APPARITION, (Synonyme) La vision se passe dans les sens intérieurs, et ne suppose que l'action de l'imagination. L'apparition frappe de plus les sens extérieurs, et suppose un objet au-dehors.

Joseph fut averti par une vision de fuir en Egypte avec sa famille ; la Magdelaine fut instruite de la résurrection du Sauveur, par une apparition.

Les cerveaux échauffés et vides de nourriture, croient souvent avoir des visions. Les esprits timides et crédules prennent quelquefois pour des apparitions ce qui n'est rien, ou ce qui n'est qu'un jeu.

La Bruyère emploie ingénieusement apparition au figuré : il y a, dit-il, dans les cours des apparitions de gens avanturiers et hardis.

Vision et visions se disent beaucoup dans le figuré ; l'un et l'autre se prennent d'ordinaire en mauvaise part, quand on n'y ajoute point d'épithète qui les rectifie ; par exemple, pour condamner le dessein de quelqu'un, on dit, quelle vision ! Nous disons d'un homme qui se met des chimères dans l'esprit, qui forme des projets extravagans, il a des visions : gardez-vous bien, dit Racine, de croire vos lettres aussi bonnes que les lettres provinciales, ce serait une étrange vision que cela. Vision s'applique aux ouvrages d'esprit ; peut-on préférer les poètes espagnols aux italiens, et prendre les visions d'un certain Lopez de Vega pour de raisonnables compositions ?

Quand on donne une épithète à visions, elle se prend en bien ou en mal, selon la nature de l'épithète qu'on lui donne ; elle a des visions agréables, c'est-à-dire, elle imagine de plaisantes choses ; elle a de sottes visions, c'est-à-dire, elle imagine des choses ridicules et extravagantes. (D.J.)

VISION, s. f. (Optique) est l'action d'apercevoir les objets extérieurs par l'organe de la vue. Voyez OEIL.

Quelques autres définissent la vision une sensation par laquelle l'âme aperçoit les objets lumineux, leur quantité, leur qualité, leur figure, etc. en conséquence d'un certain mouvement du nerf optique, excité au fond de l'oeil par les rayons de lumière réfléchis de dessus les objets, et portés de là dans le cerveau, au sensorium ou siege du sentiment. Voyez VISIBLE.

Les phénomènes de la vision, ses causes, la manière dont elle s'exécute, sont un des points les plus importants de la philosophie naturelle.

Tout ce que M. Newton et d'autres ont découvert sur la nature de la lumière et des couleurs, les lois de l'inflexion, de la réflexion et de la réfraction des rayons ; la structure de l'oeil, particuliérement celle de la rétine et des nerfs, etc. se rapportent à cette théorie.

Il n'est pas nécessaire que nous donnions ici un détail circonstancié de la manière dont se fait la vision ; nous en avons déjà exposé la plus grande partie sous les différents articles qui y ont rapport.

Nous avons donné à l'article OEIL la description de cet organe de la vision, et ses différentes parties, comme ses tuniques, ses humeurs etc. ont été traitées en particulier, quand il a été question de la cornée, du crystallin, etc.

On a traité aussi séparément de l'organe principal et immédiat de la vision, qui est la rétine, suivant quelques-uns, et la choroïde suivant d'autres : on a exposé aussi la structure du nerf optique, qui porte l'impression au cerveau ; le tissu et la disposition du cerveau même qui reçoit cette impression, et qui la représente à l'âme. Voyez RETINE, CHOROÏDE, NERF OPTIQUE, CERVEAU, SENSORIUM ou SIEGE DU SENTIMENT, etc.

De plus, nous avons exposé en détail aux articles LUMIERES et COULEURS, la nature de la lumière, qui est le milieu ou le véhicule par lequel les images des objets sont portées à l'oeil, et l'on peut voir les principales propriétés de la lumière aux mots REFLEXION, REFRACTION, RAYON, etc. Il ne nous reste donc ici qu'à donner une idée générale des différentes choses qui ont rapport à la vision.

Des différentes opinions sur la vision, ou des différents systèmes que l'on a imaginés pour en expliquer le mécanisme. Les Platoniciens et les Stoïciens pensaient que la vision se faisait par une émission de rayons qui se lançaient de l'oeil ; ils concevaient donc une espèce de lumière ainsi éjaculée, laquelle, conjointement avec la lumière de l'air extérieur, se saisissait, pour ainsi dire, des objets qu'elle rendait visibles ; après quoi, revenant sur l'oeil revêtue d'une forme et d'une modification nouvelle par cet espèce d'union avec l'objet, elle faisait une impression sur la prunelle, d'où résultait la sensation de l'objet.

Ils tiraient les raisons dont ils appuyaient leur opinion, 1°. de l'éclat de l'oeil ; 2°. de ce que l'on aperçoit un nuage éloigné, sans voir celui qui nous environne (parce que, selon eux, les rayons sont trop vigoureux et trop pénétrants pour être arrêtés par un nuage voisin ; mais quand ils sont obligés d'aller à une grande distance, devenant faibles et languissants, ils reviennent à l'oeil.) 3°. de ce que nous n'apercevons pas un objet qui est sur la prunelle : 4°. de ce que les yeux s'affoiblissent en regardant par la grande multitude de rayons qui en émanent ; enfin, de ce qu'il y a des animaux qui voient pendant la nuit, comme les chats, les chat-huants et quelques hommes.

Les Epicuriens disaient que la vision se faisait par l'émanation des espèces corporelles ou des images venant des objets, ou par une espèce d'écoulement atomique, lequel s'évaporant continuellement des parties intimes des objets, parvenait jusqu'à l'oeil.

Leurs principales raisons étaient, 1°. que l'objet doit nécessairement être uni à la puissance de voir, et comme il n'y est pas uni par lui-même, il faut qu'il le soit par quelques espèces qui le représentent, et qui viennent des corps par un écoulement perpétuel : 2°. qu'il arrive fort souvent que des hommes âgés voient mieux les objets éloignés que les objets proches, l'éloignement rendant les espèces plus minces et plus déliées, et par conséquent plus proportionnées à la faiblesse de leur organe.

Les Péripatéticiens tiennent avec Epicure que la vision se fait par la réception des espèces ; mais ils différent de lui par les propriétés qu'ils leur attribuent ; car ils prétendent que les espèces qu'ils appellent intentionnelles, intentionnales, sont des espèces incorporelles.

Il est cependant vrai que la doctrine d'Aristote sur la vision, qu'il a décrite dans son chapitre de aspectu, se réduit uniquement à ceci ; que les objets doivent imprimer du mouvement à quelque corps intermédiaire, moyennant quoi ils puissent faire impression sur l'organe de la vue : il ajoute dans un autre endroit, que quand nous apercevons les corps, c'est leurs apparences et non pas leur matière que nous recevons, de la même manière qu'un cachet fait une impression sur de la cire, sans que la cire retienne autre chose aucune du cachet.

Mais les Péripatéticiens ont jugé à propos d'éclaircir cette explication, selon eux trop vague et trop obscure. Ce qu'Aristote appelait apparence, est pris par ses disciples pour des espèces propres et réelles. Ils assurent donc que tout objet visible imprime une parfaite image de lui-même dans l'air qui lui est contigu ; que cette image en imprime une autre un peu plus petite dans l'air, immédiatement suivant et ainsi de suite jusqu'à ce que la dernière image arrive au crystallin, qu'ils regardent comme l'organe principal de la vue, ou ce qui occasionne immédiatement la sensation de l'âme : ils appellent ces images des espèces intentionnelles, sur quoi voyez l'article ESPECES.

Les philosophes modernes expliquent beaucoup mieux tout le mécanisme de la vision ; ils conviennent tous qu'elle se fait par des rayons de lumière réfléchis des différents points des objets reçus dans la prunelle, réfractés et réunis dans leur passage à travers les tuniques et les humeurs qui conduisent jusqu'à la rétine, et qu'en frappant ainsi ou en faisant une impression sur les points de cette membrane, l'impression se propage jusqu'au cerveau par le moyen des filets correspondants du nerf optique.

Quant à la suite, ou à la chaîne d'images que les Péripatéticiens supposent, c'est une pure chimère, et l'on comprend mieux l'idée d'Aristote sans les employer, qu'en expliquant sa pensée par ce moyen, en effet, la doctrine d'Aristote sur la vision peut très-bien se concilier avec celle de Descartes et de Newton ; car Newton conçoit que la vision se fait principalement par les vibrations d'un milieu très-délié qui pénètre tous les corps ; que ce milieu est mis en mouvement au fond de l'oeil par les rayons de lumière, et que cette impression se communique au sensorium ou siege du sentiment par les filaments des nerfs optiques, et Descartes suppose que le soleil pressant la matière subtile, dont le monde est rempli de toutes parts, les vibrations de cette matière réfléchie de dessus les objets sont communiquées à l'oeil, et de là au sensorium ou siege du sentiment ; de manière que nos trois philosophes supposent également l'action ou la vibration d'un milieu. Voyez MILIEU.

