(Philosophie, Logique et Mathématiques) toute proposition considérée en elle-même est vraie ou fausse ; mais relativement à nous, elle peut être certaine ou incertaine ; nous pouvons apercevoir plus ou moins les relations qui peuvent être entre deux idées, ou la convenance de l'une avec l'autre, fondée sous certaines conditions qui les lient, et qui lorsqu'elles nous sont toutes connues, nous donnent la certitude de cette vérité, ou de cette proposition ; mais si nous n'en connaissons qu'une partie, nous n'avons alors qu'une simple probabilité, qui a d'autant plus de vraisemblance que nous sommes assurés d'un plus grand nombre de ces conditions. Ce sont elles qui forment les degrés de probabilité, dont une juste estime et une exacte mesure feraient le comble de la sagacité et de la prudence.

Les Géomètres ont jugé que leur calcul pouvait servir à évaluer ces degrés de probabilité, du moins jusqu'à un certain point, et ils ont eu recours à la Logique, ou à l'art de raisonner, pour en découvrir les principes, et en établir la théorie. Ils ont regardé la certitude comme un tout et les probabilités comme les parties de ce tout. En conséquence le juste degré de probabilité d'une proposition leur a été exactement connu, lorsqu'ils ont pu dire et prouver que cette probabilité valait un demi, un quart, ou un tiers de la certitude. Souvent ils se sont contentés de le supposer ; leur calcul en lui-même n'en est pas moins juste ; et ces expressions, qui d'abord peuvent paraitre un peu bizarres, n'en sont pas moins significatives. Des exemples pris des jeux, des paris, ou des assurances, les éclairciront. Supposons que l'on vienne me dire que j'ai eu à une loterie un lot de dix mille livres, je doute de la vérité de cette nouvelle. Quelqu'un qui est présent, me demande quelle somme je voudrais donner pour qu'il me l'assurât. Je lui offre la moitié, ce qui veut dire que je ne regarde la probabilité de cette nouvelle, que comme une demi-certitude ; mais si je n'avais offert que mille livres, c'eut été dire que j'avais neuf fois plus de raison de croire la vérité de la nouvelle que de ne pas la croire. Ou ce serait porter la probabilité à neuf degrés, de manière que la certitude en ayant dix, il n'en manquerait qu'un pour ajouter une foi entière à la nouvelle.

Dans l'usage ordinaire, on appelle probable ce qui a plus d'une demi-certitude vraisemblable, ce qui la surpasse considérablement ; et moralement certain, ce qui touche à la certitude entière. Nous ne parlons ici que de la certitude morale, qui coincide avec la certitude mathématique, quoiqu'elle ne soit pas susceptible des mêmes preuves. L'évidence morale n'est donc proprement qu'une probabilité si grande, qu'il est d'un homme sage de penser et d'agir, dans les cas où l'on a cette certitude, comme l'on devrait penser et agir, si l'on en avait une mathématique. Il est d'une évidence morale qu'il y a une ville de Rome : le contraire n'implique pas contradiction ; il n'est pas impossible que tous ceux qui me disent l'avoir vue, ne s'accordent pour me tromper, que les livres qui en parlent ne soient faits exprès pour cela, que les monuments que l'on en a ne soient supposés ; cependant, si je refusais de me rendre à une évidence appuyée sur les preuves que j'ai de l'évidence de Rome, simplement parce qu'elles ne sont pas susceptibles d'une démonstration mathématique, on pourrait me traiter, avec raison, d'insensé, puisque la probabilité qu'il y a une ville de Rome, l'emporte si fort sur le soupçon qu'il peut n'y en point avoir, qu'à peine pourrait-on exprimer en nombre cette différence, ou la valeur de cette probabilité. Cet exemple suffit pour faire connaître l'évidence morale et ses degrés qui sont autant de probabilités. Une demi-certitude forme l'incertain, proprement dit, où l'esprit trouvant de part et d'autre les raisons égales, ne sait quel jugement porter, quel parti prendre. Dans cet état d'équilibre, la plus légère preuve nous détermine ; souvent on en cherche où il n'y a ni raison, ni sagesse à en chercher ; et comme il est assez difficile, en bien des cas, où les raisons opposées approchent à-peu-près de l'égalité, de déterminer quelles sont celles qui doivent l'emporter, les hommes les plus sages étendent le point de l'incertitude ; ils ne le fixent pas seulement à cet état de l'âme, où elle est également entrainée de part et d'autre par le poids des raisons ; mais ils le portent encore sur toute situation qui en approche assez, pour qu'on ne puisse pas s'apercevoir de l'inégalité ; il arrive de-là que le pays de l'incertitude est plus ou moins vaste, selon le défaut plus ou moins grand de lumières, de logique, et de courage. Il est plus serré chez ceux qui sont les plus sages, ou les moins sages ; car la témérité le borne encore plus que la prudence, par la hardiesse de ses décisions. Au-dessous de cette demi-certitude ou de l'incertain, se trouvent le soupçon et le doute, qui se terminent à la certitude de la fausseté d'une proposition. Une chose est fausse d'une évidence morale, quand la probabilité de son existence est si fort inférieure à la probabilité contraire, qu'il y a dix mille, cent mille à parier contre un qu'elle n'est pas.

Voilà les degrés de probabilité entre les deux évidences opposées. Avant que d'en rechercher les sources, il ne sera pas inutîle dans un article où l'on ne veut pas se contenter du simple calcul géométrique, d'établir quelques règles générales, qui sont régulièrement observées par les personnes sages et prudentes.

1°. Il est contre la raison de chercher des probabilités, et de s'en contenter là où l'on peut parvenir à l'évidence. On se moquerait d'un mathématicien, qui, pour prouver une proposition de géométrie, aurait recours à des opinions, à des vraisemblances, tandis qu'il pourrait apporter sa démonstration ; ou d'un juge qui préférerait de deviner par la vie passée d'un criminel, s'il est coupable, plutôt que d'entendre sa confession, par laquelle il avoue son crime.

