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Catégorie : Philosophie
S. m. (Morale, Philosophie) espèce de déplaisir qu'on ne saurait définir : ce n'est ni chagrin, ni tristesse ; c'est une privation de tout plaisir, causée par je ne sai quoi dans nos organes ou dans les objets du dehors, qui au lieu d'occuper notre âme, produit un mal-aise ou dégout, auquel on ne peut s'accoutumer. L'ennui est le plus dangereux ennemi de notre être, et le tombeau des passions ; la douleur a quelque chose de moins accablant, parce que dans les intervalles elle ramène le bonheur et l'espérance d'un meilleur état : en un mot l'ennui est un mal si singulier, si cruel, que l'homme entreprend souvent les travaux les plus pénibles, afin de s'épargner la peine d'en être tourmenté.

L'origine de cette triste et fâcheuse sensation vient de ce que l'âme n'est ni assez agitée, ni assez remuée. Dévoilons ce principe de l'ennui avec M. l'abbé du Bos, qui l'a mis dans un très-beau jour, en instruisant les autres de ce qui se passe en eux, et qu'ils ne sont pas en état de démêler, faute de savoir remonter à la source de leurs propres affections.

L'ame a ses besoins comme le corps, et l'un de ses plus grands besoins est d'être occupée. Elle l'est par elle-même en deux manières ; ou en se livrant aux impressions que les objets extérieurs font sur elle, et c'est ce qu'on appelle sentir ; ou bien en s'entretenant par des spéculations sur des matières, soit utiles, soit curieuses, soit agréables, et c'est ce qu'on appelle réfléchir et méditer.

La première manière de s'occuper est beaucoup plus facîle que la seconde : c'est aussi l'unique ressource de la plupart des hommes contre l'ennui : et même les personnes qui savent s'occuper autrement sont obligées, pour ne point tomber dans la langueur qui suit la durée de l'occupation, de se prêter aux emplois et aux plaisirs du commun des hommes. Le changement de travail et de plaisir remet en mouvement les esprits qui commencent à s'appesantir : ce changement semble rendre à l'imagination épuisée une nouvelle vigueur.

Voilà pourquoi nous voyons les hommes s'embarrasser de tant d'occupations frivoles et d'affaires inutiles ; voilà ce qui les porte à courir avec tant d'ardeur après ce qu'ils appellent leur plaisir, comme à se livrer à des passions dont ils connaissent les suites fâcheuses, même par leur propre expérience. L'inquiétude que les affaires causent, ni les mouvements qu'elles demandent, ne sauraient plaire aux hommes par eux-mêmes. Les passions qui leur donnent les joies les plus vives, leur causent aussi des peines durables et douloureuses ; mais les hommes craignent encore plus l'ennui qui suit l'inaction, et ils trouvent dans les mouvements des affaires et dans l'ivresse des passions, une émotion qui les remue. Les agitations qu'elles excitent, se réveillent encore durant la solitude ; elles empêchent les hommes de se rencontrer tête à tête, pour ainsi dire, avec eux-mêmes, sans être occupés, c'est-à-dire de se trouver dans l'affliction ou dans l'ennui.

Quand dégoutés de ce qu'on appelle le monde, ils prennent la résolution d'y renoncer, il est rare qu'ils puissent la tenir. Dès qu'ils ont connu l'inaction, dès qu'ils ont comparé ce qu'ils souffraient par l'embarras des affaires et par l'inquiétude des passions avec l'ennui de l'indolence, ils viennent à regretter l'état tumultueux dont ils étaient si las. On les accuse souvent à tort d'avoir fait parade d'une modération feinte, lorsqu'ils ont pris le parti de la retraite, ils étaient alors de bonne foi : mais comme l'agitation excessive leur a fait souhaiter une pleine tranquillité, un trop grand loisir leur a fait regretter le temps où ils étaient toujours occupés. Les hommes sont encore plus legers qu'ils ne sont dissimulés ; et souvent ils ne sont coupables que d'inconstance, dans les occasions où on les accuse d'artifice. " Je crois des hommes plus mal-aisément la constance, que toute autre chose, et rien plus aisément et plus communément que l'inconstance ", dit Montagne.

En effet l'agitation où les passions nous tiennent, même durant la solitude, est si vive, que tout autre état est un état de langueur auprès de cette agitation. Ainsi nous courons, par instinct, après les objets qui peuvent exciter nos passions, quoique ces objets fassent sur nous des impressions qui nous coutent souvent des nuits inquietes et des journées pleines d'amertume : mais les hommes en général souffrent encore plus à vivre sans passions que les passions ne les font souffrir.

L'ame trouve pénible, et même souvent impraticable la seconde manière de s'occuper, qui consiste à méditer et à réfléchir, principalement quand ce n'est pas un sentiment actuel ou récent, qui est le sujet des réflexions. Il faut alors que l'âme fasse des efforts continuels pour suivre l'objet de son attention ; et ces efforts rendus souvent infructueux, par la disposition présente des organes du cerveau, n'aboutissent qu'à une contention vaine et stérile, où l'imagination trop allumée ne présente plus distinctement aucun objet ; et une infinité d'idées sans liaisons et sans rapport, s'y succedent tumultueusement l'une à l'autre. Alors l'esprit las d'être tendu, se relâche ; et une rêverie morne et languissante, durant laquelle il ne jouit précisément d'aucun objet, est l'unique fruit des efforts qu'il a faits pour s'occuper lui-même.

