S. m. (Histoire ecclésiastique et Métaphysique) Le Manichéisme est une secte d'hérétiques, fondée par un certain Manès, perse de nation, et de fort basse naissance. Il puisa la plupart de ses dogmes dans les livres d'un arabe nommé Scythion. Cette secte commença au troisième siècle, s'établit en plusieurs provinces, et subsista fort longtemps. Son faible ne consistait pas tant dans le dogme des deux principes, l'un bon et l'autre méchant, que dans les explications particulières qu'elle en donnait, et dans les conséquences pratiques qu'elle en tirait. Vous pourrez le voir dans l'histoire ecclésiastique de M. l'abbé Fleuri, et dans le dictionnaire de Bayle, l'article des Manichéens, et dans l'histoire des variations de M. de Meaux.

Le dogme des deux principes est beaucoup plus ancien que Manès. Les Gnostiques, les Cerdoniens, les Marcionites et plusieurs autres sectaires le firent entrer dans le Christianisme, avant que Manès fit parler de lui. Ils n'en furent pas même les premiers auteurs ; il faut remonter dans la plus haute antiquité du paganisme, pour en découvrir l'origine. Si l'on s'en rapporte à Plutarque, ce dogme était très-ancien. Il se communiqua bientôt à toutes les nations du monde, et s'imprima dans les cœurs si profondément, que rien ne put l'en détacher. Prières, sacrifices, cérémonies, détails publics et secrets de religion, tout fut marqué à ce coin parmi les barbares et les grecs. Il parait que Plutarque lui donne trop d'étendue. Il est bien vrai que les payens ont reconnu et honoré des dieux malfaisants, mais ils enseignaient aussi que le même dieu qui répandait quelquefois ses biens sur un peuple, l'affligeait quelque temps après, pour se vanger de quelque offense. Pour peu qu'on lise les auteurs grecs, on connait cela manifestement. Disons la même chose de Rome. Lisez T. Live, Cicéron, et les autres écrivains latins, vous comprendrez clairement que le même Jupiter, à qui l'on offrait des sacrifices pour une victoire gagnée, était honoré en d'autres rencontres, afin qu'il cessât d'affliger le peuple romain. Tous les poètes ne nous le représentent-ils pas armé de la foudre et tonnant du haut des cieux, pour intimider les faibles mortels ? Plutarque se trompe aussi, lorsqu'il veut que les philosophes et les poétes se soient accordés dans la doctrine des deux principes. Ne se souvenait-il pas d'Homère, le prince des poètes, leur modèle et leur source commune ; d'Homère, dis-je, qui n'a proposé qu'un dieu avec deux tonneaux du bien et du mal ? Ce père des poètes suppose que devant le palais de Jupiter sont deux tonneaux, où ce dieu puise continuellement et les biens et les maux qu'il verse sur le genre humain. Voilà son principal emploi. Encore s'il y puisait également, et qu'il ne se méprit jamais, nous nous plaindrions moins de notre sort.

Zoroastre, que les Perses et les Chaldéens reconnaissent pour leur instituteur, n'avait pas manqué de leur enseigner cette doctrine. Le principe bienfaisant, il le nommait Oromase, et le malfaisant, Arimanius. Selon lui, le premier ressemblait à la lumière, et le second aux ténèbres.

Tous les partisans du système des deux principes, les croyaient incréés, contemporains, indépendants l'un de l'autre, avec une égale force et une égale puissance. Cependant quelques perses, au rapport de M. Hyde, qui l'a pris dans Plutarque, soutenaient que le mauvais principe avait été produit par le bon, puisqu'un jour il devait être anéanti. Les premiers ennemis du Christianisme, comme Celse, Cresconius, Porphire, se vantaient d'avoir découvert quelques traces de ce système dans l'Ecriture-sainte, laquelle parle du démon et des embuches qu'il dressa au Fils de Dieu, et du soin qu'il prend de troubler son empire. Mais on répondit aisément à de tels reproches. On fit taire des hommes vains, qui pour décréditer ce qu'ils n'entendirent jamais, prenaient au pied de la lettre beaucoup de choses allégoriques.

Quelque terrain qu'ait occupé ce système des deux principes, il ne parait pas, comme je l'ai observé, que les Grecs et les Romains se le soient approprié. Leur Pluton ne peut être regardé comme le mauvais principe. Il n'avait point dans leur théologie d'autre emploi, que celui de présider à l'assemblée des morts, sans autorité sur ceux qui vivent. Les autres divinités infernales, malfaisantes, tristes, jalouses de notre repos, n'avaient rien aussi de commun avec le mauvais principe, puisque toutes ces divinités subordonnées à Jupiter, ne pouvaient faire de mal aux hommes, que celui qu'il leur permettait de faire. Elles étaient dans le paganisme ce que sont nos démons dans le Christianisme.

Ce qui a donné naissance au dogme des deux principes, c'est la difficulté d'expliquer l'origine du mal moral et du mal physique. Il faut l'avouer, de toutes les questions qui se présentent à l'esprit, c'est la plus dure et la plus épineuse. On n'en saurait trouver le dénouement que dans la foi qui nous apprend la chute volontaire du premier homme, d'où s'ensuivirent et sa perte, et celle de toute sa postérité. Mais les payens manquaient de secours surnaturel ; ils se trouvaient par conséquent dans un passage très-étroit et très-gênant. Il fallait accorder la bonté et la sainteté de Dieu avec le péché et les différentes miseres de l'homme, il fallait justifier celui qui peut tout, de ce que pouvant empêcher le mal, il l'a préféré au bien même, et de ce qu'étant infiniment équitable, il punit des créatures qui semblent ne l'avoir point mérité, et qui voient le jour plusieurs siècles après que leur condamnation a été prononcée. Pour sortir de ce labyrinthe, où leur raison ne faisait que s'égarer, les philosophes grecs eurent recours à des hypothèses particulières. Les uns supposèrent la préexistence des âmes, et soutinrent qu'elles ne venaient animer les corps que pour expier des fautes commises pendant le cours d'une autre vie. Platon attribue l'origine de cette hypothèse à Orphée, qui l'avait lui-même puisée chez les Egyptiens. Les autres ravissaient à Dieu toute connaissance des affaires sublunaires, persuadés qu'elles sont trop mal assorties pour avoir été réglées par une main bienfaisante De-là ils tiraient cette conclusion, qu'il faut renoncer à l'idée d'un être juste, pur, saint, ou convenir qu'il ne prend aucune part à tout ce qui se passe dans le monde. Les autres établissaient une succession d'événements, une chaine de biens et de maux que rien ne peut altérer ni rompre. Que sert de se plaindre, disaient-ils, que sert de murmurer ? le destin entraîne tout, le destin manie tout en aveugle et sans retour. Le mal moral n'est pas moins indispensable que le physique ; tous deux entrent de droit dans le plan de la nature. D'autres enfin ne goutant point toutes ces diverses explications de l'origine du mal moral et du mal physique, en cherchèrent le dénouement dans le système des deux principes. Quand il est question d'expliquer les divers phénomènes de la nature corrompue, il a d'abord quelque chose de plausible ; mais si on le considère en lui-même, rien n'est plus monstrueux. En effet, il porte sur une supposition qui répugne à nos idées les plus claires, au lieu que le système des Chrétiens est appuyé sur ces notions-là. Par cette seule remarque la supériorité des Chrétiens sur les Manichéens est décidée ; car tous ceux qui se connaissent en raisonnements, demeurent d'accord qu'un système est beaucoup plus imparfait, lorsqu'il manque de conformité avec les premiers principes, que lorsqu'il ne saurait rendre raison des phénomènes de la nature. Si l'on bâtit sur une supposition absurde, embarrassée, peu vraisemblable, cela ne se répare point par l'explication heureuse des phénomènes ; mais s'il ne les explique pas tous heureusement, cela est compensé par la netteté, par la vraisemblance et par la conformité qu'on lui trouve aux lois et aux idées de l'ordre ; et ceux qui l'ont embrassé, à cause de cette perfection, n'ont pas coutume de se rebuter, sous prétexte qu'ils ne peuvent rendre raison de toutes les expériences. Ils imputent ce défaut aux bornes de leur esprit. On objectait à Copernic, quand il proposa son système, que Mars et Vénus devraient en un temps paraitre beaucoup plus grands parce qu'ils s'approchaient de la terre de plusieurs diamètres. La conséquence était nécessaire, et cependant on ne voyait rien de cela. Quoiqu'il ne sut que répondre, il ne crut pas pour cela devoir l'abandonner. Il disait seulement que le temps le ferait connaître. L'on prenait cette raison pour une défaite ; et l'on avait, ce semble, raison : mais les lunettes ayant été trouvées depuis, on a Ve que cela même qu'on lui opposait, comme une grande objection, était la confirmation de son système, et le renversement de celui de Ptolomée.