2°. Il ne suffit pas d'examiner une ou deux des preuves qu'on peut mettre en avant, il faut peser à la balance de l'examen toutes celles qui peuvent venir à notre connaissance, et servir à découvrir la vérité. Si l'on demande quelle probabilité il y a qu'un homme âgé de 50 ans meure dans l'année, il ne suffit pas de considérer qu'en général de cent personnes de 50 ans, il en meurt environ 3 ou 4 dans l'année, et conclure qu'il y a 96 à parier contre 4, ou 24 contre un ; il faut encore faire attention au tempérament de cet homme-là, à l'état actuel de sa santé, à son genre de vie, à sa profession, au pays qu'il habite ; tout autant de circonstances qui influent sur la durée de sa vie.

3°. Ce n'est pas assez des preuves qui servent à établir une vérité, il faut encore examiner celles qui la combattent. Demande-t-on si une personne connue et absente de sa patrie depuis 25 ans, dont l'on n'a eu aucune nouvelle, doit être regardée comme morte ? D'un côté l'on dit que, malgré toutes sortes de recherches l'on n'en a rien appris ; que comme voyageur elle a pu être exposée à mille dangers, qu'une maladie peut l'avoir enlevée dans un lieu où elle était inconnue ; que si elle était en vie, elle n'aurait pas négligé de donner de ses nouvelles, surtout devant présumer qu'elle aurait un héritage à recueillir, et autres raisons que l'on peut alléguer. Mais, à ces considérations, on en oppose d'autres qui ne doivent pas être négligées. On dit que celui dont il s'agit est un homme indolent, qui, en d'autres occasions n'a point écrit, que peut-être ses lettres se sont perdues, qu'il peut être dans l'impossibilité d'écrire. Ce qui suffit pour faire voir qu'en toutes choses il faut peser les preuves, les probabilités de part et d'autre, les opposer les unes aux autres, parce qu'une proposition très-probable peut être fausse, et qu'en fait de probabilité, il n'y en a point de si forte qu'elle ne puisse être combattue et détruite par une contraire encore plus forte. De-là l'opposition que l'on voit tous les jours entre les jugements des hommes. De-là la plupart des disputes qui finiraient bientôt, si l'on voulait ne pas regarder comme évident ce qui n'est que probable, écouter et peser les raisons que l'on oppose à notre avis.

4°. Est-il nécessaire d'avertir que dans nos jugements il est de la prudence de ne donner son acquiescement à aucune proposition qu'à proportion de son degré de vraisemblance ? Qui pourrait observer cette règle générale, aurait toute la justesse d'esprit, toute la prudence, toute la sagesse possible. Mais que nous en sommes éloignés ! Les esprits les plus communs peuvent avec de l'attention discerner le vrai du faux ; d'autres qui ont plus de pénétration, savent distinguer le probable de l'incertain ou du douteux ; mais ce ne sont que les génies distingués par leur sagacité qui peuvent assigner à chaque proposition son juste degré de vraisemblance, et y proportionner son assentiment : ah que ces génies sont rares !

5°. Bien plus, l'homme sage et prudent ne considérera pas seulement la probabilité du succès, il pesera encore la grandeur du bien ou du mal qu'on peut attendre en prenant un tel parti, ou en se déterminant pour le contraire, ou en restant dans l'inaction ; il préférera même celui où il sait que l'apparence du succès est fort légère, lorsqu'il voit en même-temps que le risque qu'il court n'est rien ou fort peu de chose ; et qu'au contraire s'il réussit, il peut obtenir un bien très-considérable.

6°. Puisqu'il n'est pas possible de fixer avec cette précision qui serait à désirer les degrés de probabilité, contentons-nous des à-peu-près que nous pouvons obtenir. Quelquefois, par une délicatesse mal entendue, l'on s'expose soi-même, et la société, à des maux pires que ceux qu'on voudrait éviter ; c'est un art que de savoir s'éloigner de la perfection en certains articles, pour s'en approcher davantage en d'autres plus essentiels et plus intéressants.

7°. Enfin il semble inutîle d'ajouter ici que dans l'incertitude on doit suspendre à se déterminer et à agir jusqu'à ce qu'on ait plus de lumière, mais que si le cas est tel qu'il ne permette aucun délai, il faut s'arrêter à ce qui paraitra le plus probable ; et une fois le parti que nous avons jugé le plus sage étant pris, il ne faut plus s'en repentir, lors-même que l'évenement ne répondrait pas à ce que nous avions lieu d'en attendre. Si, dans un incendie, on ne peut échapper qu'en sautant par la fenêtre, il faut se déterminer pour ce parti, tout mauvais qu'il est. L'incertitude serait pire encore, et quelle qu'en soit l'issue, nous avons pris le parti le plus sage, il ne faut point y avoir de regret.

Après ces règles générales dont il sera aisé de faire l'application, venons aux sources de probabilité. Nous les réduisons à deux espèces : l'une renferme les probabilités tirées de la considération de la nature même, et du nombre des causes ou des raisons qui peuvent influer sur la vérité de la proposition dont il s'agit : l'autre n'est fondée que sur l'expérience du passé qui peut nous faire tirer avec confiance des conjectures pour l'avenir, lors du-moins que nous sommes assurés que les mêmes causes qui ont produit le passé existent encore, et sont prêtes à produire l'avenir.

Un exemple fera mieux connaître la nature et la différence de ces deux sources de probabilité. Je suppose que l'on sache que l'on a mis dans une urne trente mille billets, parmi lesquels il y en a dix mille noirs et vingt mille blancs, et qu'on demande quelle est la probabilité qu'en en tirant un au hasard, il sortira blanc ? Je dis que par la seule considération de la nature des choses, et en comparant le nombre des causes qui peuvent faire sortir un billet blanc avec le nombre de celles qui en peuvent faire sortir un noir, par cela seul il est deux fois plus probable qu'il sortira un billet blanc qu'un noir, de sorte que, comme le billet qui Ve sortir est nécessairement ou blanc ou noir, si l'on partage cette certitude en trois degrés ou parties égales, on dira qu'il y a deux degrés de probabilité de tirer un billet blanc, et un degré pour le billet noir, ou que la probabilité d'un billet blanc est 2/3 de la certitude, et celle du billet noir 1/3 de cette certitude.