Il n'est personne qui n'ait éprouvé l'ennui de cet état, où l'on n'a pas la force de penser à rien ; et la peine de cet autre état où, malgré soi, on pense à trop de choses, sans pouvoir se fixer à son gré sur aucune en particulier. Peu de personnes même sont assez heureuses pour n'éprouver que rarement un de ces états, et pour être ordinairement à elles-mêmes une bonne compagnie. Un petit nombre peut apprendre cet art, qui, pour me servir de l'expression d'Horace, fait vivre en amitié avec soi-même, quod te tibi reddat amicum.

Il faut, pour en être capable, avoir un certain tempérament qui rend ceux qui l'apportent en naissant très-redevables à la Providence ; il faut encore s'être adonné dès la jeunesse à des études et à des occupations, dont les travaux demandent beaucoup de méditation : il faut que l'esprit ait contracté l'habitude de mettre en ordre ses idées, et de penser sur ce qu'il lit ; car la lecture où l'esprit n'agit point, et qu'il ne soutient pas en faisant des réflexions sur ce qu'il lit, devient bien-tôt sujette à l'ennui. Mais à force d'exercer son imagination, on la dompte ; et cette faculté rendue docile, fait ce qu'on lui demande. On acquiert, à force de méditer, l'habitude de transporter à son gré sa pensée d'un objet sur un autre, ou de la fixer sur un certain objet.

Cette conversation avec soi-même met ceux qui la savent faire à l'abri de l'état de langueur et de misere, dont nous venons de parler. Mais, comme on l'a dit, les personnes qu'un sang sans aigreur et des humeurs sans venin ont prédestinées à une vie intérieure si douce, sont bien rares ; la situation de leur esprit est même inconnue au commun des hommes, qui, jugeant de ce que les autres doivent souffrir de la solitude, par ce qu'ils en souffrent eux-mêmes, pensent que la solitude est un mal douloureux pour tout le monde.

Puisqu'il est si rare et comme impossible de pouvoir toujours remplir l'âme par la seule méditation, et que la manière de l'occuper, qui est celle de sentir, en se livrant aux passions qui nous affectent, est une ressource dangereuse et funeste, cherchons contre l'ennui un remède praticable, à portée de tout le monde, et qui n'entraîne aucun inconvénient, ce sera celui des travaux du corps réunis à la culture de l'esprit, par l'exécution d'un plan bien concerté que chacun peut former et remplir de bonne heure, suivant son rang, sa position, son âge, son sexe, son caractère, et ses talents.

Il est aisé de concevoir comment les travaux du corps, même ceux qui semblent demander la moindre application, occupent l'âme ; et quand on ne concevrait pas ce phénomène, l'expérience apprend qu'il existe. L'on sait également que les occupations de l'esprit produisent alternativement le même effet. Le mélange de ces deux espèces d'occupations, fournissant un objet qu'on remplit avec soin chaque jour, mettra les hommes à couvert des amertumes de l'ennui.

Il faut donc éviter l'inaction et l'oisiveté ; tant par remède que pour son propre bonheur. La Bruyère dit très-bien que l'ennui est entré dans le monde par la paresse, qui a tant de part à la recherche que les hommes font des plaisirs de la société, c'est-à-dire des spectacles, du jeu, de la table, des visites, et de la conversation. Mais celui qui s'est fait un genre de vie, dont le travail est à la fois l'aliment et le soutien, a assez de soi-même, et n'a pas besoin des plaisirs dont je viens de parler pour chasser l'ennui, parce qu'alors il ne le connait point. Ainsi le travail de toute espèce est le vrai remède à ce mal. Quand même le travail n'aurait point d'autre avantage ; quand il ne serait pas le fonds qui manque le moins, comme dit la Fontaine, il porterait avec lui sa récompense dans tous les états de la vie, autant chez le plus puissant monarque, que chez le plus pauvre laboureur.

Qu'on ne s'imagine point que la puissance, la grandeur, la faveur, le crédit, le rang, les richesses, ni toutes ces choses jointes ensemble, puissent nous préserver de l'ennui ; on s'abuserait grossièrement. Pour convaincre tout le monde de cette vérité, sans nous attacher à la prouver par des réflexions philosophiques qui nous meneraient trop loin, il nous suffira de parler d'après les faits, et de transcrire ici, des anecdotes du siècle de Louis XIV. un seul trait d'une des lettres de madame de Maintenon à madame de la Maisonfort : il est trop instructif et trop frappant pour y renvoyer le lecteur.

" Que ne puis-je, dit madame de Maintenon, vous peindre l'ennui qui dévore les grands, et la peine qu'ils ont à remplir leurs journées ? Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu'on aurait eu peine à imaginer ? Je suis venue à la plus haute faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que cet état me laisse un vide affreux ". Elle dit un autre jour au comte d'Aubigné son frère : " Je ne peux plus tenir à la vie que je mene, je voudrais être morte ". On sait quelle réponse il lui fit.

Je conclus que si quelque chose était capable de détromper les femmes du bonheur prétendu des grandeurs humaines, et les convaincre de leur vain appareil contre l'ennui, ce serait ces trois mots de madame de Maintenon : Je n'y peux plus tenir, je voudrais être morte. Article de M. le Chevalier DE JAUCOURT.




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