S. m. (Philosophie et Mythologie) Le chaos en Mythologie, est père de l'Erebe et de la Nuit mère des dieux. Les anciens philosophes ont entendu par ce mot, un mélange confus de particules de toute espèce, sans forme ni régularité, auquel ils supposent le mouvement essentiel, lui attribuant en conséquence la formation de l'Univers. Ce système est chez eux un corollaire d'un axiome excellent en lui-même, mais qu'ils généralisent un peu trop ; savoir, que rien ne se fait de rien, ex nihilo nihil fit ; au lieu de restreindre ce principe aux effets, ils l'étendent jusqu'à la cause efficiente, et regardent la création comme une idée chimérique et contradictoire. Voyez CREATION.

Anciennement les Sophistes, les Sages du Paganisme, les Naturalistes, les Théologiens, et les Poètes, ont embrassé la même opinion. Le chaos est pour eux le plus ancien des êtres, l'Etre éternel, le premier des principes et le berceau de l'Univers. Les Barbares, les Phéniciens, les Egyptiens, les Perses, etc. ont rapporté l'origine du monde à une masse informe et confuse de matières entassées pêle-mêle, et mues en tout sens les unes sur les autres. Aristophane, Euripide, etc. les Philosophes ioniques et platoniciens, etc. les Stoïciens même, partent du chaos, et regardent ses périodes et ses révolutions comme des passages successifs d'un chaos dans un autre, jusqu'à ce qu'enfin les lois du mouvement et les différentes combinaisons aient amené l'ordre des choses qui constituent cet Univers.

Chez les Latins, Ennius, Varron, Ovide, Lucrèce, Stace, etc. n'ont point eu d'autre sentiment. L'opinion de l'éternité et de la fécondité du chaos a commencé chez les Barbares, d'où elle a passé aux Grecs, et des Grecs aux Romains et aux autres nations, en sorte qu'il est incertain si elle a été plus ancienne que générale.

Le docteur Burnet assure avec raison, que si l'on en excepte Aristote et les Pythagoriciens, personne n'a jamais soutenu que notre monde ait eu de toute éternité la même forme que nous lui voyons ; mais que suivant l'opinion constante des sages de tous les temps, ce que nous appelons maintenant le globe terrestre, n'était dans son origine qu'une masse informe, contenant les principes et les matériaux du monde, tel que nous le voyons. Voyez MONDE. Le même auteur conjecture que les théologiens payens qui ont écrit de la Théogonie, ont imité dans leur système celui des Philosophes, en déduisant l'origine des dieux du principe universel d'où les Philosophes déduisaient tous les êtres.

Quoiqu'on puisse assurer que la première idée du chaos ait été très-générale et très-ancienne, il n'est cependant pas impossible de déterminer quel est le premier à qui il faut l'attribuer. Moyse, le plus ancien des écrivains, réprésente au commencement de son histoire, le monde comme n'ayant été d'abord qu'une masse informe, où les éléments étaient sans ordre et confondus ; et c'est vraisemblablement de-là que les Philosophes grecs et barbares ont emprunté la première notion de leur chaos. En effet, selon Moyse, cette masse était couverte d'eau ; et plusieurs d'entre les philosophes anciens ont prétendu que le chaos n'était qu'une masse d'eau ; ce qu'il ne faut entendre ni de l'Océan, ni d'une eau élémentaire et pure, mais d'une espèce de bourbier dont la fermentation devait produire cet Univers dans le temps.

Cudworth, Grotius, Schmid, Dickinson, et d'autres, achevent de confirmer cette prétention, en insistant sur l'analogie qu'il y a entre l'esprit de Dieu que Moyse nous représente porté sur les eaux, et l'amour que les Mythologistes ont occupé à débrouiller le chaos. Ils ajoutent encore qu'un sentiment très-ancien, soit en Philosophie, soit en Mythologie, c'est qu'il y a un esprit dans les eaux, aqua per spiritum movetur ; d'où ils concluent que les anciens philosophes ont tiré des ouvrages de Moyse et ce sentiment et la notion de chaos, qu'ils ont ensuite altérée comme il leur a plu.