Mais supposez que je ne voie dans l'urne qu'un grand nombre de billets, sans savoir la proportion qu'il y a des blancs aux noirs, ou même sans savoir s'il n'y en a point d'une troisième couleur, en ce cas comment déterminer la probabilité d'en tirer un blanc ? Je dis que ce sera en faisant des essais, c'est-à-dire en tirant un billet pour voir ce qu'il sera, puis le remettant dans l'urne, en tirer un second que je remets aussi, puis un troisième, un quatrième, et ainsi de suite autant que je voudrais. Il est clair que le premier billet tiré étant venu blanc, ne donne qu'une probabilité très-légère que le nombre des blancs surpasse celui des noirs, un second tiré blanc augmenterait cette probabilité, un troisième la fortifierait. Enfin si j'en tirais de suite un grand nombre de blancs, je serai en droit de conclure qu'ils sont tous blancs, et cela avec d'autant plus de vraisemblance que j'aurais plus tiré de billets. Mais si sur les trois premiers billets j'en tire deux blancs et un noir, je puis dire qu'il y a quelque probabilité bien légère, qu'il y a deux fois plus de blancs que de noirs. Si sur six billets il en sort quatre blancs et deux noirs, la probabilité augmente, et elle augmentera à mesure que le nombre des essais ou des expériences me confirmera toujours la même proportion des blancs aux noirs. Si j'avais fait trois mille essais, et que j'eusse deux mille billets blancs contre mille noirs, je ne pourrais guère douter qu'il n'y eut deux fois plus de blancs que de noirs, et par conséquent que la probabilité de tirer un blanc ne fût double de celle de tirer un noir.

Cette manière de déterminer probablement le rapport des causes qui font naître un événement à celles qui le font manquer, ou plus généralement la proportion des raisons ou conditions qui établissent la vérité d'une proposition avec celles qui donnent le contraire, s'applique à tout ce qui peut arriver ou ne pas arriver, à tout ce qui peut être ou ne pas être. Quand je vois sur des registres mortuaires que pendant vingt, cinquante ou cent années du nombre des enfants qui naissent, il en meurt le tiers avant l'âge de six ans, je conclurai d'un enfant nouvellement né que la probabilité qu'il parviendra au-moins à l'âge de six ans est les 2/3 de la certitude. Si je vois que de deux joueurs qui jouent à billes égales, le premier gagne toujours deux parties, tandis que l'autre n'en gagne qu'une, je conclurai avec beaucoup de probabilité qu'il est deux fois plus fort que son antagoniste ; si je remarque que quelqu'un de cent fois qu'il m'a parlé, m'a menti en dix occasions, la probabilité de son témoignage ne sera dans mon esprit que les 9/10 de la certitude ou même moins.

L'attention donnée au passé, la fidélité de la mémoire à retenir ce qui est arrivé et l'exactitude des registres à conserver les événements, font ce qu'on appelle dans le monde l'expérience. Un homme qui a de l'expérience est celui qui ayant beaucoup Ve et beaucoup réfléchi, peut vous dire à-peu-près (car ici nous n'allons pas à la précision mathématique) quelle probabilité il y a que tel événement étant arrivé, tel autre le suivra ; ainsi toutes choses d'ailleurs égales, plus on a fait d'épreuves ou d'expériences, et plus on s'assure du rapport précis du nombre des causes favorables au nombre des causes contraires.

On pourrait demander si cette probabilité augmentant à l'infini par une suite d'expériences répétées, peut devenir à la fin une certitude morale ; ou si ces accroissements sont tellement limités, que diminuant graduellement ils ne fassent à l'infini qu'une probabilité finie. Car on sait qu'il y a des augmentations qui, quoique perpétuelles, ne font pourtant à l'infini qu'une somme finie ; par exemple, si la première expérience donnait une probabilité qui ne fût que 1/3 de la certitude, et la seconde une probabilité qui ne fût que le tiers de ce tiers, et la troisième une probabilité qui ne fût que le tiers de la seconde, et la quatrième une probabilité qui ne fût que le tiers de la troisième, et ainsi à l'infini. Il serait aisé par le calcul de voir que toutes ces probabilités ensemble ne font qu'une demi-certitude, de sorte qu'on aurait beau faire une infinité d'expériences, on ne viendrait jamais à une probabilité qui se confondit avec la certitude morale, ce qui ferait conclure que l'expérience est inutile, et que le passé ne prouve rien pour l'avenir.

M. Bernoulli, le géomètre qui entendait le mieux ces sortes de calculs, s'est proposé l'objection et en a donné la réponse. On la trouvera dans son livre de arte conjectandi, p. 4. dans toute son étendue ; problême, suivant lui, aussi difficîle que la quadrature du cercle. Il y fait voir que la probabilité qui naissait de l'expérience répétée allait toujours en croissant, et croissait tellement qu'elle s'approchait indéfiniment de la certitude. Son calcul nous apprend à déterminer (la question proposée d'une manière fixe) combien de fois il faudrait réïtérer l'expérience pour parvenir à un degré assigné de probabilité. Ainsi, dans le cas d'une urne pleine d'un grand nombre de boules blanches et noires, on veut s'assurer par l'expérience du rapport des blanches aux noires ; M. Bernoulli trouve que pour qu'il soit mille fois plus probable qu'il y en a deux noires sur trois blanches que non pas toute autre supposition, il faut avoir tiré de l'urne 25550 boules, et que, pour que cela fût dix mille fois plus probable, il fallait avoir fait 31258 épreuves ; enfin, pour que cela devint cent mille fois plus probable, il fallait 36966 tirages. La difficulté et la longueur du calcul ne permettent pas de le rapporter ici en entier, on peut le voir dans le livre cité.

Par-là il est démontré que l'expérience du passé est un principe de probabilité pour l'avenir ; que nous avons lieu d'attendre avec raison des événements conformes à ceux que nous avons Ve arriver ; et que plus nous les avons Ve arriver fréquemment, et plus nous avons lieu de les attendre de nouveau. Ce principe reçu, on sent de quelle utilité seraient dans les questions de Physique, de Politique, et même dans ce qui regarde la vie commune, des tables exactes qui fixeraient sur une longue suite d'événements la proportion de ceux qui arrivent d'une certaine façon à ceux qui arrivent autrement. Les usages qu'on a tirés des registres baptistaires et mortuaires sont si grands, que cela devrait engager non-seulement à les perfectionner en marquant, par exemple, l'âge, la condition, le tempérament, le genre de mort, etc. mais aussi à en faire de plusieurs autres événements, que l'on dit très-mal-à-propos être l'effet du hasard ; c'est ainsi que l'on pourrait former des tables qui marqueraient combien d'incendies arrivent dans un certain temps, combien de maladies épidémiques se font sentir en certains espaces de temps, combien de navires périssent, etc. ce qui deviendrait très-commode pour résoudre une infinité de questions utiles, et donnerait aux jeunes gens attentifs toute l'expérience des vieillards.