Voici quelques-unes des raisons qu'on peut proposer contre le Manichéisme. Je les tirerai de M. Bayle lui-même, qu'on sait avoir employé toute la force de son esprit pour donner à cette malheureuse hypothèse une couleur de vraisemblance.

1°. Cette opinion est tout à fait injurieuse au dieu qu'ils appellent bon ; elle lui ôte pour le moins la moitié de sa puissance, et elle le fait timide, injuste, imprudent et ignorant. La crainte qu'il eut d'une irruption de son ennemi, disaient-ils, l'obligea à lui abandonner une partie des âmes, afin de sauver le reste. Les âmes étaient des portions et des membres de sa substance, et n'avaient commis aucun péché. Il y eut donc de sa part de l'injustice à les traiter de la sorte, Ve principalement qu'elles devaient être tourmentées, et qu'en cas qu'elles contractassent quelques souillures, elles devaient demeurer éternellement au pouvoir du mal. Ainsi le bon principe n'avait su ménager ses intérêts, il s'était exposé à une éternelle et irréparable mutilation. Joint à cela que sa crainte avait été mal fondée ; car, puisque de toute éternité, les états du mal étaient séparés des états du bien, il n'y avait nul sujet de craindre que le mal fit une irruption sur les terres de son ennemi. D'ailleurs ils donnent moins de prévoyance et moins de puissance au bon principe qu'au mauvais. Le bon principe n'avait point prévu l'infortune des détachements qu'il exposait aux assauts de l'ennemi, mais le mauvais principe avait fort bien su quels seraient les détachements que l'on enverrait contre lui, et il avait préparé les machines nécessaires pour les enlever. Le bon principe fut assez simple pour aimer mieux se mutiler, que de recevoir sur ses terres les détachements de l'ennemi, qui par ce moyen eut perdu une partie de ses membres. Le mauvais principe avait toujours été supérieur, il n'avait rien perdu, et il avait fait des conquêtes qu'il avait gardées ; mais le bon principe avait cédé volontairement beaucoup de choses par timidité, par injustice et par imprudence. Ainsi, en refusant de connaître que Dieu soit l'auteur du mal, on le fait mauvais en toutes manières.

2°. Le dogme des Manichéens est l'éponge de toutes les religions, puisqu'en raisonnant conséquemment, ils ne peuvent rien attendre de leurs prières, ni rien craindre de leur impiété. Ils doivent être persuadés que quoi qu'ils fassent, le dieu bon leur sera toujours propice, et que le dieu mauvais leur sera toujours contraire. Ce sont deux dieux, dont l'un ne peut faire que du bien, et l'autre ne peut faire que du mal ; ils sont déterminés à cela par leur naturel, et ils suivent, selon toute l'étendue de leurs forces, cette détermination.

3°. Si nous consultons les idées de l'ordre, nous verrons fort clairement que l'unité, le pouvoir infini et le bonheur appartiennent à l'auteur du monde. La nécessité de la nature a porté qu'il y eut des causes de tous les effets. Il a donc fallu nécessairement qu'il existât une force suffisante à la production du monde. Or, il est bien plus selon l'ordre, que cette puissance soit réunie dans un seul sujet, que si elle était partagée à deux ou trois, ou à cent mille. Concluons donc qu'elle n'a pas été partagée, et qu'elle réside toute entière dans une seule nature, et qu'ainsi il n'y a pas deux premiers principes, mais un seul. Il y aurait autant de raison d'en admettre une infinité, comme ont fait quelques-uns, que de n'en admettre que deux. S'il est contre l'ordre que la puissance de la nature soit partagée à deux sujets, combien serait-il plus étrange que ces deux sujets fussent ennemis. Il ne pourrait naître de-là que toute sorte de confusion. Ce que l'un voudrait faire, l'autre voudrait le défaire, et ainsi rien ne se ferait ; ou s'il se faisait quelque chose, ce serait un ouvrage de bizarrerie, et bien éloigné de la justesse de cet univers. Si le Manichéisme eut admis deux principes qui agissent de concert, il eut été exposé à de moindres inconvénients ; il aurait néanmoins choqué l'idée de l'ordre par rapport à la maxime, qu'il ne faut point multiplier les êtres sans nécessité : car, s'il y a deux premiers principes, ils ont chacun toute la force nécessaire pour la production de l'univers, ou ils ne l'ont pas ; s'ils l'ont, l'un d'eux est superflu ; s'ils ne l'ont pas, cette force a été partagée inutilement, et il eut bien mieux valu la réunir en un seul sujet, elle eut été plus active. Outre qu'il n'est pas aisé de comprendre qu'une cause qui existe par elle-même, n'ait qu'une portion de force. Qu'est-ce qui l'aurait bornée à tant ou à tant de degrés ? Elle ne dépend de rien, elle tire tout de son fond. Mais sans trop insister sur cette raison, qui passe pour solide dans les écoles, je demande si le pouvoir de faire tout ce que l'on veut, n'est pas essentiellement renfermé dans l'idée de Dieu ? La raison m'apprend que l'idée de Dieu ne renferme aucun attribut avec plus de netteté et d'évidence, que le pouvoir de faire ce que l'on veut. C'est en quoi consiste la béatitude. Or, dans l'opinion des Manichéens, Dieu n'aurait pas la puissance de faire ce qu'il désire le plus fortement ; donc il ne serait pas heureux. La nature du bon principe, disent-ils, est telle qu'il ne peut produire que du bien, et qu'il s'oppose de toutes ses forces à l'introduction du mal. Il veut donc, et il souhaite avec la plus grande ardeur qu'il n'y ait point de mal ; il a fait tout ce qu'il a pu pour empêcher ce désordre. S'il a donc manqué de la puissance nécessaire à l'empêcher, ses volontés les plus ardentes ont été frustrées, et par conséquent son bonheur a été troublé et inquietté ; il n'a donc point la puissance qu'il doit avoir selon la constitution de son être. Or, que peut-on dire de plus absurde que cela ? N'est-ce pas un dogme qui implique contradiction ? Les deux principes des Manichéens seraient les plus malheureux de tous les êtres. Le bon principe ne pourrait jeter les yeux sur le monde, que ses regards ne fussent blessés par une infinité de crimes et de désordres, de peines et de douleurs qui couvrent la face de la terre. Le mauvais principe ne serait pas moins affligé par le spectacle des vertus et des biens. Dans leur douleur, ils devraient se trouver malheureux d'être immortels.

4°. Enfin, je demande aux Manichéens, l'âme qui fait une bonne action, a-t-elle été créée par le bon principe, ou par le mauvais ? Si elle a été créée par le mauvais principe, il s'ensuit que le bien peut naître de la source de tout mal. Si c'est par le bon principe, le mal, par la même raison, peut naître de la source de tout bien ; car cette même âme en d'autres rencontres commet des crimes. Vous voilà donc réduits à renverser vos propres raisonnements, et à soutenir, contre le sentiment intérieur, que jamais l'âme qui fait une bonne action, n'est la même que celle qui péche. Pour se tirer de cette difficulté, ils auraient besoin de supposer trois premiers principes ; un essentiellement bon, et la cause de tout bien ; un essentiellement mauvais, et la cause de tout mal ; un essentiellement susceptible du bien et du mal, et purement passif. Après quoi il faudrait dire que l'âme de l'homme est formée de ce troisième principe, et qu'elle fait tantôt une bonne action, et tantôt une mauvaise, selon qu'elle reçoit l'influence ou du bon principe, ou du mauvais. Rien n'est donc plus absurde ni plus ridicule, que les deux principes des Manichéens.