Théorie de la vision. Il est sur que la vision ne saurait avoir lieu, si les rayons de lumière ne viennent pas des objets jusqu'à l'oeil ; et l'on Ve concevoir, par tout ce que nous allons dire, ce qui arrive à ces rayons lorsqu'ils passent dans l'oeil.

Supposons, par exemple, que z soit un oeil, et A B C un objet, (Pl. d'op. fig. 53.) quoique chaque point d'un objet soit un point rayonnant, c'est-à-dire, quoiqu'il y ait des rayons réfléchis de chaque point de l'objet à chaque point de l'espace environnant ; cependant comme il n'y a que les rayons qui passent par la prunelle de l'oeil qui affectent le sentiment, ce seront les seuls que nous considérerons ici.

De plus, quoi qu'il y ait un grand nombre de rayons qui viennent d'un point rayonnant, comme B, passer par la prunelle, nous ne considérerons cependant l'action que d'un petit nombre de ces rayons, tels que B D, B E, B F.

Ainsi, le rayon B D tombant perpendiculairement sur la surface E D F, passera de l'air dans l'humeur aqueuse, sans aucune réfraction, ira droit en H ; où, tombant perpendiculairement sur la surface de l'humeur crystalline, il ira tout de suite, sans aucune réfraction, jusqu'à M ; où tombant encore perpendiculairement sur la surface de l'humeur vitrée, il ira droit au point O au fond de l'oeil ; mais le rayon B E passant obliquement de l'air sur la surface de l'humeur aqueuse E D F, sera rompu ou réfracté, et s'approchera de la perpendiculaire, allant de là au point G sur la surface du crystallin, il y sera encore réfracté en s'approchant toujours de plus en plus de la perpendiculaire, et viendra tomber sur le point L de la surface de l'humeur vitrée, ainsi il s'approchera encore du point M.

Enfin G L tombant obliquement d'un milieu plus dense, qui est le crystallin, sur la surface d'un corps plus rare L M N, qui est l'humeur vitrée, se réfractera en s'écartant de la perpendiculaire ; et il est évident que par cet écartement il s'approche du rayon B D O, qu'ainsi il peut être réfracté de manière à rencontrer ce rayon B D O, au point O ; de même le rayon B F étant réfracté en F, se détournera vers I, de-là vers N, et de-là vers O, et les rayons entre B E et B F se rencontreront à très-peu près au même point O.

Ainsi le point rayonnant B affectera le fond de l'oeil de la même manière que si la prunelle n'avait aucune largeur, ou comme si le point rayonnant n'envoyait qu'un seul rayon qui eut à lui seul la même force que tous les rayons ensemble, compris entre B E et B F.

De même les rayons qui viennent du point A, seront réfractés en passant par les humeurs de l'oeil, de manière qu'ils se rencontreront vers le point X, et les rayons qui viennent d'un point quelconque compris entre A et B, se rencontreront à-peu-près en quelqu'autre point au fond de l'oeil, entre X et O.

On peut assurer généralement que chaque point d'un objet n'affecte qu'un point dans le fond de l'oeil, et que chaque point dans le fond de l'oeil, ne reçoit des rayons que d'un point de l'objet : ceci ne doit pourtant pas s'entendre dans l'exactitude la plus rigoureuse.

Maintenant si l'objet s'éloignait de l'oeil, de manière que le point rayonnant B fût toujours dans la ligne B D, les rayons qui viendraient de B, sans avoir une divergence suffisante, seraient tellement réfractés en passant par les trois surfaces, qu'ils se rencontreraient avant que d'avoir atteint le point O : au-contraire, si l'objet s'approchait trop près de l'oeil, les rayons qui passeraient du point B de la prunelle, étant trop divergens, seraient réfractés de manière à ne se rencontrer qu'au de-là du point O. L'objet même peut être si proche que les rayons provenans d'un point quelconque, auront une divergence telle qu'ils ne se rencontreraient jamais ; dans tous ces cas, il n'y aurait aucun point de l'objet qui n'affectât une portion assez considérable du fond de l'oeil, et par conséquent l'action de chaque point se confondrait avec celle d'un point contigu, et la vision serait confuse : ce qui arriverait fort communément si la nature n'y avait pourvu, en donnant à la prunelle de l'oeil une conformation propre à se dilater ou à se resserrer, selon que les objets sont plus ou moins éloignés ; et de plus, en faisant que le crystallin devienne plus ou moins convexe ; ou encore, en faisant que la distance entre le crystallin et la rétine, puisse être plus ou moins grande. Ainsi quand nos yeux se dirigent vers un objet tellement éloigné qu'ils ne peuvent pas distinctement l'apercevoir en restant dans leur état ordinaire, l'oeil s'aplatit un peu par la contraction de quatre muscles, au moyen desquels la rétine s'approchant de l'humeur crystalline, reçoit plus tôt les rayons : et quand nous regardons un objet trop proche, l'oeil comprimé par les deux muscles obliques, acquiert une forme plus convexe ; moyennant quoi la rétine devenant plus éloignée du crystallin, le concours des rayons se fait sur la rétine.

Cet approchement et éloignement du crystallin est si nécessaire à la vision, que dans certains oiseaux où les tuniques de l'oeil sont d'une consistance si osseuse que les muscles n'auraient jamais été capables de les contracter ou de les étendre, la nature a fait jouer d'autres ressorts ; elle a attaché par en-bas le crystallin à la rétine, avec une espèce de filet noirâtre que l'on ne trouve point dans les yeux des autres animaux. N'oublions pas d'observer que des trois réfractions dont on a parlé ci-dessus, la première ne se trouve point dans les poissons, et que pour y rémédier, leur crystallin n'est pas lenticulaire, comme dans les autres animaux, mais qu'il a la forme sphérique. Enfin comme les yeux des hommes avancés en âge, sont plus aplatis que ceux des jeunes gens, de manière que les rayons qui partent d'un objet proche, tombent sur la rétine avant que d'être réunis en un seul ; ces yeux doivent réprésenter les objets un peu plus confusément, et ils ne peuvent apercevoir bien distinctement que les objets éloignés. Voyez PRESBITE. Il arrive précisément le contraire à ceux qui ont les yeux trop convexes. Voyez MYOPE.

De ce que chaque point d'un objet Ve distinctement n'affecte qu'un point du fond de l'oeil ; et réciproquement de ce que chaque point du fond de l'oeil ne reçoit des rayons que d'un point de l'objet, il est aisé de conclure que l'objet total affecte une certaine partie de la rétine, que dans cette partie il se fait une réunion vive et distincte de tous les rayons qui y sont reçus par la prunelle, et que comme chaque rayon porte avec lui sa couleur propre, il y a autant de points colorés au fond de l'oeil, que de points visibles dans l'objet qui lui est présenté. Ainsi il y a sur la rétine une apparence ou une image exactement semblable à l'objet ; toute la différence, c'est qu'un corps s'y représente par une surface, qu'une surface s'y représente assez souvent par une ligne, et une ligne par un point ; que l'image est renversée, la droite répondant à la gauche de l'objet, etc. que cette image est excessivement petite, et le devient de plus en plus, à proportion que l'objet est plus éloigné. Voyez VISIBLE.

Ce que nous avons dit dans d'autres articles, sur la nature de la lumière et des couleurs, est fort propre à expliquer sans aucune difficulté, cette image de l'objet sur la rétine ; c'est un fait qui se prouve par une expérience dont M. Descartes est l'auteur. En voici le procedé : après avoir bien fermé les fenêtres d'une chambre, et n'avoir laissé de passage à la lumière que par une fort petite ouverture, il faut y appliquer l'oeil de quelque animal nouvellement tué, ayant retiré d'abord avec toute la dextérité dont on est capable, les membranes qui couvrent le fond de l'humeur vitrée, c'est-à-dire la partie postérieure de la sclérotique, de la choroïde, et même une partie de la rétine : on verra alors les images de tous les objets de dehors, se peindre très-distinctement sur un corps blanc, par exemple, sur la pellicule d'un œuf, appliquée à cet oeil par derrière. On démontre la même chose d'une manière beaucoup plus parfaite, avec un oeil artificiel, ou par le moyen de la chambre obscure. Voyez OEIL, AMBRE OBSCURECURE.

Les images des objets se représentent donc sur la rétine, qui n'est qu'une expansion de filets très-déliés du nerf optique, et d'où le nerf optique lui-même Ve se rendre dans le cerveau : or si une extrémité du nerf optique reçoit un mouvement, ou fait une vibration quelconque, cette vibration se communiquera à l'autre extrémité : ainsi l'impulsion des différents rayons qui viennent des différents points de l'objet, l'affectera à-peu-près de la même manière qu'elle affecte la rétine, c'est-à-dire avec les vibrations et la sorte de mouvement qui lui est particulière, cette impulsion se propagera ainsi jusqu'à l'endroit où les filets optiques viennent à former un tissu dans la substance du cerveau, et par ce moyen là les vibrations seront portées au siege général ou commun des sensations.