Il est bien entendu que l'on ne donnera pas dans l'abus, qui n'est que trop ordinaire, de la preuve de l'expérience, que l'on n'établira pas sur un petit nombre de faits une grande probabilité, que l'on n'ira pas jusqu'à opposer ou à préférer même une faible probabilité à une certitude contraire, que l'on ne donnera pas dans la faiblesse de ces joueurs qui ne prennent que les cartes qui ont gagné ou celles qui ont perdu, quoiqu'il soit évident par la nature des jeux d'hasard, que les coups précédents n'influent point sur les suivants. Superstition cependant bien plus pardonnable que tant d'autres qui, sur l'expérience la plus légère ou sur le raisonnement le moins conséquent, ne s'introduisent que trop dans le courant de la vie.

A ces deux principes généraux de probabilité, nous pouvons en joindre de plus particuliers, tels que l'égale possibilité de plusieurs événements, la connaissance des causes, le témoignage, l'analogie et les hypothèses.

1°. Quand nous sommes assurés qu'une certaine chose ne peut arriver qu'en un certain nombre déterminé de manières, et que nous savons ou supposons que toutes ces manières ont une égale possibilité, nous pouvons dire avec assurance que la probabilité qu'elle arrivera d'une telle façon vaut tant ou est égale à autant de parties de la certitude. Je sais, par exemple, qu'en jetant un dez au hasard, j'amène surement ou 1 point, ou le 2, ou le 3, ou le 4, ou le 5, ou le 6. Supposons d'ailleurs le dez parfaitement juste, la possibilité est la même pour tous les points. Il y a donc ici six probabilités égales, qui toutes ensemble font la certitude ; ainsi chacune est une sixième partie de cette certitude. Ce principe tout simple qu'il parait, est infiniment fécond ; c'est sur lui que sont formés tous les calculs que l'on a faits et que l'on peut faire sur les jeux d'hasard, sur les loteries, sur les assurances, et en général sur toutes les probabilités susceptibles de calcul. Il ne s'agit que d'une grande patience et d'un détail de combinaisons, pour démêler le nombre des événements favorables et le nombre des contraires. C'est sur ce principe, joint à l'expérience, que l'on détermine les probabilités de la vie humaine, ou du temps qu'une personne d'un certain âge peut probablement se flatter de vivre ; ce qui fait le fondement du calcul des valeurs des rentes viageres, des tontines. Voyez les essais sur les probabilités de la vie humaine, et les ouvrages cités à la fin de cet article. Il s'étend au calcul des rentes mises sur deux ou trois têtes payables au dernier vivant, sur les jouissances, les pensions alimentaires, sur les contrats d'assurance, les paris, etc.

J'ai dit que ce principe s'employait quand nous supposions les divers cas également possibles. Et en effet, ce n'est que par supposition relative à nos connaissances bornées que nous disons, par exemple, que tous les points d'un dez peuvent également venir ; ce n'est pas que quand ils roulent dans le cornet celui qui doit se présenter n'ait déjà la disposition qui, combinée avec celle du cornet, du tapis, ou de la force et de la manière avec laquelle on jette le dez, le doit faire surement arriver ; mais tout cela nous étant entièrement inconnu, nous n'avons pas de raison de préférer un point à un autre ; nous les supposons donc tous également faciles à arriver. Cependant il peut y avoir souvent de l'erreur dans cette supposition. Si l'on voulait chercher la probabilité d'amener 8 points avec deux dez, ce serait faire un grossier sophisme que de raisonner ainsi : avec deux dez, je peux amener ou 2, ou 3, ou 4, ou 5, ou 6, ou 7, ou 8, ou 9, ou 10, ou 11, ou 12 points ; donc la probabilité d'amener 8, sera 1/11 de la certitude ; car ce serait supposer que ces 11 points sont également faciles à amener ce qui n'est pas vrai. Les calculs les plus simples du jeu de tric-trac nous apprennent que sur 36 coups également possibles avec deux dez, 5 nous donnent le point de 8 ; la probabilité sera donc de 5 sur 36, ou 5/36 de la certitude, et non pas 1/11.

Ce sophisme s'évite aisément dans les calculs des jeux, où il est facîle de déterminer l'égale ou inégale possibilité d'événements ; mais il est plus caché, et n'est que trop commun dans les cas plus composés. Ainsi bien des gens se plaignent d'être fort malheureux, parce qu'ils n'ont pu obtenir certain bonheur qui est tombé en partage à d'autres ; ils supposent qu'il était également possible, également convenable, que ce bien leur arrivât, sans vouloir considérer qu'ils n'étaient pas dans une position aussi avantageuse, qu'ils n'avaient pour eux qu'une manière favorable, tandis que les autres en avaient plusieurs, de sorte que ç'aurait été un grand bonheur que cette seule manière eut lieu, sans dire que les événements que nous attribuons au hasard sont dirigés par une providence infiniment sage, qui a tout calculé, et qui, par des raisons à nous inconnues, dispose des choses d'une manière bien plus convenable que n'est l'arrangement que nos faibles lumières ou nos passions voudraient y mettre.

A la suite de la probabilité simple vient une probabilité composée qui dépend encore du même principe. C'est la probabilité d'un événement qui ne peut arriver qu'au cas qu'un autre événement lui-même simplement probable arrive. Un exemple Ve l'expliquer. Je suppose que dans un jeu de quadrille de 40 cartes l'on me demande de tirer un cœur, la probabilité de réussir est 1/4 de la certitude, puisqu'il y a 4 couleurs et 10 cartes de chaque couleur également possible. Mais si l'on me dit ensuite que je gagnerai si j'amène le roi de cœur, alors la probabilité devient composée ; car 1°. il faut tirer un cœur, et la probabilité est 1/5 : 2°. supposé que j'ai tiré un cœur, la probabilité sera 1/10, puisqu'il y a 9 autres cœurs que je peux aussi bien tirer que le roi. Cette probabilité entée sur la première n'est que la dixième d'un quart, ou le 1/4 de 1/10, c'est-à-dire 1/40 de la certitude. Et il est clair, que puisque sur 40 cartes je dois tirer précisément le roi de cœur, je n'ai de favorable qu'un cas sur 40 également possibles, ou un contre 39 de favorable.