Je néglige ici plusieurs autres raisons, par lesquelles je pourrais attaquer les endroits faibles de ce système extravagant. Je ne veux point me prévaloir des absurdités palpables que les Manichéens débitaient, quand ils descendaient dans le détail des explications de leur dogme. Elles sont si pitoyables, que c'est les réfuter suffisamment, que d'en faire un simple rapport. Par les fragments de leur système, qu'on rencontre çà et là dans les pères, il parait que cette secte n'était point heureuse en hypothèses. Leur première supposition était fausse, comme nous venons de le prouver ; mais elle empirait entre leurs mains, par le peu d'adresse et d'esprit philosophique qu'ils employaient à l'expliquer. Ils n'ont pas assez connu, selon M. Bayle, leurs avantages, ni su faire jouer leur principale machine, qui était la difficulté sur l'origine du mal. Il s'imagine qu'un habîle homme de leur parti, un Descartes, par exemple, aurait bien embarrassé les orthodoxes, et il semble que lui-même, faute d'un autre, ait voulu se charger d'un soin si peu nécessaire, au jugement de bien des gens. Toutes les hypothèses, dit-il, que les Chrétiens ont établies, parent mal les coups qu'on leur porte ; elles triomphent toutes quand elles agissent offensivement ; mais elles perdent tout leur avantage, quand il faut qu'elles soutiennent l'attaque. Il avoue que les dualistes, ainsi que les appelle M. Hyde, auraient été mis en fuite par des raisons à priori, prises de la nature de Dieu ; mais il s'imagine qu'ils triomphent à leur tour, quand on vient aux raisons à posteriori, prises de l'existence du mal. Il faut l'avouer, M. Bayle, en écartant du Manichéisme les erreurs grossières de ses premiers défenseurs, en a fabriqué un système, lequel, entre ses mains, parait armé d'une force nouvelle qu'il n'avait pas autrefois. Les objections qu'il a semées dans divers endroits de ses ouvrages, lui ont paru si fortes et si triomphantes, qu'il ne craint pas de dire, que la raison succombera sous leur poids, toutes les fois qu'elle entreprendra d'y répondre. La raison, selon lui, est un principe de destruction, et non pas d'édification : elle n'est propre qu'à former des doutes, à éterniser les disputes, et à faire connaître à l'homme ses ténèbres, son impuissance, et la nécessité d'une révélation, et cette révélation est celle de l'Ecriture. C'est-là que nous trouvons de quoi réfuter invinciblement l'hypothèse des deux principes, et toutes les objections des Manichéens ; nous y trouvons l'unité de Dieu et ses perfections infinies, la chute du premier homme, et ses suites funestes.

Comme M. Bayle n'est pas un antagoniste du commun, les plus savantes plumes de l'Europe se sont essayées à le réfuter. Parmi ce grand nombre d'auteurs, on peut compter M. Jaquelot, M. le Clerc, et M. Leibnitz : commençons par M. Jaquelot, et voyons si dans cette dispute il a eu de l'avantage.

M. Jaquelot suppose pour principe que la liberté de l'homme peut résoudre toutes les difficultés de M. Bayle. Dieu ayant formé cet univers pour sa gloire, c'est-à-dire pour recevoir des créatures l'adoration et l'obéissance qui lui est dû. : l'être libre était seul capable de contribuer à ce dessein du créateur. Les adorations d'une créature qui ne serait pas libre, ne contribueraient pas davantage à la gloire du créateur que ne ferait une machine de figure humaine, qui se prosternerait par la vertu de ses ressorts. Dieu aime la sainteté ; mais quelle vertu y aurait-il, si l'homme était déterminé nécessairement par sa nature à suivre le bien, comme le feu est déterminé à bruler ? Il ne pourrait donc y avoir qu'une créature libre qui put exécuter le dessein de Dieu. Ainsi, quoiqu'une créature libre put abuser de son franc arbitre, néanmoins un être libre était quelque chose de si relevé et de si auguste, que son excellence et son prix l'emportaient de beaucoup sur toutes les suites les plus fâcheuses que pourrait produire l'abus qu'il en ferait. Un monde rempli de vertus, mais sans liberté, est beaucoup plus imparfait que celui où règne cette liberté, quoiqu'elle entraîne à sa suite bien des désordres. M. Bayle renverse tout cet argument par cette seule considération, que si l'une des plus sublimes perfections de Dieu, est d'être si déterminé à l'amour du bien, qu'il implique contradiction, qu'il puisse ne pas l'aimer : une créature déterminée au bien serait plus conforme à la nature de Dieu, et par conséquent plus parfaite qu'une créature qui a un pouvoir égal d'aimer le crime et de le haïr. Jamais on n'est plus libre que lorsqu'on est fixé dans le bien. Ce n'est pas être libre que de pouvoir pécher. Cette malheureuse puissance en est l'abus et non la perfection. Plus la liberté est un don excellent de Dieu, plus elle doit porter les caractères de sa bonté. C'est donc mal-à-propos, conclut M. Bayle, qu'on cite ici la liberté pour expliquer l'origine du mal. On pouvait lui répondre que Dieu n'est pas obligé de nous douer d'une liberté qui ne se porte jamais vers le mal ; qu'il ne peut la retenir constamment dans le devoir, qu'en lui accordant de ces grâces congrues, dont le souffle salutaire nous conduit au port du salut. J'avoue, disait M. Bayle, qu'il ne nous devait pas une liberté si parfaite ; mais il se devait à lui-même d'empêcher tous les désordres qu'enfante l'abus de la liberté ; sa bonté, sa sagesse, et plus encore sa sainteté, lui en faisaient une loi. Or, cela posé, comment donc concilier avec tous ces attributs la chute du premier homme ? Par quelle étrange fatalité cette liberté si précieuse, gage de l'amour divin, a-t-elle produit, dès son premier coup d'essai, et le crime et la misere qui les suit, et cela sous les yeux d'un Dieu infiniment bon, infiniment saint et infiniment puissant ? Cette liberté qui pouvait être dirigée constamment et invariablement au bien, sans perdre de sa nature, avait-elle donc été donnée pour cela ?

M. Jaquelot ne s'arrête pas à la seule liberté, pour expliquer l'origine du mal ; il en cherche aussi le dénouement dans les intérêts et de la sagesse et de la gloire de Dieu. Sa sagesse et sa gloire l'ayant déterminé à former des créatures libres, cette puissante raison a dû l'emporter sur les fâcheuses suites que pouvait avoir cette liberté qu'il donnait aux hommes. Tous les inconvénients de la liberté n'étaient pas capables de contre-balancer les raisons tirées de sa sagesse, de sa puissance et de sa gloire. Dieu a créé des êtres libres pour sa gloire. Comme donc les desseins de Dieu ne tendent qu'à sa propre gloire, et qu'il y a d'ailleurs une plus ample moisson de gloire dans la direction des agens libres qui abusent de leur liberté que dans la direction du genre humain toujours vertueux, la permission du péché et les suites du péché sont une chose très-conforme à la sagesse divine. Cette raison de la gloire parait à M. Jaquelot un bouclier impénétrable pour parer tous les coups du Manichéisme. Il la trouve plus forte que toutes les difficultés qu'on oppose, parce qu'elle est tirée immédiatement de la gloire du créateur. M. Bayle ne peut digérer cette expression, que Dieu ne travaille que pour sa gloire. Il ne peut comprendre que l'être infini, qui trouve dans ses propres perfections une gloire et une béatitude aussi incapables de diminution que d'augmentation, puisse avoir pour but, en produisant des créatures, quelqu'acquisition de gloire. En effet, Dieu est au-dessus de tout ce qu'on nomme désir de louanges, désir de réputation. Il parait donc qu'il ne peut y avoir en lui d'autre motif de créer le monde que sa bonté. Mais enfin, dit M. Bayle, si des motifs de gloire l'y déterminaient, il semble qu'il choisirait plutôt la gloire de maintenir parmi les hommes la vertu et le bonheur, que la gloire de montrer que par une adresse et une habileté infinie il vient à bout de conserver la société humaine, en dépit des confusions et des désordres, des crimes et des miseres dont elle est remplie ; qu'à la vérité un grand monarque se peut estimer heureux, lorsque contre son intention et mal-à-propos, la rebellion de ses sujets et le caprice de ses voisins lui ont attiré des guerres civiles et des guerres étrangères, qui lui ont fourni des occasions de faire briller sa valeur et sa prudence ; qu'en dissipant toutes ses tempêtes, il s'acquiert un plus grand nom, et se fait plus admirer dans le monde que par un règne pacifique. Mais, si de crainte que son courage et les grands talents de sa politique ne demeurassent inconnus, faute d'occasions, il ménageait adroitement un concours de circonstances, dans lesquelles il serait persuadé que ses sujets se révolteraient, et que ses voisins dévorés de jalousie se ligueraient contre lui, il aspirerait à une gloire indigne d'un honnête homme, et il n'aurait pas de goût pour la véritable gloire ; car elle consiste beaucoup plus à faire régner la paix, l'abondance et les bonnes mœurs, qu'à faire connaître au public qu'on a l'adresse de réfréner les séditions, ou qu'à repousser et dissiper de puissantes et de formidables ligues que l'on aura fomentées sous main. En un mot, il semble que si Dieu gouvernait le monde par un principe d'amour pour la créature qu'il a faite à son image, il ne manquerait point d'occasions aussi favorables que celles que l'on allegue, de manifester ses perfections infinies ; Ve que sa science et sa puissance n'ayant point de bornes, les moyens également bons de parvenir à ses fins ne peuvent être limités à un petit nombre. Mais il semble à de certaines gens, observe M. Bayle, que le genre humain innocent n'eut pas été assez mal-aisé à conduire, pour mériter que Dieu s'en mêlât. La scène eut été si unie, si simple, si peu intriguée, que ce n'eut pas été la peine d'y faire intervenir la providence. Un printemps éternel, une terre fertîle sans culture, la paix et la concorde des animaux et des éléments, et tout le reste de la description de l'âge d'or, n'étaient pas des choses où l'art divin put trouver un assez noble exercice : ce n'est que dans les tempêtes et au milieu des écueils que parait l'habileté du pilote.