Or l'on sait que telle est la loi de l'union de l'âme et du corps, que certaines perceptions de l'âme sont une suite nécessaire de certains mouvements du corps : et comme les différentes parties de l'objet meuvent séparément différentes parties du fond de l'oeil, et que ces mouvements se propagent ou se communiquent au sensorium, ou au siege du sentiment ; on voit donc qu'il doit s'ensuivre en même temps un aussi grand nombre de sensations distinctes. Voyez SENSATION.

Il est donc aisé de concevoir 1°. que la perception ou l'image, doit être plus claire et plus vive, à proportion que l'oeil reçoit de la part d'un objet, un plus grand nombre de rayons : par conséquent la grandeur de la prunelle contribuera en partie à la clarté de la vision.

2°. En ne considérant qu'un point rayonnant d'un objet, on peut dire que ce point affecterait le siege du sentiment, d'une manière plus faible, ou serait Ve plus obscurément, à mesure qu'il serait plus éloigné, à cause que les rayons qui viennent d'un point, sont toujours divergens ; ainsi plus les objets seront éloignés, moins la prunelle en recevra de rayons ; mais d'un autre côté, la prunelle se dilatant d'autant plus que l'objet est plus éloigné, reçoit par cette dilatation un plus grand nombre de rayons qu'elle n'en recevrait sans ce mécanisme.

3°. La vision plus ou moins distincte dépend un peu de la grandeur de l'image représentée dans le fond de l'oeil : car il doit y avoir au-moins autant d'extrémité de filets ou fibres du nerf optique, dans l'espace que l'image occupe, qu'il y a de particules dans l'objet qui envoie des rayons dans la prunelle ; autrement chaque particule n'ébranlerait pas son filet optique particulier ; et si les rayons qui viennent de deux points, tombent sur le même filet optique, il arrivera la même chose que s'il n'y avait qu'un seul point qui y tombât ; puisque le même filet optique ne saurait être ébranlé de deux manières différentes à la fais. C'est pourquoi les images des objets fort éloignés étant très-petites, elles paraissent confuses, plusieurs points de l'image affectant un même point optique : il arrive aussi de-là que si l'objet a différentes couleurs, plusieurs de ses particules affectant en même temps le même filet optique, l'oeil n'en apercevra que les plus lumineuses et les plus brillantes : ainsi un champ parsemé d'un grand nombre de fleurs blanches, sur un fond de verdure, paraitra néanmoins tout blanc à quelque distance.

A l'égard des raisons pourquoi nous ne voyons qu'un objet simple, quoiqu'il y ait une image dans chaque oeil, et pourquoi nous le voyons droit quoique cette image soit renversée ; nous renvoyons à ce que les auteurs d'optique ont dit là-dessus, et dont nous ne répondons pas qu'on soit satisfait.

Quant à la manière de voir et de juger de la distance et de la grandeur des objets, consultez les articles VISIBLE, DISTANCE, etc.

Les lois de la vision, soumises aux démonstrations mathématiques, font le sujet de l'optique, prise dans la signification de ce mot la plus étendue : car ceux qui ont écrit sur les mathématiques, donnent à l'optique une signification moins étendue ; ils la réduisent à la doctrine de la vision directe ; la catoptrique traite de la vision réfléchie ; et la dioptrique de la vision réfractée. Voyez OPTIQUE, CATOPTRIQUE, OPTRIQUEIQUE.

La vision directe ou simple est celle qui se fait par le moyen de rayons directs, c'est-à-dire de rayons qui passent directement ou en ligne droite depuis le point rayonnant jusqu'à l'oeil. Nous venons d'en exposer les lois dans cet article.

La vision réfléchie se fait par des rayons réfléchis par des miroirs ou d'autres corps dont la surface est polie. Voyez-en aussi les lois aux articles REFLEXION et MIROIR.

La vision réfractée se fait par le moyen de rayons réfractés ou détournés de leur direction, en passant par des milieux de différente densité, principalement à-travers des verres et des lentilles. Voyez-en les lois aux articles REFRACTION, LENTILLE, etc.

Solution de plusieurs questions sur la vision. " On demande pourquoi, lorsque nous avons été quelque temps dans un lieu fort clair, et que nous entrons ensuite subitement dans une chambre moins éclairée ; tous les objets nous paraissent-ils alors obscurs ; en sorte que nous sommes même au commencement, comme aveugles ? Cela ne vient-il pas de ce que nous resserrons la prunelle, lorsque nous nous trouvons dans un lieu éclairé, afin que la vue ne soit pas offensée d'une trop grande lumière, ce qui n'empêche pourtant pas qu'elle ne reçoive une forte impression des rayons qui la pénétrent. 2 °. Notre âme est accoutumée à faire attention à ces mouvements violents et à ces fortes impressions, et n'en fait point à celles qui sont faibles : lors donc qu'étant ainsi disposé on entre dans un lieu un peu obscur, il n'entre que peu de rayons de lumière par la prunelle retrécie, et comme ils n'ébranlent presque pas la rétine, notre âme ne voit rien, parce qu'elle est déjà accoutumée à de plus fortes impressions : c'est pour cela que tout nous parait d'abord plus obscur, et que nous sommes en quelque manière aveugles, jusqu'à-ce que la prunelle se dilate insensiblement, et que l'âme s'accoutume à de plus fortes impressions, et qu'elle y prête ensuite attention. "

Lorsque quelqu'un se trouve dans une chambre, qui n'est que peu éclairée, il voit facilement à-travers les vitres, ou à travers la fenêtre ouverte, tous ceux qui passent devant lui en plein jour ; mais pourquoi les passants ne l'aperçoivent-ils pas, ou ne le voient-ils qu'avec peine, et toujours d'autant moins, que le jour est plus grand ? Cela ne vient-il pas, de ce que celui qui voit dans l'obscurité reçoit beaucoup de rayons des objets, qui sont en plein air et fort éclairés, et qu'il les aperçoit par conséquent clairement et facilement : au lieu que lui ne réfléchit que peu de rayons de la chambre obscure, où il se trouve, vers les passants qui sont en plein air, de sorte que ceux-ci ne peuvent recevoir qu'une petite quantité de rayons, lesquels font sur eux une impression bien plus faible, que celle qu'ils reçoivent de la lumière des autres objets qui sont en plein air ; et ainsi leur âme ne fait alors aucune attention à ces faibles impressions.

Lorsqu'on cligne les yeux, ou qu'on commence à les bien fermer, ou lorsqu'on pleure et qu'on envisage en même temps une chandelle allumée ou une lampe, pourquoi les rayons paraissent-ils alors être dardés de la partie supérieure et inférieure de la flamme vers les yeux ? M. de la Hire a fort bien expliqué ce phénomène, et fait voir en même temps l'erreur de M. Rohault à cet égard.

Que B, fig. opt. 53. n°. 2. soit la flamme de la chandelle, HH et II les deux paupières, qui, en clignotant exprimeront l'humeur de l'oeil, laquelle s'attachant aux bords des paupières et à l'oeil, comme proche de a H R, et a I S, formera comme un prisme. La flamme de la chandelle B dardant ses rayons à-travers le milieu de la prunelle, se peint sur la rétine proche de D O X ; mais les autres rayons, comme B A, tombant sur cette humeur triangulaire a H R, se rompent, comme les rayons qui traversent un prisme de verre, et forment en s'étendant la queue D L, qui est suspendue à la partie inférieure de la flamme D, d'où elle nous parait par conséquent provenir, comme B M ; de même aussi les rayons B C, venant à tomber sur l'humeur triangulaire a I S, se rompent, comme s'ils traversaient un prisme de verre, et s'étendent par conséquent de la longueur de X K, en formant une queue, qui est suspendue à la partie supérieure de X de l'image de la flamme, d'où ils paraissent provenir, et nous représentent de cette manière les rayons B N.

Il est clair, que lorsqu'on intercepte les rayons supérieurs B A H R L, à l'aide d'un corps opaque P, la queue D L doit disparaitre dans l'oeil, et par conséquent la queue inférieure B M de la chandelle.

Mais lorsqu'on intercepte les rayons inférieurs B C I S, il faut que la queue X K, qui tient à la partie supérieure de l'image de la flamme, disparaisse, de même que les rayons supérieurs apparents B N. Comme il se rassemble beaucoup plus d'humeur aux paupières, lorsqu'on verse des larmes, ce phénomène doit se faire alors bien mieux remarquer, comme l'expérience le confirme.