Cette probabilité composée s'estime donc en prenant de la première une partie telle qu'on la prendrait de la certitude entière, si cette probabilité était convertie en certitude. Un ami est parti pour les Indes sur une flotte de douze vaisseaux : j'apprends qu'il en a péri trois, et que le tiers de l'équipage des vaisseaux sauvés est mort dans le voyage ; la probabilité que mon ami est sur un des vaisseaux arrivés à bon port est 9/12, et celle qu'il n'est pas du tiers mort en route est 2/3. La probabilité composée qu'il est encore en vie, sera donc les 2/3 de 9/12 ou 6/12, ou une demi-certitude. Il est donc pour moi entre la vie et la mort.

On peut appliquer ce calcul à toutes sortes de preuves ou de raisonnements, réduits pour plus de clarté à la forme prescrite par l'art de raisonner : si l'une des prémisses est certaine, et l'autre probable, la conclusion aura le même degré de probabilité que cette premisse ; mais si l'une et l'autre sont simplement probables, la conclusion n'aura qu'une probabilité de probabilité, qui se mesure en prenant de la probabilité de la majeure une partie telle que l'exprime la fraction qui mesure la probabilité de la mineure. Dans ces derniers exemples les 9/12 de 1/3, qui est la probabilité de la majeure, et la valeur de la conclusion sera 6/12 ou 1/2.

D'où il parait que la probabilité de la probabilité ne fait qu'une probabilité bien légère. Que sera-ce donc d'une probabilité du troisième ou quatrième degré ? ou que penser de ces raisonnements si fréquents, dont la conclusion n'est fondée que sur plusieurs propositions probables qui doivent être toutes vraies pour que la conclusion le soit aussi ? Mais s'il suffisait qu'une seule d'entr'elles eut lieu pour vérifier la conclusion, ce serait tout le contraire ; plus on entasserait de probabilités, plus la chose deviendrait probable. Si, par exemple, quelqu'un me disait, je vous donne un louis si vous amenez avec deux dez 8 points, la probabilité d'amener 8 est 5/36 ; s'il ajoutait, je vous le donne encore si vous amenez 6 : alors comme pour gagner, il suffit d'amener l'un ou l'autre, ma probabilité serait 5/36 et 5/36, c'est-à-dire 10/36, ce qui augmente mon espérance de gagner.

Voilà les éléments sur lesquels on peut déterminer toutes les questions, et les exemples dépendants de ce premier principe de probabilité.

2°. Passons au second, qui est la connaissance des causes et des signes, qu'on peut regarder comme des causes ou des effets occasionnels. Nous n'en dirons qu'un mot particulier aux probabilités, renvoyant pour le reste à l'article CAUSE. Il y a des causes dont l'existence est certaine, mais dont l'effet n'est que douteux ou probable ; il y en a d'autres dont l'effet est certain, mais dont l'existence est douteuse ; il peut y en avoir enfin dont l'existence et l'effet n'ont qu'une simple probabilité. Cette distinction est nécessaire : un exemple l'expliquera. Un ami n'a point répondu à ma lettre ; j'en cherche la cause, il s'en présente trois : il est paresseux, peut-être est-il mort, ou ses affaires l'ont empêché de me répondre. Il est paresseux, première cause dont l'existence est certaine : je sais qu'il écrit très-difficilement ; mais l'effet de cette cause est certain, car un paresseux se détermine quelquefois à écrire. Il est mort, seconde cause très-incertaine, mais dont l'effet serait bien certain. Il a des affaires, troisième cause incertaine en elle-même : je soupçonne seulement qu'il a beaucoup d'affaires, et dont l'existence même supposée, l'effet serait encore incertain, puisqu'on peut avoir des affaires et trouver cependant le temps d'écrire.

La même chose doit s'appliquer aux signes ; leur existence peut être douteuse, leur signification incertaine ; et l'existence et la signification peuvent n'avoir que de la vraisemblance. Le baromètre descend, c'est un signe de pluie dont l'existence est certaine, mais dont la signification est douteuse ; le baromètre descend souvent sans pluie.

De cette distinction il suit que la conclusion tirée d'une cause ou d'un signe dont l'existence est certaine, a le même degré de probabilité qui se trouve dans l'effet de cette cause, ou dans la signification de ce signe. Nous n'avons qu'à réduire l'exemple du baromètre à cette forme. Si le baromètre descend, nous aurons de la pluie : cela n'est que probable ; mais le baromètre descend, cela est certain : donc nous aurons de la pluie ; conclusion probable, dont l'expérience donne la valeur. De même si l'existence de la cause ou du signe est douteuse, mais que son effet ou la signification ne le soit pas, la conclusion aura le même degré de probabilité que l'existence de la cause ou du signe. Que mon ami soit mort, cela est douteux ; la conclusion que j'en tirerai, qu'il ne peut m'écrire, sera également douteuse.

Mais quand l'existence et l'effet de la cause sont probables, ou s'il s'agit de signes quand l'existence et la signification du signe ne sont que probables, alors la conclusion n'a qu'une probabilité composée. Supposons que la probabilité que mon ami a des affaires soit les 3/4 de la certitude, et que celle que ces affaires, s'il en a, l'empêchent de m'écrire soit les 2/3 de cette certitude, alors la probabilité qu'il ne m'écrira pas sera composée des deux autres, ce qui sera une demi-certitude.

3°. Nous avons indiqué le témoignage comme une troisième source de probabilité ; et il tient de si près au sujet dont nous donnons les principes, que l'on ne peut se dispenser de rapporter ici ce qu'il y a à en dire relativement aux probabilités et à la certitude morale. Nous ne pouvons pas tout voir par nous-mêmes ; il y a une infinité de choses, souvent les plus intéressantes, sur lesquelles il faut se rapporter au témoignage d'autrui. Il est donc important de déterminer, si ce n'est pas au juste, du-moins d'une manière qui en approche, le degré d'assentiment que nous pouvons donner à ce témoignage, et quelle en est pour nous la probabilité.