M. Leibnitz est allé chercher le dénouement de toutes ces difficultés dans le système du monde le plus beau, le plus réglé, le meilleur enfin, et le plus digne de la grandeur et de la sagesse de l'être suprême. Mais pour le bien comprendre, il faut observer que le meilleur consiste non dans la perfection d'une partie du tout, mais dans le meilleur tout pris dans sa généralité. Un tableau, par exemple, est merveilleux pour le naturel des carnations : Ce mérite particulier fait honneur à la main dont il sort ; mais le tableau dans tout le reste n'a point d'ordonnance, point d'attitudes régulières, point de feu, point de douceur. Il n'a rien de vivant ni de passionné ; on le voit sans émotion, sans intérêt ; l'ouvrage ne sera tout au plus que médiocre. Un autre tableau a de légères imperfections. On y voit dans le lointain quelque personnage épisodique dont la main ne se trouve pas régulièrement prononcée ; mais le reste y est fini, tout y parle, tout y est animé, tout y respire, le dessein y est correct, l'action y est soutenue, tous les traits y sont élégans, Hésite-t-on sur la préférence ? non, sans doute. Le premier peintre n'est qu'un élève à qui le génie manque ; l'autre est un maître hardi dont la main savante court à la perfection du tout, aux dépens d'une irrégularité dont la correction retarderait l'enthousiasme qui l'emporte.

Toute proportion gardée, il en est de la sorte à l'égard de Dieu dans le choix des mondes possibles. Quelques-uns se seraient trouvés exemts des défectuosités semblables dans le nôtre ; mais le nôtre avec ses défauts, est plus parfait que les autres qui dans leur constitution comportaient de plus grandes irrégularités jointes à de moindres beautés. L'être infiniment sage, à qui le meilleur est une loi, devait donc préférer la production admirable qui tient à quelques vices, à la production dégagée de crimes, mais moins heureuse, moins féconde, moins riche, moins belle dans son tout. Car comme le moindre mal est une espèce de bien ; de même un moindre bien est une espèce de mal, s'il fait obstacle à un plus grand bien ; et il y aurait quelque chose à corriger dans les actions de Dieu, s'il y avait un moyen de mieux faire.

On dira peut-être que le monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances, mais alors il n'aurait pas été le meilleur. La bonté de Dieu aurait eu plus d'éclat dans un tel monde, mais sa sagesse aurait été blessée ; et comme l'un de ses attributs ne doit point être sacrifié à l'autre, il était convenable que la bonté de Dieu pour les hommes fût tempérée par sa sagesse. Si quelqu'un allegue l'expérience pour prouver que Dieu aurait pu mieux faire, il s'érige en censeur ridicule de ses ouvrages. Quoi, peut-on lui répondre, vous ne connaissez le monde que depuis trois jours, et vous y trouvez à redire ! Attendez à le connaître davantage, et considérez-y surtout les parties qui présentent un tout complet, tels que sont les corps organiques, et vous y trouverez un artifice et une beauté bien supérieure à votre imagination. Le défaut est dans quelque partie du tout, je n'en disconviens pas : mais pour juger d'un ouvrage, n'est-ce pas le tout qu'il faut envisager ? Il y a dans l'iliade quelques vers imparfaits et informes, en est-elle moins un chef-d'œuvre de l'art ? C'est la totalité, c'est l'ensemble, pour ainsi dire, qui décide de la perfection ou de l'imperfection. Or l'univers considéré dans cette généralité vaste, est de tous les possibles le plus régulier. Cette totalité dont je parle, n'est pas un effet, comme on pourrait se l'imaginer ; c'est l'amas seul des êtres et des révolutions que renferme le globe qui me porte : l'univers n'est pas restreint à de si courtes limites. Dès qu'on veut s'en former une notion philosophique, il faut porter ses regards plus haut et plus loin ; mes sens ne voient distinctement qu'une faible portion de la terre ; et la terre elle-même n'est qu'une des planètes de notre soleil, qui à son tour n'est que le centre d'un tourbillon particulier, chaque étoîle fixe ayant le même avantage que lui. Quiconque envisage l'univers sous une image plus retrécie, ne connait rien à l'œuvre de Dieu ; il est comme un enfant qui croit tout renfermé dans le petit berceau où ses yeux commencent à s'ouvrir. L'homme qui pense met sa raison à la place de ses yeux ; où ses regards ne pénètrent pas, son esprit y est. Il se promene dans cette étendue immense, pour revenir après avec humiliation et surprise sur son propre néant, et pour admirer l'auteur dont l'inépuisable fécondité a enfanté cet univers, et a varié la pompe des ornements que la nature y étale.

Quelqu'un dira peut-être qu'il est impossible de produire le meilleur, parce qu'il n'y a point de créature, pour si parfaite qu'on la suppose, qu'on ne puisse toujours en produire une qui le soit davantage. Je réponds que ce qui peut se dire d'une créature ou d'une substance particulière qui peut toujours être surpassée par une autre, ne doit pas être appliqué à l'univers, lequel se devant étendre dans toute l'éternité future, est en quelque façon infini. Il ne s'agit donc pas d'une créature, mais de l'univers entier ; et l'adversaire sera obligé de soutenir qu'un univers possible peut être meilleur que l'autre à l'infini : mais c'est ce qu'il ne pourra jamais prouver. Si cette opinion était véritable, Dieu n'en aurait produit aucun, car il est incapable d'agir sans raison, et ce serait même agir contre la raison. C'est comme si l'on s'imaginait que Dieu eut imaginé de faire une sphère matérielle, sans qu'il y eut aucune raison de la faire d'une telle grandeur. Ce decret serait inutîle ; il porterait avec lui ce qui en empêcherait l'effet.

Mais si Dieu produit toujours le meilleur, il produira d'autres dieux ; autrement chaque substance qu'il produirait ne serait point la meilleure ni la plus parfaite. Mais on se trompe faute de considérer l'ordre et la liaison des choses. Si chaque substance prise à part était parfaite, elles seraient toutes semblables : ce qui n'est point convenable ni possible. Si c'était des dieux, il n'aurait pas été possible de les produire. Le meilleur système des choses ne contiendra donc point de dieux ; il sera toujours un système de corps, c'est-à-dire de choses rangées selon les lieux et les temps, et d'ames qui les régissent et les gouvernent. Il est aisé de concevoir qu'une structure de l'univers peut être la meilleure de toutes, sans qu'il devienne un dieu. La liaison et l'ordre des choses fait que le corps de tout animal et de toute plante vient d'autres animaux et d'autres plantes. Un corps sert à l'autre ; ainsi leur perfection ne saurait être égale. Tout le monde conviendra sans doute qu'un monde qui rassemble le matériel et le spirituel tout ensemble, est beaucoup plus parfait que s'il ne renfermait que des esprits dégagés de toute matière. L'un n'empêche point l'autre : c'est une perfection de plus. Or voudrait-on, pour la perfection de ce monde, que tous les corps y fussent d'une égale beauté ? Le monde peut être comparé à un bâtiment d'une structure admirable. Or dans un bâtiment, il faut non-seulement qu'il y ait des appartements, des salles, des galeries, des jardins, mais encore la cuisine, la cave, la basse-cour, des écuries, des égouts, etc. Ainsi il n'aurait pas été à-propos de ne faire que des soleils dans le monde, ou de faire une terre toute d'or et de diamants, mais qui n'aurait point été habitable. Si l'homme avait été tout oeil ou tout oreille, il n'aurait pas été propre à se nourrir. Si Dieu l'avait fait sans passion, il l'aurait fait stupide ; et s'il l'avait voulu faire sans erreur, il aurait fallu le priver des sens, ou le faire sentir autrement que par les organes, c'est-à-dire, qu'il n'y aurait point eu d'homme.