Quoi qu'il en soit du chaos des anciens et de son origine, il est constant que celui de Moyse renfermait dans son sein toutes les natures déjà déterminées, et que leur assortiment ménagé par la main du Tout-puissant, enfanta bien-tôt cette variété de créatures qui embellissent l'Univers. S'imaginer, à l'exemple de quelques systématiques, que Dieu ne produisit d'abord qu'une matière vague et indéterminée, d'où le mouvement fit éclore peu-à-peu par des fermentations intestines, des affaissements, des attractions, un soleil, une terre, et toute la décoration du monde : prétendre avec Whiston que l'ancien chaos a été l'atmosphère d'une comete ; qu'il y a entre la terre et les cometes des rapports qui démontrent que toute planète n'est autre chose qu'une comete qui a pris une constitution régulière et durable, qui s'est placée à une distance convenable du soleil, et qui tourne autour de lui dans un orbe presque circulaire ; et qu'une comete n'est qu'une planète qui commence à se détruire ou à se réformer, c'est-à-dire un chaos qui dans son état primordial se meut dans un orbe très-excentrique ; soutenir toutes ces choses, et beaucoup d'autres dont l'énumération nous menerait trop loin, c'est abandonner l'histoire pour se repaitre de songes ; substituer des opinions sans vraisemblance, aux vérités éternelles que Dieu attestait par la bouche de Moyse. Selon cet historien, l'eau était déjà faite, puisqu'il nous dit que l'esprit de Dieu était porté sur les eaux : les sphères célestes, ainsi que notre globe, étaient déjà faites, puisque le ciel qu'elles composent était créé.

Cette physique de Moyse qui nous représente la sagesse éternelle, réglant la nature et la fonction de chaque chose par autant de volontés et de commandements exprès ; cette physique, qui n'a recours à des lois générales, constantes, et uniformes, que pour entretenir le monde dans son premier état, et non pour le former, vaut bien sans doute les imaginations systématiques, soit des matérialistes anciens, qui font naître l'Univers du mouvement fortuit des atomes, soit des physiciens modernes, qui tirent tous les êtres d'une matière homogène agitée en tout sens. Ces derniers ne font pas attention, qu'attribuer au choc impétueux d'un mouvement aveugle la formation de tous les êtres particuliers, et cette harmonie si parfaite qui les tient dépendants les uns des autres dans leurs fonctions, c'est dérober à Dieu la plus grande gloire qui puisse lui revenir de la fabrique de l'Univers, pour en favoriser une cause, qui sans se connaître et sans avoir idée de ce qu'elle fait, produit néanmoins les ouvrages les plus beaux et les plus réguliers : c'est retomber en quelque façon dans les absurdités d'un Straton et d'un Spinosa. Voyez STRATONISME et SPINOSISME.

On ne peut s'empêcher de remarquer ici combien la Philosophie est peu sure dans ses principes, et peu constante dans ses démarches ; elle a prétendu autrefois que le mouvement et la matière étaient les seuls êtres nécessaires ; si elle a persisté dans la suite à soutenir que la matière était incréée, du moins elle l'a soumise à un être intelligent pour lui faire prendre mille formes différentes, et pour disposer ses parties dans cet ordre de convenance d'où résulte le monde. Aujourd'hui elle consent que la matière soit créée, et que Dieu lui imprime le mouvement ; mais elle veut que ce mouvement émané de la main de Dieu, puisse, abandonné à lui-même, opérer tous les phénomènes de ce monde visible. Un philosophe qui ose entreprendre d'expliquer par les seules lois du mouvement, la mécanique et même la première formation des choses, et qui dit, donnez-moi de la matière et du mouvement, et je ferai un monde, doit démontrer auparavant (ce qui est facile) que l'existence et le mouvement ne sont point essentiels à la matière ; car sans cela, ce philosophe croyant mal-à-propos ne rien voir dans les merveilles de cet Univers que le mouvement seul ait pu produire, est menacé de tomber dans l'athéisme.

Ouvrons donc les yeux sur l'enthousiasme dangereux du système ; et croyons, avec Moyse, que quand Dieu créa la matière, on ne peut douter que dans cette première action par laquelle il tira du néant le ciel et la terre, il n'ait déterminé par autant de volontés particulières tous les divers matériaux, qui dans le cours des opérations suivantes servirent à la formation du monde. Dans les cinq derniers jours de la création, Dieu ne fit que placer chaque être au lieu qu'il lui avait destiné pour former le tableau de l'univers ; tout jusqu'à ce temps était demeuré muet, stupide, engourdi dans la nature : la scène du monde ne se développa qu'à mesure que la voix toute-puissante du Créateur rangea les êtres dans cet ordre merveilleux qui en fait aujourd'hui la beauté. Voyez les articles COSMOLOGIE, MOUVEMENT, et MATIERE.