Quand on nous fait un récit, ou qu'on avance une proposition du nombre de celles qui se prouvent par témoins, l'on doit d'abord examiner la nature même de la chose, et ensuite peser l'autorité des témoins. Si de part et d'autre on trouve qu'il ne manque aucune des conditions requises pour la vérité de la proposition, on ne peut pas lui refuser son acquiescement ; s'il est évident qu'il manque une ou plusieurs de ces conditions, on ne doit pas balancer à la rejeter ; enfin, si l'on voit clairement l'existence de quelques-unes de ces conditions, et que l'on reste incertain sur les autres, la proposition sera probable, et d'autant plus probable, qu'un plus grand nombre de ces conditions aura lieu.

1°. Quant à la nature de la chose, la seule condition requise, c'est qu'elle soit possible, c'est-à-dire qu'il n'y ait rien dans sa nature qui l'empêche d'exister, et rien par conséquent qui doive m'empêcher de la croire dès qu'elle sera suffisamment prouvée par une preuve extérieure, telle qu'est celle du témoignage. Au contraire si la chose est impossible, si elle a en elle-même une répugnance invincible à exister, à quelque degré de vraisemblance que puissent monter d'ailleurs les preuves du témoignage, ou d'autres raisons extrinseques de son existence, je ne pourrais le croire. Quelqu'un prétendrait-il avancer une contradiction, une impossibilité absolue, y joindrait-il toutes sortes de preuves, il ne viendra jamais à bout de me persuader ce qui est métaphysiquement impossible. Un cercle carré ne peut être ni entendu ni reçu. S'agit-il d'une impossibilité physique ? nous serons un peu moins difficiles ; nous savons que Dieu a établi lui-même les lois de la nature, qu'il est constant dans l'observation de ces lois ; ainsi l'esprit répugne à croire qu'elles puissent être violées. Cependant nous savons aussi que celui qui les a établies a le pouvoir de les suspendre ; qu'elles ne sont pas d'une nécessité absolue, mais seulement de convenance. Ainsi nous ne devons pas absolument refuser notre confiance aux témoins ou aux preuves extérieures du contraire ; mais il faut que ces preuves soient bien évidentes, en grand nombre, et revêtues de tous les caractères nécessaires pour y donner notre acquiescement. Est-il question d'une impossibilité morale ou d'une opposition aux qualités morales des êtres intelligens ? Quoique bien moins délicats sur les preuves ou les témoins qui veulent nous la persuader, cependant il faut que nous y voyons cette vraisemblance qui se trouve dans les caractères même, et dans les effets qui en résultent ; il faut que les actions suivent naturellement des principes qui les produisent ordinairement : c'est ainsi qu'il semble impossible qu'un homme sage, d'un caractère grave et modeste, se porte sans raison, sans motif à commettre une indécence en public. Au contraire, un fait moralement possible ordinaire, conforme au cours réglé de la nature, se persuade aisément ; il porte déjà en lui-même plusieurs degrés de probabilité ; pour peu que le témoignage en ajoute, il deviendra très-probable. Cette probabilité augmentera encore par l'accord d'une vérité avec d'autres déjà connues et établies ; si le récit qu'on nous fait est si bien lié avec l'histoire, qu'on ne saurait le nier sans renverser une suite de faits historiques bien constatés, par cela même il est prouvé ; si au contraire il ne peut trouver sa place dans l'histoire sans déranger certains grands événements connus, par cela même ce récit est rejeté. Pourquoi l'histoire des Grecs et des Romains est-elle regardée parmi nous comme beaucoup plus croyable que celle des Chinois ? c'est qu'il nous reste une infinité de monuments de toute espèce qui ont un rapport si nécessaire, ou du-moins si naturel avec cette histoire, et qui la lient tellement à l'histoire générale, qu'ils en multiplient les preuves à l'infini ; au lieu que celle des Chinois n'a que peu de liaisons avec la suite de cette histoire générale qui nous est connue.

2°. Quand on a pesé les preuves qui se tirent de la nature même de la chose, que l'on a reconnu la possibilité, et en quelque manière le degré de probabilité intrinseque, il faut en venir à la validité même du témoignage. Elle dépend de deux choses, du nombre des témoins, et de la confiance qu'on peut avoir en chacun d'eux.

Pour ce qui est du nombre des témoins, il n'est personne qui ne sente que leur témoignage est d'autant plus probable, qu'ils sont en plus grand nombre : on croirait même qu'il augmente de probabilité en même proportion que le nombre croit ; en sorte que deux témoins d'une égale confiance feraient une probabilité double de celle d'un seul, mais l'on se tromperait. La probabilité croit avec le nombre des témoins dans une proportion différente. Si l'on suppose que le premier témoin me donne une probabilité qui se porte aux 9/10 de la certitude, le second, que je suppose également croyable, ajouterait-il à la probabilité du premier aussi 9/10 ? non, puisqu'alors leurs deux témoignages réunis feraient 18/10 de la certitude, ou une certitude et 8/10 de plus, ce qui est impossible. Je dis donc que ce second témoin augmentera la probabilité du premier de 9/10 sur ce qui reste pour aller à la certitude, et poussera ainsi la probabilité réunie à 99/100, qu'un troisième la portera à 999/1000, un quatrième à 9999/10000, ainsi de suite, approchant toujours plus de la certitude, sans jamais y arriver entièrement : ce qui ne doit pas surprendre, puisque quelque nombre de témoins que l'on suppose, il doit toujours rester la possibilité du contraire, ou quelques degrés de probabilité bien petits à la vérité, qu'ils se trompent : en voici la preuve. Quand deux témoins me disent une chose, il faut, pour que je me trompe en ajoutant foi à leur témoignage, que l'un et l'autre m'induisent en erreur ; si je suis sur de l'un des deux, peu m'importe que l'autre soit croyable. Or la probabilité que l'un et l'autre me trompent, est une probabilité composée de deux probabilités, que le premier trompe, et que le second trompe. Celle du premier est 1/10 (puisque la probabilité que la chose est conforme à son rapport est 9/10) ; la probabilité que le second me trompe aussi, est encore 1/10 : donc la probabilité composée est la dixième d'une dixième ou 1/100 ; donc la probabilité du contraire, c'est-à-dire celle que l'un ou l'autre dit vrai, est 99/100.