Je vous accorde, dira-t-on, qu'entre tous les mondes possibles, il y en a un qui est le meilleur de tous ; mais comment me prouverez-vous que Dieu lui a donné la préférence sur tous les autres qui comme lui prétendaient à l'existence ? Je vous le prouverai par la raison de l'ordre qui veut que le meilleur soit préféré à ce qui est moins bon. Faire moins de bien qu'on ne peut, c'est manquer contre la sagesse ou contre la bonté. Ainsi demander si Dieu a pu faire les choses plus accomplies qu'il ne les a faites, c'est mettre en question si les actions de Dieu sont conformes à la plus parfaite sagesse et à la plus grande bonté. Qui peut en douter ? Mais en admettant ce principe, voilà les deux conséquences qui en résultent. La première est que Dieu n'a point été libre dans la création de l'univers ; que le choix de celui-ci parmi tous les possibles a été l'effet d'une insurmontable nécessité ; qu'enfin ce qui est fait est produit par l'impulsion d'une fatalité supérieure à la divinité même. La seconde conséquence est que tous les effets sont nécessaires et inévitables ; et que dans la nature telle qu'elle est, rien ne peut y être que ce qui y est et comme il y est ; que l'univers une fois choisi, Ve de lui-même, sans se laisser fléchir à nos justes plaintes ni à la triste voix de nos larmes.

J'avoue que c'est-là l'endroit faible du système Leibnitzien. En paraissant se tirer du mauvais pas où son système l'a conduit, ce philosophe ne fait que s'y enfoncer de plus en plus. La liberté qu'il donne à Dieu, et qui lui parait très-compatible avec le plan du meilleur monde, est une véritable nécessité, malgré les adoucissements et les correctifs par lesquels il tâche de tempérer l'austérité de son hypothèse. Le P. Malebranche, qui n'est pas moins partisan de l'optimisme que M. Leibnitz, a su éviter l'écueil où ce dernier s'est brisé. Persuadé que l'essence de la liberté consiste dans l'indifférence, il prétend que Dieu a été indifférent à poser le decret de la création du monde ; en sorte que la nécessité de créer le monde le plus parfait, aurait été une véritable nécessité ; &, par conséquent, aurait détruit la liberté, si elle n'avait point été précédée par un decret émané de l'indifférence même, et qui l'a rendue hypothétique. " Il faut prendre garde, dit-il, dans son traité de la Nature et de la Grace, que bien que Dieu suive les règles que sa sagesse lui prescrit, il ne fait pas néanmoins nécessairement ce qui est le mieux, parce qu'il peut ne rien faire. Agir et ne pas suivre exactement les règles de la sagesse, c'est un défaut. Ainsi supposé que Dieu agisse, il agit nécessairement de la manière la plus sage qui puisse se concevoir. Mais être libre dans la production du monde, c'est une marque d'abondance, de plénitude, de suffisance à soi-même. Il est mieux que le monde sait, que de n'être pas. L'incarnation de J. C. rend l'ouvrage digne de son auteur ; mais comme Dieu est essentiellement heureux et parfait, comme il n'y a que lui qui soit bien à son égard, ou la cause de sa perfection et de son bonheur, il n'aime invinciblement que sa propre substance ; et tout ce qui est hors de Dieu, doit être produit par une action éternelle, et immuable à la vérité ; mais qui ne tire sa nécessité que de la supposition des décrets divins ".

Il y en a qui vont plus loin que le P. Malebranche, et qui donnent plus d'étendue à la liberté de Dieu. Ils veulent non-seulement que Dieu ait pu ne point produire le monde ; mais encore qu'il ait choisi librement, entre les degrés de bien et de perfection possibles, le degré qu'il lui a plu ; qu'il ait jugé à propos d'arrêter là l'exercice de son pouvoir infini, en tirant du néant tel nombre précis de créatures douées d'un tel degré de perfection, et capables d'une telle mesure de bonheur. Quelque système qu'on adopte, soit que l'on dise que la sagesse de Dieu lui a fait une loi de créer le monde le plus parfait, et qu'elle a seulement enchainé sa liberté, supposé qu'il se déterminât une fois à créer, soit que l'on soutienne que sa souveraine liberté a mis aux choses créées les bornes qu'il a voulu, on peut résoudre les difficultés que l'on fait sur l'origine du mal. Dites-vous que Dieu a été parfaitement libre dans les limites qu'il a données aux perfections de ses créatures ? Donc il a pu leur donner une liberté flexible pour le bien et pour le mal. De-là l'origine du mal moral, du mal physique, et du mal métaphysique. Le mal métaphysique prendra sa source dans la limitation originale des créatures ; le mal moral, dans l'abus de la liberté ; et le mal physique, dans les peines et les douleurs qui seront ou un effet de la punition du péché, ou une suite de la constitution naturelle des corps. Vous en tenez-vous au meilleur de tous les mondes possibles ? alors vous concevez que tous les maux qui paraissent défigurer l'univers, étant liés avec le plan du meilleur monde, Dieu ne doit point en avoir choisi un moins parfait, à cause des inconvénients qu'en ressentiraient certaines créatures. Ces inconvénients sont les ingrédiens du monde le plus parfait. Ils sont une suite nécessaire des règles de convenance, de proportion, de liaison, qu'une sagesse infinie ne manque jamais de suivre, pour arriver au but que la bonté se propose, savoir le plus grand bien total de cet assemblage de créatures qu'elle a produites. Vouloir que tout mal fût exclu de la nature, c'est prétendre que la bonté de Dieu devait exclure toute régularité, tout ordre, toute proportion dans son ouvrage, ou, ce qui revient au même, que Dieu ne saurait être infiniment bon, sans se dépouiller de sa sagesse. Supposer un monde composé des mêmes êtres que nous voyons, et dont toutes les parties seraient liées d'une manière avantageuse au tout, sans aucun mélange du mal, c'est supposer une chimère.

M. Bayle se trompe assurément, quand il prétend que cette bonté, qui fait le caractère de la divinité, doit agir à l'infini pour prévenir tout mal et produire tout bien. Un être qui est bon, et qui n'est que cela, un être qui n'agit que par ce seul attribut, c'est un être contradictoire, bien loin que ce soit l'être parfait. L'être parfait comprend toutes les perfections dans son essence ; il est infini par l'assemblage de toutes ensemble, comme il l'est par le degré où il possède chacune d'elles. S'il est infiniment bon, il est aussi infiniment sage, infiniment libre.