Pourquoi voit-on des étincelles sortir de l'oeil, lorsqu'on le frotte avec force, qu'on le presse ou qu'on le frappe ? La lumière tombant sur la rétine, presse et pousse les filets nerveux de cette membrane : lors donc que ces mêmes filets viennent à être comprimés de la même manière par l'humeur vitrée, ils doivent faire la même impression sur l'âme, qui croira alors apercevoir de la lumière, quoiqu'il n'y en ait point. Lorsqu'on frotte l'oeil, on pousse l'humeur vitrée contre la rétine, ce qui nous fait alors voir des étincelles. Si donc les filets nerveux reçoivent la même impression que produisaient auparavant quelques rayons colorés, notre âme devra revoir les mêmes couleurs. La même chose arrive aussi, lorsque nous pressons l'angle de l'oeil dans l'obscurité, en sorte qu'il s'écarte du doigt et que l'oeil reste en repos ; ces couleurs disparaissent dans l'espace d'une seconde, et ne manquent pas de reparaitre de nouveau aussi-tôt qu'on recommence à presser l'oeil avec le doigt. Mussch. ess. de Phys. §. 1218. et suiv.

VISION, (Théologie) se prend par les Théologiens pour une apparition que Dieu envoie quelquefois à ses prophêtes et à ses saints, soit en songe, soit en réalité. Voyez PROPHETIE, REVELATION.

Telles furent les visions d'Ezéchiel, d'Amos, des autres prophêtes, dont les prédictions sont intitulées : Visio. La vision de S. Paul élevé au troisième ciel, celle dont fut favorisé S. Joseph, pour l'assurer de la pureté de la sainte Vierge. Plusieurs personnes célèbres par la sainteté de leur vie, telles que Ste Therese, Ste Brigite, Ste Catherine de Sienne, etc. ont eu de pareilles visions ; mais il y a d'extrêmes précautions à prendre sur cette matière, l'apôtre S. Paul nous avertissant que l'ange de ténébres se transforme quelquefois en ange de lumière.

Aussi le mot vision se prend-il quelquefois en mauvaise part, pour des chimères, des spectres produits par la peur ou par les illusions d'une imagination blessée ou vivement échauffée ; c'est pourquoi l'on donne le nom de visionnaires à ceux qui se forgent eux-mêmes des idées singulières ou romanesques. En ce dernier genre les visions de Quevedo ne sont que des descriptions des différents objets qui roulaient dans l'imagination bouillante de cet auteur.

Ce sont encore ou des peintures des choses gravées dans l'imagination, ou des choses que les sens aperçoivent, mais qui n'ont point de réalité, et qui ne sont point ce qu'elles paraissent ; ce sont des apparences. Ainsi S. Jean dit dans l'Apoc. ix. 17. qu'il vit des chevaux en vision ; c'est-à-dire une apparence de figures de chevaux.

De pieux et savants critiques ont pensé que l'histoire de la tentation de J. C. emmené par l'esprit au désert, Matth. iv. 1. s'est plutôt passé en vision pendant le sommeil, qu'en fait et en réalité. Il parait dur, que Dieu ait permis au démon de transporter le Sauveur dans les airs, sur une montagne, sur le temple de Jérusalem, etc. La vue des royaumes du monde et de leur gloire, ne se fait pas mieux d'un lieu élevé que de la plaine ; car qu'aperçoit-on du sommet d'une montagne, des champs, des rivières, des villes, des bourgades, dans l'éloignement. Or, peut-on appeler ces sortes de choses, les royaumes et leur gloire ?

La gloire des royaumes consiste dans leur force, leur gouvernement, leur grandeur, leur opulence, leur population, le nombre des villes, la magnificence des bâtiments publics, etc. Tout cela ne se voit ni du haut d'une montagne, ni dans un instant, comme S. Luc rapporte que cet événement arriva ; mais tout cela peut se passer en vision. Ainsi ces paroles , en esprit signifient en vision, comme dans l'Apoc. j. 10. et xxi. 10. C'est ainsi qu'Ezéchiel dit XIe 2. et iv. 12. qu'il lui semblait être enlevé en vision, . Le même prophête observe ailleurs, xl. 2. qu'il fut enlevé sur une montagne , c'est encore en vision. Au reste, Jésus-Christ a pu apprendre par sa vision, que sa vie ne se terminerait point sans tentation, et qu'il aurait à remplir ce qui lui était apparu en songe, c'est-à-dire à vaincre l'ambition et l'incrédulité des puissances de la terre.

Les critiques se sont donné la torture, tant pour trouver l'accomplissement des visions dont il est parlé dans le vieux et le nouveau Testament, que pour l'application des prophéties elles-mêmes. Tel est le cas du temple d'Ezéchiel, du règne temporel de J. C. sur la terre, de la destruction de l'antéchrist, de l'ouverture des sept sceaux, et de plusieurs autres ; voyez sur tout cela les notes sur le nouveau Testament par Lenfant et Beausobre ; Vitringa sur l'Apocalypse ; Meyer, diss. Theol. de visione ; Ezéchielelis Whiston, Vind. apost. constit. harmonie des prophêtes sur la durée de l'antéchrist, année 1687, etc. (D.J.)

VISION, en Théologie, se prend pour la connaissance que nous avons ou que nous aurons de Dieu et de sa nature.

En ce sens, les Théologiens distinguent trois sortes de visions ; l'une abstractive, qui consiste à connaître une chose par une autre ; la seconde, qu'ils nomment intuitive, par laquelle on connait un objet en lui-même ; et la troisième, qu'ils appellent compréhensive, par laquelle on connait une chose, non-seulement comme elle est, mais encore de toutes les manières dont elle peut être.

La vision abstractive de Dieu consiste à parvenir à la connaissance de Dieu et de ses attributs par la considération des ouvrages qui sont sortis de ses mains, comme dit S. Paul, invisibilia Dei per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur.

La vision intuitive est celle dont les bien-heureux jouissent dans le ciel, et dont le même apôtre a dit par opposition à la connaissance que nous avons de Dieu en cette vie, videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem : on l'appelle aussi vision béatifique.

Quelques hérétiques, comme les Anoméens, les Bégards, et les Béguines, et parmi les grecs modernes, les Palamites ou Quiétistes du mont Athos, se sont vantés de parvenir à la vision intuitive de Dieu par les seules forces de la nature. Ces erreurs ont été condamnées, et en particulier celle des Bégards et Béguines, par le concîle général de Vienne, tenu sous Clément V. en 1311.

En effet, il est clair que si pour les œuvres méritoires qui sont les moyens du salut, l'homme a nécessairement besoin de la grâce, à plus forte raison a-t-il besoin d'un secours surnaturel pour le salut même, qui n'est autre chose que la vision béatifique. Les Théologiens appellent ce secours surnaturel, qui supplée à la faiblesse de notre intelligence, et qui nous élève à la vision intuitive de Dieu, lumière de gloire, lumen gloriae ; parce qu'elle sert à la vision de Dieu, dans laquelle consiste la gloire et le bonheur des saints.

L'Eglise catholique pense que les justes à qui il ne reste aucun péché à expier, jouissent de la vision intuitive de Dieu dès l'instant de leur mort, et que les âmes de ceux qui meurent sans avoir entièrement satisfait à la justice de Dieu pour la peine temporelle dû. à leurs péchés, ne parviennent à cette béatitude qu'après les avoir expiés dans le purgatoire.

Les Millénaires avaient imaginé que les justes ne verraient Dieu qu'après avoir regné mille ans sur la terre avec Jesus-Christ, et passé ce temps dans toutes sortes de voluptés corporelles, selon quelques-uns d'entr'eux, ou, selon les autres, dans des délices pures et spirituelles. Voyez MILLENAIRES.

Au commencement du xiv. siècle, le pape Jean XXII. pencha pour l'opinion qui soutient que les saints ne jouissent de la vision intuitive qu'après la résurrection des corps ; il l'avança même dans quelques sermons ; au-moins il désira qu'on la regardât comme une opinion problématique. Mais il ne décida jamais rien sur cette matière en qualité de souverain pontife, et rétracta même aux approches de la mort, ce qu'il avait pu dire ou penser de moins exact sur cette question.

Quoiqu'il ne répugne pas que Dieu puisse accorder dès cette vie à un homme la vision béatifique, on convient pourtant généralement qu'il n'en a jamais favorisé aucune créature vivante sur la terre, ni Moïse, ni Elie, ni S. Paul, ni même la sainte Vierge : tout ce qu'on avance au contraire est destitué de fondement.

Quant à la vision compréhensive, on sent que Dieu seul peut se connaître de toutes les manières dont il peut être connu, et que l'esprit humain, de quelque secours surnaturel qu'on le suppose aidé, ne peut parvenir à ce suprême degré d'intelligence qui l'égalerait à Dieu quant à la science et à la connaissance.