Loin d'imaginer que l'idée du chaos ait été particulière à Moyse, concluons encore de ce qui a été dit ci-dessus, que tous les peuples, soit barbares, soit lettrés, paraissent avoir conservé le souvenir d'un état de ténébres et de confusion antérieur à l'arrangement du monde ; que cette tradition s'est à la vérité fort défigurée par l'ignorance des peuples et les imaginations des poètes, mais qu'il y a toute apparence que la source où ils l'ont puisée leur est commune avec nous.

A ces corollaires ajoutons ceux qui suivent : 1°. Qu'il ne faut dans aucun système de Physique contredire les vérités primordiales de la religion que la Genèse nous enseigne. 2°. Qu'il ne doit être permis aux Philosophes de faire des hypothèses, que dans les choses sur lesquelles la Genèse ne s'explique pas clairement. 3°. Que par conséquent on aurait tort d'accuser d'impiété, comme l'ont fait quelques zélés de nos jours, un physicien qui soutiendrait que la terre a été couverte autrefois par des eaux différentes de celles du déluge. Il ne faut que lire le premier chapitre de la Genèse, pour voir combien cette hypothèse est soutenable. Moyse semble supposer dans les deux premiers versets de ce livre, que Dieu avait créé le chaos avant que d'en séparer les diverses parties : il dit qu'alors la terre était informe, que les ténébres étaient sur la surface de l'abîme, et que l'esprit de Dieu était porté sur les eaux ; d'où il s'ensuit que la masse terrestre a été couverte anciennement d'eaux, qui n'étaient point celles du déluge ; supposition que nos Physiciens font avec lui. Il ajoute que Dieu sépara les eaux supérieures des inférieures, et qu'il ordonna à celles-ci de s'écouler et de se rassembler pour laisser paraitre la terre ; et appareat arida, et factum est ita. Plus on lira ce chapitre, plus on se convaincra que le système dont nous parlons ne doit point blesser les oreilles pieuses et timorées. 4°. Que les saintes Ecritures ayant été faites, non pour nous instruire des sciences profanes et de la Physique, mais des vérités de foi que nous devons croire, et des vertus que nous devons pratiquer, il n'y a aucun danger à se montrer indulgent sur le reste, surtout lorsqu'on ne contredit point la révélation. Exemple. On lit dans le chapitre même dont il s'agit, que Dieu créa la lumière le premier jour, et le soleil après ; cependant accusera-t-on le cartésien d'impiété, s'il lui arrive de prétendre que la lumière n'est rien sans le soleil ? Ne suffit-il pas pour mettre ce philosophe à couvert de tout reproche, que Dieu ait créé, selon lui, le premier jour, les globules du second élément, dont la pression devrait ensuite se faire par l'action du soleil ? Les Newtoniens, qui font venir du soleil la lumière en ligne directe, n'auront pas à la vérité la même réponse à donner ; mais ils n'en sont pas plus impies pour cela : des commentateurs respectables par leurs lumières et par leur foi, expliquent ce passage : selon ces auteurs, cette lumière que Dieu créa le premier jour, ce sont les anges ; explication dont on aurait grand tort de n'être pas satisfait, puisque l'Eglise ne l'a jamais désapprouvée, et qu'elle concilie les Ecritures avec la bonne Physique. 5°. Que si quelques savants ont cru et croient encore, qu'au lieu de creavit dans le premier verset de la Genèse, il faut lire, suivant l'hébreu, formavit, disposuit ; cette idée n'a rien d'hétérodoxe, quand même on ferait exister le chaos longtemps avant la formation de l'univers, bien entendu qu'on le regardera toujours comme créé, et qu'on ne s'avisera pas de conclure du formavit, disposuit de l'hébreu, que Moyse a cru la matière nécessaire : ce serait lui faire dire une absurdité, dont il était bien éloigné, lui qui ne cesse de nous répéter que Dieu a fait de rien toutes choses : ce serait supposer que l'Ecriture inspirée toute entière par l'Esprit-saint, quoiqu'écrite par différentes mains, a contredit grossièrement dès le premier verset, ce qu'elle nous enseigne en mille autres endroits avec autant d'élévation que de vérité, qu'il n'y a que Dieu qui sait. 6°. Qu'en prenant les précautions précédentes, on peut dire du chaos tout ce qu'on voudra.