L'on voit que je me représente ici la certitude morale comme le terme d'une carrière que les divers témoins qui viennent à l'appui l'un de l'autre me font parcourir. Le premier m'en approche d'un espace, qui a avec toute la lice la même proportion que la force de son témoignage a avec la certitude entière. Si son rapport produit chez moi les 9/10 de la certitude, ce premier témoin me fera faire les 9/10 du chemin. Vient un second témoin aussi croyable que le premier ; il m'avance sur le chemin restant, précisément autant que le premier m'avait avancé sur l'espace total : celui-ci m'avait amené aux 9/10 de la course, le second m'approche encore des 9/10 de cette dixième restante ; de sorte qu'avec ces deux témoins j'ai fait les 99/100 du tout. Un troisième de même poids me fait parcourir encore les 9/10 de la centième restante, entre la certitude et le point où je suis ; il n'en restera plus que la millième, et j'aurais fait les 999/1000 de la course, et ainsi de suite.

Cette méthode de calculer la probabilité du témoignage, est la même pour un nombre de témoins dont la crédibilité est différente ; ce qui pour l'ordinaire est plus conforme à la nature des choses. Qu'un fait me soit rendu par trois témoins ; le rapport du premier est équivalent aux 5/6 de la certitude ; le second ne produit chez moi que les 2/3 ; et le troisième moins croyable que les deux autres, ne me donnerait qu'une 1/2 certitude s'il était seul. Alors supposant toujours que je n'ai aucune raison pour soupçonner quelque concert entr'eux, je dis que leur témoignage réuni me donne une probabilité qui est les 35/36 de la certitude, parce que le premier m'approchant des 5/6, il restera 1/6, dont le second me fera parcourir les 2/3 ; ainsi il y aura encore 1/3 de 1/6, qui est 1/18 ; et le troisième m'avançant de 1/2, je ne suis plus éloigné du bout de la carrière que de 1/36 : j'aurais donc parcouru les 35/36 ; d'ailleurs il est indifférent dans quel ordre on les prenne, le résultat est le même.

2°. Ce principe peut suffire pour tous les calculs sur la valeur du témoignage. Quant à la foi que mérite chaque témoin, elle est fondée sur sa capacité et sur son intégrité. Par la première il ne peut se tromper ; par la seconde, il ne cherche pas à me tromper : deux conditions également nécessaires ; l'une sans l'autre ne suffit pas. D'où il suit que la probabilité que fait naître le rapport d'un témoin en qui nous reconnaissons cette capacité et cette intégrité, doit être regardée et calculée comme une probabilité composée. Un homme vient me dire que j'ai le gros lot ; je le connais pour n'être pas fort intelligent ; il peut s'être trompé : tout compté, j'évalue la probabilité de sa capacité à 8/9 ; mais peut-être se fait-il un plaisir de me tromper. Posons qu'il y ait 15 à parier contre 1 qu'il est de bonne-foi, la probabilité de son intégrité sera donc de 15/16. Je dis que l'assurance de son témoignage ou la probabilité composée de sa capacité et de son intégrité, sera les 8/9 de 15/16, c'est-à-dire 5/6 de la certitude.

La manière la plus sure de juger de la capacité et de l'intégrité d'un témoin, serait l'expérience. Il faudrait savoir au juste combien de fois ce même homme a trompé ou a dit la vérité ; mais cette expérience est bornée, et manque pour l'ordinaire. A son défaut on a recours aux bruits publics et particuliers, aux circonstances extérieures où se trouve le témoin. A-t-il reçu une bonne éducation ? est-il d'un rang qui est supposé l'engager à respecter davantage la vérité ? est-il d'un âge qui donne plus de poids à son témoignage ? est-il en cela désintéressé ? ou quel peut être son but ? en retire-t-il quelqu'avantage ? ou évite-t-il par-là quelque peine ? son gout, sa passion sont-ils flattés à nous tromper ? est-ce une suite de la prévention, de la haine ? Tout autant de circonstances qu'il faut examiner si nous n'avons pas l'expérience, et dont il est bien difficîle de déterminer la juste valeur.

De plus, la capacité d'un témoin suppose, outre les sens bien conditionnés, une certaine fermeté d'esprit qui ne se laisse ni épouvanter par le danger, ni surprendre par la nouveauté, ni entraîner par un jugement trop précipité. Il est plus croyable à proportion que la chose dont il nous parle lui est plus familière et plus connue ; son récit même fait souvent preuve de sa capacité, et m'annonce qu'il a pris ou négligé toutes les précautions nécessaires pour ne se pas tromper : plus il les a réitérées, plus il a le droit à ma confiance. Cette capacité à bien connaître dépend encore de l'attention à observer, de la mémoire, du temps : autres conditions qui, jointes à la manière de narrer clairement et en détail, influent sur le degré de probabilité que mérite un témoin.

On ne doit pas négliger le silence de ceux qui auraient intérêt à contredire un témoignage, si dumoins il n'est extorqué ni par la crainte, ni par l'autorité. Il est difficîle à la vérité d'estimer le poids d'un pareil témoignage négatif ; on peut assurer en général que celui qui ne fait simplement que se taire, mérite moins d'attention que celui qui assure un fait. Si néanmoins le fait est tel qu'il n'ait pu l'ignorer, s'il avait servi à faire valoir le reste de son récit, s'il avait été intéressé à le rapporter, ou si son devoir l'y appelait ; en pareil cas il est certain que son silence vaut un témoignage, ou du-moins affoiblit et diminue la probabilité des témoignages opposés.

Nous devons encore dire un mot sur les témoignages par oui dire, ou sur l'affoiblissement d'un témoignage qui passant de bouche en bouche, ne nous parvient qu'au moyen d'une chaîne de témoins. Il est clair qu'un témoin par oui dire, toutes choses d'ailleurs égales, est moins croyable qu'un témoin oculaire ; car si celui-ci s'est trompé ou a voulu tromper, le témoin par oui dire qui le suit, quoique fidèle, ne nous rapportera qu'une erreur ; et lors même que le premier aurait débité la vérité, si le témoin par oui dire n'est pas fidèle, s'il a mal entendu, s'il a oublié ou confondu quelque partie essentielle du récit, s'il y mêle du sien, il ne nous rapporte plus la vérité pure ; ainsi la confiance que nous devons à ce second témoignage, s'affoiblit déjà, et s'affoiblira à mesure qu'il passera par plus de bouches, à mesure que la chaîne des témoins s'allongera. Il est aisé de calculer sur les principes établis, la proportion de cet affoiblissement.