VISION CELESTE de Constantin, (Histoire ecclésiastique) c'est ainsi qu'on nomme la vision d'une croix lumineuse, qui, au rapport de plusieurs historiens, apparut à l'empereur Constantin, surnommé le grand, quand il eut résolu de faire la guerre à Maxence.

Comme il n'y a point de tradition plus célèbre dans l'histoire ecclésiastique que celle de cette vision céleste, et que plusieurs personnes la croient encore incontestable, il importe beaucoup d'en examiner la vérité ; parce qu'il y a quantité d'autres faits, que les historiens ont répétés à la suite les uns des autres, et qui discutés critiquement, se sont trouvés faux ; ce fait-ci peut être du nombre. Plusieurs savants en sont convaincus ; et M. de Chaufepié lui-même, après un mûr examen de l'histoire du signe céleste de Constantin, n'a pu s'empêcher d'avouer, que les arguments qu'on a employés à sa défense, ne sont point assez forts pour exclure le doute, et que les témoins qu'on allegue en sa faveur, ne sont ni persuasifs, ni d'accord entr'eux ; c'est ce que cet habîle théologien des Provinces-Unies, a entrepris de justifier dans son dictionnaire historique et critique, par une dissertation également curieuse et approfondie, dont nous allons donner le précis.

Pour prouver que les témoins qui déposent en faveur du fait en question, ne sont ni surs, ni d'accord entr'eux, le lecteur n'a qu'à se donner la peine de confronter leurs témoignages. Je commencerai pour abréger, par citer en français le rapport d'Eusebe, Vie de Constantin, l. I. c. xxviij. 31.

Cet historien après avoir dit que Constantin résolut d'adorer le Dieu de Constance son père, et qu'il implora la protection de ce Dieu contre Maxence, il ajoute : " Pendant qu'il faisait cette prière, il eut une merveilleuse vision, et qui paraitrait peut-être incroyable si elle était rapportée par un autre. Mais, puisque ce victorieux empereur nous l'a racontée lui même, à nous qui écrivons cette histoire longtemps après, lorsque nous avons été connus de ce prince, et que nous avons eu part à ses bonnes grâces, confirmant ce qu'il disait par serment ; qui pourrait en douter, surtout l'événement en ayant confirmé la vérité ? Il assurait qu'il avait Ve dans l'après-midi, lorsque le soleil baissait, une croix lumineuse au-dessus du soleil, avec cette inscription : , vainquez par ce signe : que ce spectacle l'avait extrêmement étonné, de même que tous les soldats qui le suivaient, qui furent témoins du miracle. Que tandis qu'il avait l'esprit tout occupé de cette vision, et qu'il cherchait à en pénétrer le sens, la nuit étant survenue, Jesus-Christ lui était apparu pendant son sommeil avec le même signe qu'il lui avait montré le jour dans l'air, et lui avait commandé de faire un étendard de la même forme, et de le porter dans les combats pour se garantir du danger. Constantin s'étant levé dès la pointe du jour, raconta à ses amis le songe qu'il avait eu ; et ayant fait venir des orfévres et des lapidaires, il s'assit au milieu d'eux, leur expliqua la figure du signe qu'il avait vu, et leur commanda d'en faire un semblable d'or et de pierreries ; et nous nous souvenons de l'avoir Ve quelquefois ".

Dans le chapitre suivant, qui est le xxjx. Eusebe décrit cet étendard auquel on donna le nom de labarum, et dont nous avons parlé en son lieu. Dans le chapitre xxxij. il raconte que Constantin tout rempli d'étonnement par une si admirable vision, fit venir les prêtres chrétiens, et qu'instruit par eux, il s'appliqua à la lecture de nos livres sacrés, et conclut qu'il devait adorer avec un profond respect le Dieu qui lui était apparu. Que l'espérance qu'il eut en sa protection, l'excita bien-tôt après d'éteindre l'embrasement qui avait été allumé par la rage des tyrants.

Le témoignage de Rufin ne nous arrêtera pas, parce qu'il n'a fait que traduire en latin l'histoire ecclésiastique d'Eusebe, et en y retranchant plusieurs choses à sa guise.

Socrate est le troisième historien qui nous parle de cette merveille, hist. ecclés. t. I. c. IIe " Constantin, dit-il, commença à chercher les moyens de mettre fin à la tyrannie de Maxence.... Pendant que son esprit était partagé de la sorte, il eut une vision merveilleuse, et qui surpassait tout ce qu'on peut dire. Comme il marchait à la tête de ses troupes, il vit dans le ciel l'après-midi, lorsque le soleil commençait à baisser, une colonne de lumière en figure de croix, , sur laquelle étaient écrits ces mots : , vainquez par ceci. L'empereur étonné d'un pareil prodige, et ne s'en rapportant pas entièrement à ses propres yeux, demanda à ceux qui étaient présents s'ils avaient Ve le même signe. Quand ils lui eurent répondu qu'oui, cette divine et merveilleuse vision le confirma dans la créance de la vérité. La nuit étant survenue, il vit Jesus-Christ qui lui commanda de faire un étendard sur le modèle de celui qu'il avait Ve en l'air, et de s'en servir contre ses ennemis, comme du gage le plus certain de la victoire, . Suivant cet oracle, il fit faire un étendard en forme de croix, lequel on conserve encore aujourd'hui dans le palais des empereurs. Rempli depuis ce moment de confiance, il travailla à l'exécution de ses desseins, et ayant attaqué l'ennemi aux portes de Rome, il remporta la victoire, Maxence étant tombé dans le fleuve, et s'étant noyé ; il était dans la septième année de son règne, lorsqu'il triompha de Maxence. "

Sozomene autre historien ecclésiastique, n'a pas oublié le même fait ; mais il le raconte différemment, hist. ecclés. l. I. c. IIIe en citant en même temps le récit d'Eusebe : " Constantin, dit-il, ayant résolu de faire la guerre à Maxence, songea de qui il pourrait implorer la protection. Tout occupé de ses pensées, il vit en songe la croix dans le ciel toute resplendissante, : étonné de cette apparition, les anges qui l'environnèrent, lui dirent : Constantin, remportez la victoire par ce signe ; . On dit même que Jesus-Christ lui apparut, et que lui ayant montré l'étendard de la croix, il lui commanda d'en faire faire un semblable, et de s'en servir dans les combats pour vaincre ses ennemis ".

Philostorge qui a écrit une histoire ecclésiastique sous Théodose le jeune, dont Photius nous a conservé l'extrait, parle aussi, l. I. c. VIe de l'apparition du signe céleste, et la raconte autrement. Il dit que Constantin vit le signe de la croix vers l'Orient, et que ce signe était formé d'un tissu de lumière fort étendu, et accompagné d'une multitude d'étoiles arrangées de façon qu'elles traçaient en langue latine ces paroles : Vainquez par ce signe, .

Nicéphore Caliste, hist. ecclés. l. VIII. c. IIIe a copié à sa manière Philostorge en partie, et pour le reste Socrate presque mot à mot. Il renchérit néanmoins sur les autres historiens, et multiplie les merveilles ; car outre la première apparition, Constantin, si on l'en croit, en a eu deux autres encore. Dans l'une il vit les étoiles arrangées de façon qu'elles formaient ces mots : : " Invoque-moi au jour de ta détresse, je t'en délivrerai, et tu me glorifieras ". Frappé d'étonnement, il leva encore les yeux au ciel, et il vit de nouveau la croix formée par des étoiles, et une inscription autour, en ces termes : : Par ce signe tu vaincras tous tes ennemis ; ce qui lui rappela d'abord ce qui lui était arrivé auparavant. Le lendemain il fit sonner la charge, et livra bataille aux Byzantins, qu'il vainquit heureusement, et se rendit maître de leur ville, ayant fait porter l'étendard de la croix dans le combat.

Photius, bibl. cod. 256. nous a conservé le témoignage d'un septième écrivain, qui n'a rien dit de particulier, sinon que Constantin enrichit de pierreries la croix qui lui était apparue, et la fit porter devant lui dans le combat contre Maxence.

La narration de Lactance, de mortib. persec. c. xliv. est plus étendue que celle de ses prédécesseurs, et en diffère en plusieurs points. Il est dit, par exemple, que Constantin averti en songe de mettre sur les boucliers de ses soldats la divine image de la croix, et de livrer bataille, exécuta ce qui lui était prescrit, et fit entrelacer la lettre X dans le monogramme de Christus, pour être marquée sur tous les boucliers. Maxence fut battu, trouva le pont rompu, et se trouvant pressé par la multitude des fuyards, il tomba dans le Tibre, et s'y noya.