Les maux métaphysiques sont injurieux à la sagesse et à la puissance de Dieu : les maux physiques blessent sa bonté : les maux moraux ternissent l'éclat de sa sainteté. C'est là, en partie, où se réduisent tous les raisonnements de M. Bayle ; assurément il outre les choses. On accorde que quelques vices ont été liés avec le meilleur plan de l'univers ; mais on ne lui accorde pas qu'ils soient contraires à ses divins attributs. Cette objection aurait lieu s'il n'y avait point de vertu, si le vice tenait sa place partout. Il dira, sans doute, qu'il suffit que le vice règne, et que la vertu est peu de chose en comparaison. Mais je n'ai garde de lui accorder cela ; et je crois qu'effectivement, à le bien prendre, il y a incomparablement plus de bien moral, que de mal moral dans les créatures raisonnables, dont nous ne connaissons qu'un très-petit nombre. Ce mal n'est pas même si grand dans les hommes qu'on le débite. Il n'y a que les gens d'un naturel malin, ou des gens devenus un peu sombres et misantropes par les malheurs, comme le Timon de Lucien, qui trouvent de la méchanceté par-tout, qui empoisonnent les meilleures actions par les interprétations sinistres qu'ils leur donnent, et dont la bîle amère répand sur la vertu la plus pure les couleurs odieuses du vice. Il y a des personnes qui s'appliquent à nous faire apercevoir des crimes, où nous ne découvrons que des vertus ; et cela pour montrer la pénétration de leur esprit. On a critiqué cela dans Tacite, dans M. de la Rochefoucauld, et dans le livre de l'abbé Esprit, touchant la fausseté des vertus humaines. Mais supposons que le vice surpasse la vertu dans le genre-humain, comme l'on suppose que le nombre des reprouvés surpasse celui des élus ; il ne s'ensuit nullement que le vice et la misere surpassent la vertu et la félicité dans l'univers. Il faut plutôt juger tout le contraire, parce que la cité de Dieu doit être le plus parfait de tous les états possibles, puisqu'il a été formé, et qu'il est toujours gouverné par le plus grand et le meilleur de tous les monarques. L'univers n'est pas contenu dans la seule planète de la terre. Que dis-je ? cette terre que nous habitons, comparée avec l'univers, se perd et s'évanouit presque dans le néant. Quand même la révélation ne m'apprendrait pas déjà qu'il y a des intelligences créées, aussi différentes entr'elles, par leur nature, qu'elles le sont de moi, ma raison ne me conduirait-elle pas à croire que la région des substances pesantes est, peut-être, aussi variée dans ses espèces, que la matière l'est dans ses parties ? Quoi ! cette matière, vîle et morte par elle-même, reçoit un million de beautés diverses, qui font presque méconnaître son unité parmi tant de différences ; et je voudrais penser que dans l'ordre des esprits il n'y a pas de différences pareilles ? Je voudrais croire que tous ces esprits sont enchainés dans la même sphére de perfection. Or, dès que je puis et que je dois supposer des esprits d'un autre ordre que n'est le mien, me voilà conduit à des nouvelles conséquences, me voilà forcé de reconnaître qu'il peut y avoir, qu'il y a même beaucoup plus de bien moral, que de mal moral dans l'univers. Eh bien, me direz-vous, quand je vous accorderais tout cela, il serait toujours vrai de dire, que l'amour de Dieu pour la vertu n'est pas sans bornes, puisqu'il tolere le vice que sa puissance pourrait supprimer ou prévenir. Mais cette objection n'est établie que sur une équivoque trompeuse. Effectivement, il n'est pas véritable que la haine de Dieu pour le vice, et son amour pour la vertu soient infinis dans leur exercice. Quoique chacune de ses perfections soit en lui sans bornes, elle n'est pourtant exercée qu'avec restriction, et proportionnellement à son objet extérieur. La vertu est le plus noble état de l'être créé : qui en doute ? mais la vertu n'est pas un objet infini ; elle n'est que l'être fini, pensant et voulant dans l'ordre avec des degrés finis. Au-dessus de la vertu sont d'autres perfections plus grandes dans le tout de l'univers, qui s'attirent la complaisance de Dieu. Cet amour du meilleur dans le tout, l'emporte en Dieu sur les autres amours particuliers. De-là le vice permis ; il faut qu'il sait, parce qu'il se trouve nécessairement lié au meilleur plan, qui n'aurait pas été le meilleur de tous les possibles, si la vertu intelligente eut été invariablement vertueuse. Au reste, l'amour de la vertu, et la haine du vice, qui tendent à procurer l'existence de la vertu, et à empêcher celle du vice, ne sont que des volontés antécédentes de Dieu prises ensemble, dont le résultat fait la volonté conséquente, ou le decret de créer le meilleur ; et c'est de ce decret que l'amour de la vertu et de la félicité des créatures raisonnables, qui est indéfini de soi, et Ve aussi loin qu'il se peut, reçoit quelques petites limitations, à cause de l'égard qu'il faut avoir au bien en général. C'est ainsi qu'il faut entendre que Dieu aime souverainement la vertu, et hait souverainement le vice ; et que néanmoins quelque vice doit être permis.

Après avoir disculpé la providence de Dieu sur les maux moraux, qui sont les péchés, il faut maintenant la justifier sur les maux métaphysiques, et sur les maux physiques. Commençons par les maux métaphysiques, qui consistent dans les imperfections des créatures. Les anciens attribuaient la cause du mal à la matière qu'ils croyaient incréée et indépendante de Dieu. Il n'y avait tant de maux, que parce que Dieu, en travaillant sur la matière, avait trouvé un sujet rébelle, indocile, et incapable de se plier à ses volontés bienfaisantes : mais nous qui dérivons tout de Dieu, où trouverons-nous la source du mal ? La réponse est, qu'elle doit être cherchée dans la nature idéale de la créature, entant que cette créature est renfermée dans les vérités éternelles, qui sont dans l'entendement divin. Car il faut considérer qu'il y a une imperfection originale dans les créatures avant le péché, parce que les créatures sont limitées essentiellement. Platon a dit, dans son Timée, que le monde avait son origine de l'entendement joint à la nécessité. D'autres ont joint Dieu et la nature. On y peut donner un bon sens. Dieu sera l'entendement et la nécessité, c'est-à-dire, la nature essentielle des choses sera l'objet de l'entendement, entant qu'il consiste dans les vérités éternelles. Mais cet objet est interne, et se trouve dans l'entendement divin. C'est la région des vérités éternelles qu'il faut mettre à la place de la matière, quand il s'agit de chercher la source des choses. Cette région est la cause idéale du mal et du bien. Les limitations et les imperfections naissent dans les créatures de leur propre nature, qui borne la production de Dieu ; mais les vices et les crimes y naissent du consentement libre de leur volonté.

Chrysippe dit quelque chose d'approchant. Pour répondre à la question qu'on lui faisait touchant l'origine du mal, il soutient que le mal vient de la première constitution des âmes, que celles qui sont bien faites naturellement résistent mieux aux impressions des causes externes ; mais que celles dont les défauts naturels n'avaient pas été corrigés par la discipline, se laissaient pervertir. Pour expliquer sa pensée, il se sert de la comparaison d'un cylindre, dont la volubilité et la vitesse, ou la facilité dans le mouvement vient principalement de sa figure, ou bien, qu'il serait retardé s'il était raboteux. Cependant il a besoin d'être poussé, comme l'âme a besoin d'être sollicitée par les objets des sens, et reçoit cette impression selon la constitution où elle se trouve. Chrysippe a raison de dire que le vice vient de la constitution originaire de quelques esprits. Lorsqu'on lui objectait que Dieu les a formés, il repliquait, par l'imperfection de la matière, qui ne permettait pas à Dieu de mieux faire. Mais cette replique ne vaut rien ; car la matière est elle-même indifférente pour toutes les formes, et Dieu l'a faite. Le mal vient plutôt des formes mêmes, mais abstraites ; c'est-à-dire, des idées que Dieu n'a point produites par un acte de sa volonté, non-plus que les nombres et les figures, que toutes les essences possibles, qui sont éternelles et nécessaires ; car elles se trouvent dans la région idéale des possibles, c'est-à-dire, dans l'entendement divin. Dieu n'est donc point auteur des essences entant qu'elles ne sont que des possibilités ? mais il n'y a rien d'actuel à quoi il n'ait donné l'existence. Il a permis le mal, parce qu'il est enveloppé dans le meilleur plan qui se trouve dans la région des possibles, que la sagesse suprême ne pouvait pas manquer de choisir. Cette notion satisfait en même temps à la sagesse, à la puissance, à la bonté de Dieu, et ne laisse pas de donner lieu à l'entrée du mal. Dieu donne de la perfection aux créatures autant que l'univers en peut recevoir. On pousse le cylindre ; mais ce qu'il y a de raboteux dans la figure, donne des bornes à la promptitude de son mouvement.

L'être suprême, en créant un monde accompagné de défauts, tel qu'est l'univers actuel, n'est donc point comptable des irrégularités qui s'y trouvent ? Elles n'y sont qu'à cause de l'infirmité naturelle, foncière, insurmontable, et originale de la créature ; ainsi, Dieu est pleinement et philosophiquement justifié. Mais, dira quelque censeur audacieux des ouvrages de Dieu, pourquoi ne s'est-il point abstenu de la production des choses, plutôt que d'en faire d'imparfaites ? Je réponds que l'abondance de la bonté de Dieu en est la cause. Il a voulu se communiquer aux dépens d'une délicatesse, que nous imaginons en Dieu, en nous figurant que les imperfections le choquent. Ainsi, il a mieux aimé qu'il y eut un monde imparfait, que s'il n'y avait rien. Au reste, cet imparfait est pourtant le plus parfait qui se pouvait, et Dieu a dû en être pleinement content, les imperfections des parties servant à une plus grande perfection dans le tout. Il est vrai qu'il y a certaines choses qui auraient pu être mieux faites, mais non pas sans d'autres incommodités encore plus grandes.

Venons au mal physique, et voyons s'il prête au Manichéisme des armes plus fortes que le mal métaphysique et le mal moral, dont nous venons de parler.