Suivons l'exemple dont nous avons fait usage. Pierre m'annonce que j'ai eu un lot de mille livres : j'estime son témoignage aux 9/10 de la certitude, c'est-à-dire que je ne donnerai pas mon espérance pour 900 francs. Mais Pierre me dit qu'il le sait de Jacques ; or si Jacques m'avait parlé, j'aurais estimé son rapport aux 9/10 en le supposant aussi croyable que Pierre ; ainsi moi qui ne suis pas entièrement sur que Pierre ne se soit pas trompé en recevant ce témoignage de Jacques, ou qu'il n'ait pas quelque dessein de me tromper, je ne dois compter que sur les 9/10 de 900 livres, ou sur les 9/10 des 9/10 de 1000 livres, ce qui fait 810 livres. Si Jacques tenait le fait d'un autre, je devrais encore prendre sur cette dernière assurance 9/10 supposé ce troisième également croyable, et mon espérance se réduirait aux 9/10 des 9/10 de 1000 livres, ou à 729 livres, et ainsi de suite.

Qui voudra se donner la peine de calculer sur cette méthode, trouvera que si la confiance que l'on doit avoir en chaque témoin est de 95/100, le treizième témoin ne transmettra plus que la 1/2 certitude, et alors la chose cessera d'être probable, ou il n'y aura pas plus de raison extrinseque pour la croire, que pour ne la pas croire. Si la probabilité dû. à chaque témoin est de 99/100, elle ne se réduira à la 1/2 certitude que quand le témoignage aura passé par soixante dix bouches ; et si cette confiance était supposée de 999/1000, il faudrait une chaîne de 700 témoins pour rendre le fait incertain.

Ces calculs assez longs peuvent être abrégés par cette règle générale, dont l'algèbre simple nous fournit le résultat et la démonstration. Prenez les 7/10 du quotient de la division de la probabilité d'un simple témoin par la probabilité contraire, comme ici de 95/100 par 5/100, ou de 95 par 5, qui est 19, dont je prends les 7/10, et vous aurez le témoin qui vous laisse dans une demi-certitude ; dans cet exemple c'est 13 3/10, ce qui donne le treizième témoin.

Il en sera de même si les témoins successifs sont supposés de force inégale ; d'où il y a lieu de conclure en général, qu'il faut faire peu de fond sur les oui-dires, sans se laisser aller cependant au pyrrhonisme historique, puisqu'ici on peut réunir les probabilités que donnent plusieurs chaînes collatérales de témoins successifs. Supposons qu'un fait nous parvienne par une simple succession de témoins de vive voix, de manière que chaque témoin succede à l'autre au bout de vingt ans, et que la confiance à chaque témoin diminue de 1/20 ; par la règle précédente, au bout de douze successions, ou de 240 ans, le fait deviendrait incertain, n'étant prouvé que par ces 12 témoins ; mais si cette chaîne de témoins est fortifiée par neuf autres chaînes semblables qui concourent à attester la même vérité, alors il y aura plus de mille à parier contre un pour la vérité du fait ; si l'on suppose cent chaînes de témoins, il y aura plus de deux millions contre un en faveur du fait.

Si le témoignage est transmis par écrit, la probabilité augmente infiniment, d'autant qu'il subsiste et se conserve bien plus longtemps ; le témoignage concourant de plusieurs copies ou livres imprimés qui forment autant de différentes chaînes, donne une probabilité si grande qu'elle approche indéfiniment de la certitude ; car à supposer que chaque copie puisse durer 100 ans, ce qui est le moins, et qu'au bout de ce temps-là l'autorité, non pas d'une seule copie, mais de toutes celles qui ont été faites sur le même original, soit seulement 99/100, alors il faudra plus de soixante-dix successions de 100 ans, ou 7000 ans pour que le fait devienne incertain ; et si on suppose plusieurs chaînes de témoins, qui concourent toutes à attester le même fait, la probabilité augmente si fort, qu'elle devient infiniment peu différente de la certitude entière, et surpassera de beaucoup l'assurance qu'on pourrait avoir de la bouche d'un ou même de plusieurs témoins oculaires. Il y a d'autres circonstances qu'il est aisé de supposer et qui démontrent la grande supériorité de la tradition par écrit sur la tradition orale.

Nous avons indiqué deux autres sources de probabilité, l'analogie et les hypothèses sur lesquelles nous renvoyons aux articles INDUCTION, ANALOGIE, HYPOTHESE, SUPPOSITION. Ces principes peuvent suffire pour expliquer toute la théorie de la probabilité. Nous n'avons donné que les éléments ; l'on en trouvera l'application dans tous les bons ouvrages, qui sont en grand nombre sur ce sujet. Tels sont les Essais sur les probabilités de la vie humaine, de M. Deparcieu ; l'Analyse des jeux de hasard, de M. de Montmord, qui donne la théorie des combinaisons, ainsi que l'article de ce Dictionnaire sous ce mot, et plusieurs autres qui y ont rapport, surtout l'Ars conjectandi, de M. Jacq. Bernoulli, et des Mémoires de M. Halley, qui se trouvent dans les Transactions d'Angleterre, n. 196 et suivants, qui tous servent à déterminer la vraisemblance des événements, et les degrés par lesquels nous parvenons à la certitude morale.

Concluons qu'il ne serait pas entièrement impossible de réduire toute cette théorie des probabilités à un calcul assez réglé, si de bons génies voulaient concourir par des recherches, des observations, une étude suivie, et une analyse du cœur et de l'esprit, fondés sur l'expérience, à cultiver cette branche si importante de nos connaissances, et si utîle dans la pratique continuelle de la vie. Nous convenons qu'il y a encore beaucoup à faire, mais la considération de ce qui manque doit exciter à remplir ces vides, et l'importance de l'objet offre de quoi dédommager amplement des difficultés.