Je ne sais si l'on doit mettre au rang des témoins, Arthemius à qui Julien fit trancher la tête, et à qui Métaphraste et Surius (sur le 20 Octobre) font dire que le signe de la croix était plus brillant que les rayons du soleil ; que les caractères étaient dorés, et indiquaient la victoire ; assurant qu'il a été témoin oculaire de cette merveille ; qu'il a lu les lettres, et que toute l'armée a Ve cet étonnant prodige.

Après avoir rapporté les témoignages des historiens, il s'agit de les peser : sur-quoi l'on doit préalablement observer deux choses. I. Qu'on ne produit d'autres témoins que des chrétiens, dont la déposition peut être suspecte dans ce cas. II. Que ces témoins ne sont nullement d'accord entr'eux, et qu'ils rapportent même des choses opposées.

I. On ne produit d'autres témoins que des chrétiens, dont la déposition peut être suspecte dans ce cas, parce qu'il s'agit d'un fait qui fait honneur à leur religion, et qui en prouve la divinité. Si ce merveilleux phénomène a été vu, non-seulement de Constantin et de ses amis, mais de toute son armée, d'où vient qu'aucun auteur païen n'en a fait mention ? Que Zozime n'en eut rien dit, il ne faudrait pas en être surpris, cet écrivain ayant quelquefois pris à tâche de diminuer la gloire de Constantin. Mais comment n'en trouve-t-on pas le mot dans le panégyrique de Constantin, prononcé en sa présence à Treves, lorsqu'après avoir vaincu Maxence, il retourna dans les Gaules et sur le Rhin ? L'auteur de ce panégyrique parle en termes magnifiques de toute la guerre contre Maxence, et garde en même temps un profond silence sur la vision dont il s'agit : ce silence est fort étrange !

Nazaire autre rhéteur, qui dans son panégyrique, parle si éloquemment de la guerre contre Maxence, de la clémence dont Constantin usa après la victoire, et de la délivrance de Rome, ne dit rien de la vision que toute l'armée doit avoir vue, tandis qu'il rapporte que par toutes les Gaules on avait Ve des armées célestes, qui prétendaient être envoyées pour secourir Constantin.

Non-seulement cette vision surprenante a été inconnue aux auteurs païens, mais à trois écrivains chrétiens contemporains de Constantin, et qui avaient la plus belle occasion d'en parler. Le premier est Publius Optatianus Porphyre, poète chrétien, qui publia un panégyrique de Constantin en vers latins, dans lequel il fait mention plus d'une fois du monogramme de Christ, qu'il appelle le signe céleste ; mais l'apparition de la croix au ciel lui est inconnue. Lactance est le second, et son témoignage est recommandable par toutes sortes de raisons, tant à cause de la pureté de ses mœurs, de son érudition, et de son éloquence, qu'à cause qu'il a été parfaitement instruit de tout ce qui regarde Constantin, ayant été précepteur de Crispus fils de cet empereur. Dans son Traité de la mort des persécuteurs, qu'il écrivit vers l'an 314, deux ans après l'apparition dont il s'agit, il n'en fait aucune mention. Il rapporte seulement que Constantin fut averti en songe de mettre sur les boucliers de ses soldats la divine image de la croix, et de livrer bataille. Mais Lactance aurait-il raconté un songe, dont la vérité n'avait d'autre appui que le témoignage de Constantin, et aurait-il passé sous silence un prodige qui avait eu toute l'armée pour témoin ?

Il y a plus, Eusebe lui-même ne parle point de cette merveille dans tout le cours de son Histoire ecclésiastique, et surtout dans le chapitre ix. du livre IX. où il rapporte fort au long les exploits de Constantin contre Maxence. Ce n'est que dans la vie de cet empereur, écrite longtemps après, qu'il raconte cette merveille, sur le témoignage de Constantin seul. Comment concevoir qu'une vision si admirable, vue de tant de milliers de personnes, et si propre à justifier la vérité de la religion chrétienne, ait été inconnue à Eusebe, historien si soigneux de rechercher tout ce qui pouvait contribuer à faire honneur au christianisme ; et tellement inconnue, que ce n'a été que plusieurs années après qu'il en a été informé par Constantin ? N'y avait-il donc point de chrétiens dans l'armée de Constantin qui fissent gloire publiquement d'avoir Ve un pareil prodige ? auraient-ils eu si peu d'intérêt à leur cause, que de garder le silence sur un si grand miracle ? Dait-on après cela, être surpris que Gélase de Cyzique, un des successeurs d'Eusebe dans le siege de Césarée, au cinquième siècle, ait dit que bien des gens soupçonnaient que ce n'était là qu'une fable, inventée en faveur de la religion chrétienne ? Histoire de act. conc. Nic. c. iv.

On dira peut-être que selon les maximes du droit, on doit plus de foi à un seul témoin qui affirme, qu'à dix qui nient ; et qu'il suffit qu'Eusebe ait rapporté ce fait dans la vie de Constantin, et que quantité d'autres écrivains l'aient rapporté après lui. Mais on doit se souvenir aussi que selon les maximes du droit, il est nécessaire de confronter les témoins, et que lorsqu'ils se contredisent, il faut ajouter foi au plus grand nombre, et aux plus graves.

II. Les témoins ne sont nullement d'accord entr'eux, et rapportent même des choses opposées. Ils ne sont pas d'accord sur les personnes à qui cette merveille est apparue ; presque tous assurent qu'elle a été vue de Constantin et de toute son armée. Gélase ne parle que de Constantin seul : . Ils diffèrent encore sur le temps de la vision ; Philostorge dit que ce fut lorsque Constantin remporta la victoire sur Maxence ; d'autres prétendent que ce fut auparavant, lorsque Constantin faisait des préparatifs pour attaquer le tyran, et qu'il était en marche avec son armée.

Les auteurs ne s'accordent pas davantage sur la vision même ; le plus grand nombre n'en reconnaissant qu'une, et encore en songe, ; il n'y a qu'Eusebe, suivi par Socrate, Nicéphore et Philostorge, qui parlent de deux, l'une que Constantin vit de jour, et l'autre qu'il vit en songe, servant à confirmer la première.

L'inscription offre de nouvelles différences ; Eusebe dit qu'on lisait , d'autres ajoutent la particule ; d'autres ne parlent point d'inscription. Selon Philostorge et Nicéphore, elle était en caractères latins ; les autres n'en disent rien, et semblent par leur récit supposer que les caractères étaient grecs. Philostorge assure que l'inscription était formée par un assemblage d'étoiles ; Artemius dit que les lettres étaient dorées ; l'auteur cité comme septième témoin, les représente composées de la même matière lumineuse que la croix. Selon Sozomène il n'y avait point d'inscription, et ce furent les anges qui dirent à Constantin : Remportez la victoire par ce signe.

Enfin les historiens ne sont pas plus d'accord sur les suites de cette vision. Si l'on s'en rapporte à Eusebe, Constantin aidé du secours de Dieu, remporta sans peine la victoire sur Maxence. Mais selon Lactance, la victoire fut fort disputée ; on se battit de part et d'autre avec beaucoup de courage, et ni les uns ni les autres ne lâchèrent le pied. Il dit même que les troupes de Maxence eurent quelque avantage avant que Constantin eut fait approcher son armée des portes de Rome. Si l'on en croit Eusebe, depuis cette époque Constantin fut toujours victorieux, et opposa à ses ennemis comme un rempart impénétrable, le signe salutaire de la croix.

Sozomène assure aussi ce dernier fait ; cependant un auteur chrétien, dont M. de Valais a rassemblé des fragments, ad calcem Ammian. Marcellin. p. 473, 475. rapporte que dans les deux batailles que Constantin livra à Licinius, la victoire fut douteuse, et que même Constantin reçut une légère blessure à la cuisse. Selon Nicéphore, Histoire ecclés. l. VII. c. xlvij. tant s'en faut que Constantin ait toujours été heureux depuis cette apparition, et qu'il ait toujours fait porter l'enseigne de la croix, qu'au contraire il combattit deux fois les Bizantins sans l'avoir, et ne s'en serait pas même souvenu, s'il n'eut perdu neuf mille hommes, et si la même vision ne lui était apparue une seconde fais, avec une inscription bien plus claire, et plus nette encore : Par ce signe tu vaincras tous tes ennemis. Constantin n'aurait pas sans-doute compris la première, vainquez par ceci, sans une explication précédée encore d'un autre avertissement formé par l'arrangement des étoiles, contenant ces paroles du pseaume l. invoque-moi, etc. Philostorge assure que la vision de la croix, et la victoire remportée sur Maxence, déterminèrent Constantin à embrasser la foi chrétienne. Mais Rufin dit qu'il favorisait dejà la religion chrétienne, et honorait le vrai Dieu ; et l'on sait cependant qu'il ne reçut le baptême que peu de jours avant que de mourir, comme il parait par le témoignage de S. Athanase (Athanas. de synod. p. 917.), de Socrate (l. II. c. xlvij.) de Philostorge (l. VI. c. vj.), et de la chronique d'Alexandrie (chron. Alexand. p. 684. édit. Rav.)