L'auteur de nos biens l'est-il aussi de nos maux ? Quelques philosophes effarouchés d'un tel dogme ont mieux aimé nier l'existence de Dieu, que d'en reconnaître un qui se fasse un plaisir barbare de tourmenter les créatures, ou plutôt ils l'ont dégradé du titre d'intelligent, et l'ont relégué parmi les causes aveugles. M. Bayle a pris occasion des différents maux dont la vie est traversée, de relever le système des deux principes, système écroulé depuis tant de siècles. Il ne s'est apparemment servi de ses ruines que comme on se sert à la guerre d'une masure dont on essaye de se couvrir pour quelques moments. Il était trop philosophe pour être tenté de croire en deux divinités, qu'il a lui-même si bien combattues, comme on a pu voir dans cet article. Son grand but, du moins à ce qui parait, était d'humilier la raison, de lui faire sentir son impuissance, de la captiver sous le joug de la foi. Quoi qu'il en soit de son intention qui parait suspecte à bien des personnes, voici le précis de sa doctrine. Si c'était Dieu qui eut établi les lois du sentiment, ce n'aurait certainement été que pour combler toutes ses créatures de tout le bonheur dont elles sont susceptibles, il aurait donc entièrement banni de l'univers tous les sentiments douloureux, et surtout ceux qui nous sont inutiles. A quoi servent les douleurs d'un homme dont les maux sont incurables, ou les douleurs d'une femme qui accouche dans les déserts ? Telle est la fameuse objection que M. Bayle a étendue et répétée dans ses écrits en cent façons différentes ; quoiqu'elle fut presque aussi ancienne que la douleur l'est au monde ; il a su l'armer de tant de comparaisons éblouissantes, que les Philosophes et les Théologiens en ont été effrayés comme d'un monstre nouveau. Les uns ont appelé la métaphysique à leur secours, d'autres se sont sauvés dans l'immensité des cieux ; et pour nous consoler de nos maux, nous ont montré une infinité de mondes peuplés d'habitants heureux. L'auteur de la théorie des sentiments agréables a répondu parfaitement bien à cette objection. C'est d'elle qu'il tire les principales raisons dont il la combat. Interrogeons, dit-il, la nature par nos observations, et sur ses réponses fixons nos idées. On peut former sur l'auteur des lois du sentiment deux questions totalement différentes, est-il intelligent ? est-il bienfaisant ? Examinons séparément ces deux questions, et commençons par l'éclaircissement de la première. L'expérience nous apprend qu'il y a des causes aveugles, et qu'il en est d'intelligentes, on les discerne par la nature de leurs productions, et l'unité du dessein est comme le sceau qu'une cause intelligente appose à son ouvrage. Or, dans les lois du sentiment brille une parfaite unité de dessein. La douleur et le plaisir se rapportent également à notre conservation. Si le plaisir nous indique ce qui nous convient, la douleur nous instruit de ce qui nous est nuisible. C'est une impression agréable qui caractérise les aliments qui sont de nature à se changer en notre propre substance ; mais c'est la faim et la soif qui nous avertissent que la transpiration et le mouvement nous ont enlevé une partie de nous-mêmes, et qu'il serait dangereux de différer plus longtemps à réparer cette perte. Des nerfs répandus dans toute l'étendue du corps nous informent des dérangements qui y surviennent, et le même sentiment douloureux est proportionné à la force qui le déchire, afin qu'à proportion que le mal est plus grand, on se hâte davantage d'en repousser la cause ou d'en chercher le remède.

Il arrive quelquefois que la douleur semble nous avertir de nos maux en pure perte. Rien de ce qui est autour de nous ne peut les soulager ; c'est qu'il en est des lois du sentiment comme de celles du mouvement. Les lois du mouvement règlent la succession des changements qui arrivent dans les corps, et portent quelquefois la pluie sur les rochers ou sur des terres stériles. Les lois du sentiment règlent de même la succession des changements qui arrivent dans les êtres animés, et des douleurs qui nous paraissent inutiles, en sont quelquefois une suite nécessaire par les circonstances de notre situation. Mais l'inutilité apparente de ces différentes lais, dans quelques cas particuliers, est un bien moindre inconvénient que n'eut été leur mutabilité continuelle, qui n'eut laissé subsister aucun principe fixe, capable de diriger les démarches des hommes et des animaux. Celles du mouvement sont d'ailleurs si parfaitement assorties à la structure des corps, que dans toute l'étendue des lieux et des temps, elles préservent d'altération les éléments, la lumière et le soleil, et fournissent aux animaux et aux plantes ce qui leur est nécessaire ou utile. Celles du sentiment sont de même si parfaitement assorties à l'organisation de tous les animaux, que dans toute l'étendue des temps et des lieux elles leur indiquent ce qui leur est convenable, et les invitent à en faire la recherche, elles les instruisent de ce qui leur est contraire, et les forcent de s'en éloigner ou de les repousser. Quelle profondeur d'intelligence dans l'auteur de la nature, qui, par des ressorts si uniformes, si simples, si féconds, varie à chaque instant la scène de l'univers, et la conserve toujours la même !

Non seulement les lois du sentiment se joignent à tout l'univers, pour déposer en faveur d'une cause intelligente ; je dis plus, elles annoncent un législateur bienfaisant. Si, pour ranimer une main engourdie par le froid, je l'approche trop près du feu, une douleur vive la repousse, et tous les jours je dois à de pareils avertissements la conservation tantôt d'une partie de moi-même, tantôt d'une autre ; mais si je n'approche du feu qu'à une distance convenable, je sens alors une chaleur douce, et c'est ainsi qu'aussi-tôt que les impressions des objets, ou les mouvements du corps, de l'esprit ou du cœur sont, tant-sait-peu, de nature à favoriser la durée de notre être ou sa perfection, notre auteur y a libéralement attaché du plaisir. J'appelle à témoin de cette profusion de sentiments agréables, dont Dieu nous prévient, la peinture, la sculpture, l'architecture, tous les objets de la vue, la musique, la danse, la poésie, l'éloquence, l'histoire, toutes les sciences, toutes les occupations, l'amitié, la tendresse, enfin tous les mouvements du corps, de l'esprit et du cœur.

M. Bayle et quelques autres philosophes, attendris sur les maux du genre humain, ne s'en craient pas suffisamment dédommagés par tous ces biens, et ils voudraient presque nous faire regretter que ce ne soient pas eux qui aient été chargés de dicter les lois du sentiment. Supposons pour un moment que la nature se soit reposée sur eux de ce soin, et essayons de deviner quel eut été le plan de leur administration. Ils auraient apparemment commencé par fermer l'entrée de l'univers à tout sentiment douloureux, nous n'eussions vécu que pour le plaisir, mais notre vie aurait eu alors le sort de ces fleurs, qu'un même jour voit naître et mourir. La faim, la soif, le dégout, le froid, le chaud, la lassitude, aucune douleur enfin ne nous aurait avertis des maux présents ou à venir, aucun frein ne nous aurait modérés dans l'usage des plaisirs, et la douleur n'eut été anéantie dans l'univers que pour faire place à la mort, qui, pour détruire toutes les espèces d'animaux, se fût également armée contr'eux de leurs maux et de leurs biens.

Ces prétendus législateurs, pour prévenir cette destruction universelle, auraient apparemment rappelé les sentiments douloureux, et se seraient contentés d'en affoiblir l'impression. Ce n'eut été que des douleurs sourdes qui nous eussent averti, au lieu de nous affliger. Mais tous les inconvénients du premier plan se seraient retrouvés dans le second. Ces avertissements respectueux auraient été une voix trop faible pour être entendue dans la jouissance des plaisirs. Combien d'hommes ont peine à entendre les menaces des douleurs les plus vives ! Nous eussions encore bientôt trouvé la mort dans l'usage même des biens destinés à assurer notre durée. Pour nous dédommager de la douleur, on aurait peut-être ajouté une nouvelle vivacité au plaisir des sens. Mais ceux de l'esprit et du cœur fussent alors devenus insipides, et ce sont pourtant ceux qui sont le plus de nature à remplir le vide de la vie. L'ivresse de quelques moments eut alors empoisonné tout le reste du temps par l'ennui. Eut-ce été par l'augmentation des plaisirs de l'âme qu'on nous eut consolé de nos douleurs ? ils eussent fait oublier le soin du corps. Enfin aurait-on redoublé dans une même proportion tous les plaisirs, ceux des sens, de l'esprit et du cœur ? Mais il eut fallu aussi ajouter dans la même proportion une nouvelle vivacité aux sentiments douloureux. Il ne serait pas moins pernicieux pour le genre humain, d'accroitre le sentiment du plaisir sans accroitre celui de la douleur, qu'il le serait d'affoiblir le sentiment de la douleur sans affoiblir celui du plaisir. Ces deux différentes réformes produiraient le même effet, en affoiblissant le frein qui nous empêche de nous livrer à de mortels excès.

