lui auraient bientôt fait préparer la ciguè, sans la protection de Démétrius de Phalere. On ne sait si Théodore nia l'existence de Dieu, ou s'il en combattit seulement les preuves ; s'il n'admit qu'un Dieu, ou s'il n'en admit point du tout : ce qu'il y a de certain, c'est que les magistrats et les prêtres n'entrèrent point dans ces distinctions subtiles ; que les magistrats s'aperçurent seulement qu'elles troublaient la société ; les prêtres, qu'elles renversaient leurs autels ; et qu'il en couta la vie à Théodore et à quelques autres.

On a attribué à Théodore des sentiments très-hardis, pour ne rien dire de plus. On lui fait soutenir que l'homme prudent ne doit point s'exposer pour le salut de la patrie ; parce qu'il n'est pas raisonnable que le sage périsse pour des fous ; qu'il n'y a rien en soi ni d'injuste ni de déshonnête ; que le sage sera dans l'occasion voleur, sacrilège, adultère ; et qu'il ne rougira jamais de se servir d'une courtisanne en public. Mais le savant et judicieux Brucker traite toutes ces imputations de calomnieuses ; et rien n'honore plus son cœur que le respect qu'il porte à la mémoire des anciens philosophes, et son esprit, que la manière dont il les défend. N'est-il pas en effet bien intéressant pour l'humanité et pour la philosophie, de persuader aux peuples que les meilleurs esprits qu'ait eus l'antiquité, regardaient l'existence d'un Dieu comme un préjugé, et la vertu comme un vain nom !

Evemère le cyrénaïque fut encore un de ceux que les prêtres du Paganisme accusèrent d'impiété, parce qu'il indiquait sur la terre les endroits où l'on avait inhumé leurs dieux.

Bion le boristhénite passa pour un homme d'un esprit excellent et d'une piété fort suspecte. Il fut cynique sous Cratès ; il devint cyrénaïque sous Théodore ; il se fit péripatéticien sous Théophraste, et finit par prendre de ces sectes ce qu'elles avaient de bon, et par n'être d'aucune. On lui remarqua la fermeté d'Antisthene, la politesse d'Aristippe, et la dialectique de Socrate. Il était né de parents très-obscurs, et ne s'en cachait pas. On l'accuse d'avoir traité de sottise la continence de Socrate avec Alcibiade, mais on n'a qu'à consulter l'auteur que nous avons déjà cité, pour connaître quel degré de foi il faut accorder à ces anecdotes scandaleuses, et à quelques autres de la même nature. Les prêtres du Paganisme ne pouvaient supporter qu'on accordât de la probité aux inconvaincus de leur temps : ou ils leur reprochaient comme des crimes les mêmes faiblesses qu'ils se pardonnaient ; ou ils en accusaient leur façon de penser, quoiqu'avec des sentiments plus orthodoxes ils ne fissent pas mieux qu'eux ; ou ils les calomniaient sans pudeur, lorsqu'ils en étaient réduits à cette ressource : C'est toujours montrer de la piété envers les dieux, disaient-ils, que de dénigrer à-tort et à-travers ces hommes pervers.

Tels furent les principaux Philosophes cyrénaïques. Cette secte ne dura pas longtemps. Et comment aurait-elle duré ? Elle n'avait point d'école en Grèce ; elle était divisée en Lybie, soupçonnée d'athéisme par les prêtres, accusée de corruption par les autres philosophes, et persécutée par les magistrats. Elle exigeait un concours de qualités, qui se rentrent si rarement dans la même personne, qu'il n'y a jamais eu que son fondateur qui les ait bien réunies ; et elle ne se soutenait que par quelques transfuges des Stoïciens, que la douleur désabusait de l'apathie. Voyez Bruck. Stanl. hist. de la Phil.