Dans une si grande variété de récits, à qui doit-on s'en rapporter, si ce n'est au plus grand nombre, et à ceux dont la narration est la plus simple ? Sur ce pied là, il faut abandonner Eusebe, le fabuleux Nicéphore, et Philostorge que Photius appelle menteur, , qui parlent d'une apparition arrivée de jour, et s'en tenir à la vision en songe.

Nous pourrions nous borner à ces courtes réflexions sur le caractère des témoins en général ; mais par surabondance de droit, nous discuterons l'autorité des principaux ; celle d'Eusebe comme historien, et celle d'Artemius et de Constantin comme témoins oculaires.

Commençons par Eusebe qui a donné le ton à tous les autres historiens sur ce sujet. Nous n'adopterons pas le soupçon de quelques savants qui doutent qu'il soit l'auteur de la Vie de Constantin ; nous ne nous prévaudrons pas non plus ici, de ce qu'Eusebe ne parle point d'une chose dont il ait été lui-même témoin, et de ce qu'il ne raconte le fait que sur le seul témoignage de Constantin ; nous ferons valoir seulement la maxime des jurisconsultes, qui dit : Personne ne peut produire comme témoin celui à qui il peut ordonner d'en faire la fonction, tel qu'est un domestique, ou tel autre qui lui est soumis. Mais Eusebe n'est-il pas un témoin de cet ordre ? N'est-ce pas par le commandement de Constantin qu'il a écrit la vie, ou pour mieux dire le panégyrique de ce prince ? N'est-ce pas un témoin qui dans cet ouvrage, revêt par-tout le caractère de panégyriste, plutôt que celui d'historien ? N'est-ce pas un écrivain qui a supprimé soigneusement tout ce qui pouvait être désavantageux et peu honorable à son héros ? Il passe sous silence le rétablissement du temple de la Concorde, dont on voyait la preuve par une inscription qui se lisait du temps de Lilio Giraldi, dans la basilique de Latran. Il ne dit rien de la mort de Crispus fils de Constantin, que cet empereur fit périr sur de faux et de légers soupçons : pas un mot de la mort de Faustine, étouffée dans un bain, quoique Constantin lui fût redevable de la vie ; sans parler de quantité d'autres faits qu'un historien uniquement attentif à dire la vérité, n'aurait pas obmis. Il est donc bien permis d'en appeler d'Eusebe courtisan, flatteur et panégyriste, à Eusebe historien à qui ce prodige a été inconnu, jusqu'au temps qu'il eut la commission de publier les louanges de Constantin.

Artemius ne nous paraitra pas plus digne de foi ; voici le langage qu'on lui fait tenir à Julien. Ad Christum declinavit Constantinus, ab illo vocatus quando difficillimum commisit praelium adversus Maxentium. Tunc enim, et in meridie, apparuit signum crucis radiis solis splendidius, et litteris aureis belli significans victoriam. Nam nos quoque aspeximus, cum bello interessemus, et litteras legimus ; quin etiam totus quoque, id est contemplatus exercitus, et multi hujus sunt testes in exercitu. Mais tout ce beau discours ne porte que sur la foi de Métaphraste, auteur fabuleux, chez qui l'on trouve les actes d'Artemius, que Baronius prétend à tort de pouvoir défendre ; en même temps qu'il avoue qu'on les a interpolés.

Reste le témoignage de Constantin lui-même, qui a raconté le fait, et qui a confirmé son récit par serment. Tout semble d'abord donner du poids à un pareil témoignage ; la dignité de ce prince ; ses exploits ; sa constance ; sa religion ; enfin c'est un témoin oculaire qui confirme son assertion par serment. Que peut-on demander de plus, et sur quels fondements s'élever contre un témoignage de ce caractère ? Je réponds, sur des fondements appuyés de très-fortes raisons, et je vais entreprendre de prouver : I. que le serment de Constantin n'est pas d'un aussi grand poids qu'on le prétend : II. qu'il était tout à fait de l'interêt de Constantin d'inventer un fait de cette espèce : III. qu'il rapporte de lui-même des choses qui ne lui conviennent point : IV. qu'il attribue à notre seigneur J. C. des choses indignes de lui.

I. Je dis que le serment de Constantin dans ce cas, n'est pas d'un aussi grand poids qu'on le prétend. Supposons d'abord qu'il l'a fait de bonne foi et dans la simplicité de son âme ; comme ce n'a été que fort longtemps après qu'il a raconté la vision qu'il avait eue de jour, et le songe qu'il avait fait la nuit suivante, on peut fort bien penser, sans faire tort à la probité d'un prince vertueux, qu'ayant perdu en partie le souvenir des circonstances d'un fait arrivé depuis si longtemps, il y a ajouté, retranché, et a confondu les choses sans aucune mauvaise intention, et qu'en conséquence il a cru pouvoir affirmer par serment, ce qu'une mémoire peu fidèle lui fournissait.

Par exemple, il pourrait avoir Ve un phénomène naturel, une parhélie, ou halo-solaire, comme le prétendent quelques savants ; ensuite il aurait peut-être Ve en songe l'inscription , et confondant les temps et les circonstances, il aurait cru avoir Ve l'inscription de jour. Cependant diverses raisons ne nous permettent pas de taxer dans cette occasion, Constantin d'un simple défaut de mémoire.

En premier lieu, c'est ici un serment fait en conversation familière, qui peut avoir été l'effet d'une mauvaise habitude, et non l'effet de la réflexion et d'une mure délibération, ce qui seul peut lui donner du poids.

Secondement, c'est un serment nullement nécessaire. S'il eut été question de son songe, comme l'empereur n'avait d'autre preuve à alléguer que sa parole, on conçoit que le serment pouvait être d'usage ; mais s'agissant d'un prodige qui devait être fort connu, puisqu'il avait été Ve de toute l'armée, qu'était-il besoin de serment pour confirmer un fait public, et qu'un grand nombre de témoins oculaires pouvaient attester ? C'est sans contredit une chose étonnante, que Constantin ait craint de n'en être pas cru à moins qu'il ne fit serment, et qu'Eusebe ne se soit informé du fait à aucun des officiers, ou des soldats de l'armée, qui sans doute n'étaient pas tous morts ; ou que s'il s'était informé, il n'en ait rien dit dans la vie de Constantin, pour appuyer le récit de ce prince.

En troisième lieu, quoique les auteurs chrétiens aient prodigué les plus grands éloges à Constantin, et qu'ils aient donné les plus hautes idées de sa piété, il est certain néanmoins qu'il n'était pas aussi vertueux qu'il le faudrait pour mériter une entière foi de la part de ceux qui jugent sainement du prix des choses.

Sans adopter le sentiment de quelques savants, qui ne prétendent pas à la légère que ce prince était plus payen que chrétien, nous avons bien assuré qu'il était chrétien plutôt de nom que d'effet. Il a donné plus d'une preuve de son hypocrisie, et de son peu de piété. Quel christianisme que celui d'un prince qui fit rebâtir à ses dépens un temple idolâtre, ruiné par l'ancienneté ; un prince chrétien qui fit périr Crispus son fils, déjà décoré du titre de César, sur un léger soupçon d'avoir commerce avec Fauste sa belle-mère, qui fit étouffer dans un bain trop chauffé cette même Fauste son épouse, à qui il était redevable de la conservation de ses jours ; qui fit étrangler l'empereur Maximien Herculius, son père adoptif ; qui ôta la vie au jeune Licinius, son beau-frère, qui faisait paraitre de fort bonnes qualités ; qui, en un mot, s'est déshonoré par tant de meurtres, que le consul Ablavius appelait ces temps-là néroniens. On pourrait ajouter qu'il y a d'autant moins de fonds à faire sur le serment de Constantin, qu'il ne s'est pas fait une peine de se parjurer, en faisant étrangler Licinius, à qui il avait promis la vie par serment. Au reste toutes ces actions de Constantin sont rapportées dans Eutrope, l. X. c. iv. Zosim. l. II. c. xxix. Oros. lib. VII. cap. xxviij. S. Jérôme, in chron. ad ann. 321, Aurelius Victor, in epit. c. l. etc.