Les mêmes législateurs eussent sans doute caractérisé par l'agrément tous les biens nécessaires à notre conservation, mais eussions-nous pu espérer d'eux qu'ils eussent été aussi ingénieux que l'est la nature, à ouvrir en faveur de la vue, de l'ouïe et de l'esprit, des sources toujours fécondes de sentiments agréables dans la variété des objets, dans leur symétrie, leur proportion et leur ressemblance avec des objets communs ? Auraient-ils songé à marquer par une impression de plaisirs ces rapports secrets qui font les charmes de la musique, les grâces du corps et de l'esprit, le spectacle enchanteur de la beauté dans les plantes, dans les animaux, dans l'homme, dans les pensées, dans les sentiments ? Ne regrettons donc point la réforme que M. Bayle aurait voulu introduire dans les lois du sentiment. Reconnaissons plutôt que la bonté de Dieu est telle, qu'il semble avoir prodigué toutes les sortes de plaisirs et d'agréments, qui ont pu être marqués du sceau de sa sagesse. Concluons donc, que puisque la distribution du plaisir et celle de la douleur entre également dans la même unité de dessein, elles n'annoncent point deux intelligences essentiellement ennemies.

Je sens qu'on peut m'objecter que Dieu aurait pu nous rendre heureux ; il n'est donc pas l'Etre infiniment bon. Cette objection suppose que le bonheur des créatures raisonnables est le but unique de Dieu. Je conviens que si Dieu n'avait regardé que l'homme dans le choix qu'il a fait d'un des mondes possibles, il aurait choisi une suite de possibles, d'où tous ces maux seraient exclus. Mais l'Etre infiniment sage se serait manqué à lui-même, et il n'aurait pas suivi en rigueur le plus grand résultat de toutes ses tendances au bien. Le bonheur de l'homme a bien été une de ses vues, mais il n'a pas été l'unique et le dernier terme de sa sagesse. Le reste de l'univers a mérité ses regards. Les peines qui arrivent à l'homme sont une suite de son assujettissement aux lois universelles, d'où sort une foule de biens dont nous n'avons qu'une connaissance imparfaite. Il est indubitable que Dieu ne peut faire souffrir sa créature pour la faire souffrir. Cette volonté impitoyable et barbare ne saurait être dans celui qui n'est pas moins la bonté que la puissance. Mais quand le mal de l'humanité est la dépendance nécessaire du plus grand bien dans le tout, il faut que Dieu se laisse déterminer pour ce plus grand bien. Ne détachons point ce qui est lié par un nœud indissoluble. La puissance de Dieu est infinie, aussi-bien que sa bonté, mais l'une et l'autre est tempérée par sa sagesse, qui n'est pas moins infinie, et qui tend toujours au plus grand bien. S'il y a du mal dans son ouvrage, ce n'est qu'à titre de condition, il n'y est même qu'à titre de nécessité qui le lie avec le plus parfait, il n'y est qu'en vertu de la limitation originale de la créature. Un monde où notre bonheur n'eut jamais été altéré, et où la nature entière aurait servi à nos plaisirs sans mélange de disgraces, était assurément très-possible, mais il aurait entrainé mille désordres plus grands que n'est le mélange des peines qui troublent nos plaisirs.

Mais Dieu ne pouvait-il pas se dispenser de nous assujettir à des corps, et nous soustraire par-là aux douleurs qui suivent cette union ? Il ne le devait pas parce que des créatures faites comme nous, entraient nécessairement dans le plan du meilleur monde. Il est vrai qu'un monde où il n'y aurait eu que des intelligences, était possible, de même qu'un monde où il n'y aurait eu que des êtres corporels. Un troisième monde, où les corps existant avec les esprits, ces substances diverses auraient été sans rapport entr'elles, était également possible. Mais tous ces mondes sont moins parfaits que le nôtre, qui, outre les purs esprits du premier, les êtres corporels du second, les esprits et les corps du troisième, contient une liaison, un concert entre les deux espèces de substances créables. Un monde où il n'y aurait eu que des esprits, aurait été trop simple, trop uniforme. La sagesse doit varier davantage ses ouvrages : multiplier uniquement la même chose, quelque noble qu'elle puisse être, ce serait une superfluité. Avoir mille Virgiles bien reliés dans sa bibliothèque, chanter toujours les mêmes airs d'un opéra, n'avoir que des boutons de diamants, ne manger que des faisants, ne boire que du vin de Champagne, appellerait-on cela raison ? Le second monde, je veux dire celui qui aurait été purement matériel, étant de sa nature insensible et inanimé, ne se serait pas connu et aurait été incapable de rendre à Dieu les actions de grâces qui lui sont dû.s. Le troisième monde aurait été comme un édifice imparfait, ou comme un palais où aurait regné la solitude, comme un état sans chef, sans roi, ou comme un temple sans sacrificateur. Mais, dans un monde où l'esprit est uni à la matière, l'homme devient le centre de tout, il fait remonter jusqu'à Dieu tous les êtres corporels, dont il est le lien nécessaire. Il est l'âme de tout ce qui est inanimé, l'intelligence de tout ce qui en est privé, l'interprete de tout ce qui n'a pas reçu la parole, le prêtre et le pontife de toute la nature. Qui ne voit qu'un tel monde, est beaucoup plus parfait que les autres ?

Mais revenons au système des deux principes. M. Bayle convient lui-même que les idées les plus sures et les plus claires de l'ordre nous apprennent qu'un être qui existe par lui-même, qui est nécessaire, qui est éternel, doit être unique, infini, toutpuissant, et doué de toutes sortes de perfections ; qu'à consulter ces idées, on ne trouve rien de plus absurde que l'hypothèse de deux principes éternels et indépendants l'un de l'autre. Cet aveu de M. Bayle me suffit, et je n'ai pas besoin de le suivre dans tous ses raisonnements. Mais un système, pour être bon, dit-il, a besoin de ces deux choses ; l'une, que les idées en soient distinctes ; l'autre, qu'il puisse rendre raison des phénomènes. J'en conviens : mais si les idées vous manquent pour expliquer les phénomènes, qui vous oblige de faire un système, qui explique toutes les contradictions que vous vous imaginez voir dans l'univers. Pour exécuter un si noble dessein, il vous manque des idées intermédiaires que Dieu n'a pas jugé à propos de vous donner : aussi-bien quelle nécessité pour la vérité du système que Dieu s'est prescrit, que vous le puissiez comprendre ? Concluons qu'en supposant que le système de l'unité de principe ne suffit pas pour l'explication des phénomènes, vous n'êtes pas en droit d'admettre comme vrai celui des Manichéens. Il lui manque une condition essentielle, c'est de n'être pas fondé, comme vous en convenez, sur des idées claires et sures, mais plutôt sur des idées absurdes. Si donc il rend raison des phénomènes, il ne faut pas lui en tenir compte, il ne peut devoir cet avantage qu'à ce qu'il a de défectueux dans ses principes. Vous ne frappez donc pas au but, en étalant ici tous vos raisonnements en faveur du Manichéisme. Sachez qu'une supposition n'est mauvaise quand elle ne peut rendre raison des phénomènes, que lorsque cette incapacité vient du fond de la supposition même, mais si son incapacité vient des bornes de notre esprit, et de ce que nous n'avons pas encore assez acquis de connaissances pour la faire servir, il est faux qu'elle soit mauvaise. Bayle a bâti son système touchant l'origine du mal, sur les principes de la bonté, de la sainteté et de la toute-puissance de Dieu. Malebranche préfère ceux de l'ordre, de la sagesse. Leibnitz croit qu'il ne faut que sa raison suffisante pour expliquer tout. Les Théologiens emploient les principes de la liberté, de la providence générale et de la chute d'Adam. Les Sociniens nient la prescience divine ; les Origénistes, l'éternité des peines ; Spinosa n'admet qu'une aveugle et fatale nécessité ; les Philosophes payens ont eu recours à la métempsycose. Les principes, dont Bayle, Malebranche, Leibnitz, et les Théologiens se servent, sont autant de vérités. C'est l'avantage qu'ils ont sur ceux des Sociniens, des Origénistes, des Spinosistes et des Philosophes payens. Mais aucune de ces vérités n'est assez féconde pour nous donner la raison de tout. Bayle ne se trompe point, lorsqu'il dit que Dieu est saint, bon, toutpuissant : il se trompe sur ce qu'en croyant ces données là suffisantes, il veut faire un système. J'en dis autant des autres. Le petit nombre de vérités que notre raison peut découvrir, et celles qui nous sont révélées, font partie d'un système propre à résoudre tous les problèmes possibles, mais elles ne sont pas destinées à nous le faire connaître. Dieu n'a tiré qu'un pan du voile, qui nous cache ce grand mystère de l'origine du mal. On peut juger par-là si les objections de Bayle, quelle que soit la force et l'adresse avec laquelle il les a maniées, et avec quelque air de triomphe que ces gens les fassent valoir, étaient dignes de toute la terreur qu'elles ont répandue dans les esprits.