II. Il était de l'intérêt de Constantin d'inventer un fait de cette espèce dans les circonstances où il se trouvait, et sa politique raffinée le lui suggérait. Il avait reçu des députés des villes d'Italie, et de Rome même, pour implorer son secours contre la tyrannie de Maxence. Il souhaitait fort d'aller les délivrer, d'acquérir de la gloire, et surtout un plus grand empire. La crainte s'était emparée de ses soldats. Les chefs de son armée murmuraient d'une guerre entreprise avec des forces fort inférieures à celles que Maxence avait à leur opposer ; de sinistres présages annonçaient des malheurs. A quoi se résoudre dans de pareilles conjonctures ? Renoncer à la guerre projetée ? il ne le pouvait après l'avoir lui-même déclarée à Maxence. Demandera-t-il la paix au tyran ? mais il ne peut l'espérer qu'en renonçant à l'empire, ce qui ne convenait ni à son honneur, ni à sa sûreté. D'ailleurs, son ambition était si grande, que dans la suite il ne put, ni ne voulut souffrir de compagnon. Il crut donc devoir user d'adresse, et il ne trouva rien de meilleur et de plus avantageux, que de se concilier les chrétiens qui étaient en très-grand nombre, non-seulement dans les Gaules, où Constance Chlore, père de Constantin, les avait favorisés, mais encore en Italie, et à Rome même où regnait Maxence.

Dès le temps de Marc-Aurele les légions étaient remplies de chrétiens, et on prétend qu'il y en avait qui étaient toutes entières composées de chrétiens. Sous Septime Sevère et son fils Antonin Caracalla, ils furent admis aux charges. Alexandre Sevère pensa à élever un temple à Jésus-Christ, et à le mettre au rang des dieux. Philippe favorisa tellement les chrétiens, qu'Eusebe et d'autres auteurs ont cru qu'il l'était lui-même, et Constance Chlore, père de Constantin, les avait protégés dans les pays de sa domination. C'était donc un trait de politique de se les attacher ; Maxence avait employé déjà le même artifice au commencement de son règne. " Maxence, dit Eusebe, hist. ecclés. l. VIII. c. xiv. ayant usurpé à Rome la souveraine puissance, feignit d'abord pour flatter le peuple, de faire profession de notre religion, de nous vouloir traiter favorablement, et d'user d'une plus grande clémence que n'avaient fait ses prédécesseurs : mais bien-tôt après, il démentit les belles espérances qu'il avait données ". Constantin supposa donc un songe où la croix lui était apparue, afin de se concilier l'affection des chrétiens répandus dans toutes les provinces de l'empire, de donner du courage à ses soldats, et d'attirer le peuple dans son parti. C'est ainsi que quelque temps après Licinius, pour encourager son armée contre Maximin, supposa qu'un ange lui avait dicté en songe une prière qu'il devait faire avec son armée.

III. Constantin rapporte de lui-même des choses qui ne lui conviennent point. A l'en croire, il ignore ce que veut dire la croix ; il ne comprend rien à l'apparition, il y pense et repense, et il faut que Jésus-Christ lui apparaisse en songe pour l'en instruire. Qui ne croirait sur ce récit que les chrétiens étaient entièrement inconnus à Constantin, dumoins qu'il ignorait que la croix était comme leur enseigne, et qu'ils s'en servaient par-tout, jusques-là qu'on leur attribuait déjà, du temps de Tertullien, de l'adorer ? Cependant Constance, père de Constantin, avait favorisé les chrétiens, et Constantin lui-même, né d'une mère chrétienne, passait déjà pour l'être avant que de triompher de Maxence.

IV. Enfin il attribue à nôtre Seigneur Jésus-Christ des choses indignes de lui. Jésus-Christ lui ordonne de se servir de ce signe pour combattre ses ennemis, et comme d'un rempart contre eux. Mais qui ne voit tout ce qu'il y a ici de superstitieux, comme si la croix était une espèce d'amulete qui eut une vertu secrète ? Il y a plus ; Constantin lui-même n'obéit point dans la suite à cet ordre divin, puisqu'il combattit deux fois ceux de Bizance sans avoir le signe de la croix, et il en avait entièrement perdu le souvenir ; il fallut une perte de neuf mille hommes, et une nouvelle vision pour lui en rappeler la mémoire.

Qui peut douter à présent que l'apparition prétendue du signe céleste ne soit une fraude pieuse que Constantin imagina, pour favoriser le succès de ses desseins ambitieux ?

Cette ruse a cependant fait une longue fortune, et n'a pas même été soupçonnée de fausseté par d'habiles gens du dernier siècle et de celui-ci. Je trouve dans le nombre de ceux qui y ont ajouté fortement et religieusement foi, le célèbre Jacques Abbadie, et le père Grainville. Le premier a soutenu la vérité de la vision céleste de Constantin, dans son ouvrage intitulé triomphe de la providence ; et le second dans une dissertation insérée dans le journal de Trévoux, Juin 1724, art. 48.

On peut réduire à six chefs tout ce que le doyen de Killalow allegue avec l'éloquence véhémente qui lui est propre en faveur de sa cause.

I. Il cite le témoignage de quantité d'auteurs de toute tribu, langue et nation, anglais, français, espagnols, italiens, allemands, tant anciens que modernes, catholiques romains, comme Godeau, évêque de Grasse, et protestants, comme le Sueur, qui croient tous la vérité de l'apparition.

Mais premièrement cette croyance n'a pas été aussi unanime que le pretend M. Abbadie, puisque dès le cinquième siècle, Gélaze de Cyzique disait que bien des gens soupçonnaient que c'était une fraude pieuse pour accréditer la réligion chrétienne. 2°. Quand cette croyance serait encore plus universelle, on n'en pourrait rien conclure, parce qu'il y a quantité de fables auxquelles personne n'a contredit pendant plusieurs siècles, et qui ont été reconnues pour telles quand on s'est donné la peine de les examiner.

II. M. Abbadie fait valoir le témoignage des Ariens tant anciens, comme Eusebe, un de leurs chefs, et Philostorge leur historien et leur avocat, que modernes, entre lesquels il met Grotius.

Le doyen de Killalow s'imagine que les Ariens avaient un intérêt capital à contester la vérité de la vision de Constantin. On pourrait répondre bien des choses à ce sujet.

1°. L'argument n'est rien moins que concluant : Dieu a promis à Constantin la victoire en lui montrant le signe de la croix au ciel : donc douze ans après, cet empereur n'a pu errer dans la foi. La vision n'était pas destinée à lui assurer une foi inébranlable, mais la victoire sur ses ennemis.

2°. Quel rapport la croix de Christ a-t-elle à l'erreur des Ariens ? Comment sert-elle à les confondre ? Condamnaient-ils, ou rejetaient-ils la croix du Sauveur ? Est-ce que de ce que Jésus-Christ a été crucifié, ou a fait voir la croix à Constantin, il s'ensuit qu'il est consubstantiel () au père.

3°. Tant s'en faut que les Ariens aient regardé la vision de Constantin, comme défavorable à leur cause, qu'ils ont prétendu le contraire, en observant, comme le reconnait M. Abbadie, que le signe céleste était tourné vers l'Orient, le centre de l'arianisme.

4°. M. Abbadie s'est trompé sur le témoignage de Grotius ; car ce savant était un de ceux qui ne croyaient point la vérité de l'apparition céleste à Constantin.

III. M. Abbadie allegue le silence de Zosime et de l'empereur Julien, qui, si le fait en question n'avait pas été incontestable, n'aurait pas manqué de relever Eusebe, et de convaincre publiquement les chrétiens d'imposture. Mais pourquoi Zosime, historien payen, devait-il relever Eusebe ? Est-ce que son but en écrivant son histoire, a été de réfuter en tout l'historien de l'Eglise ? D'ailleurs ce qu'Eusebe a écrit de la vision de Constantin, se trouve-t-il dans son histoire ecclésiastique ? Zosime aurait dû aussi réfuter sur ce pié-là, tout ce qui se trouve dans les autres panégyriques faits à l'honneur de Constantin.

Par quelle raison encore Julien devait-il réfuter Eusebe ? il n'a pas écrit l'histoire, et on ne prouve pas qu'il ait lu le panégyrique qu'Eusebe a fait de Constantin ; supposé qu'il l'ait lu, il faudrait faire voir qu'il l'a pris pour une histoire, et non pour ce qu'il est véritablement un panégyrique. Julien n'a pas réfuté cette prétendue merveille, soit parce qu'elle lui était inconnue, soit parce qu'il n'a pas voulu s'en donner la peine, ou plutôt parce qu'il n'ajoutait aucune foi à la vision, comme il parait par le changement qu'il fit au labarum.

Si Julien avait cru que cette enseigne militaire avait été sur le modèle d'un signe céleste, et qu'elle avait servi à Constantin à remporter tant de victoires, pourquoi ce prince, qui était ambitieux et avide de gloire, n'aurait-il pas conservé le labarum, dont la vertu avait été tant de fois éprouvée ? Ne devait-il pas craindre qu'en changeant un signe fait par ordre du ciel même, il n'éprouvât des disgraces, et ne fût vaincu par ses ennemis ?

IV. Le savant doyen soutient que la vérité du fait en question s'est conservée en divers monuments : tels sont les vers de Prudence qui ne parlent que du labarum.

L'arc de triomphe que le sénat fit élever à Constantin après sa victoire sur Maxence, dans l'inscription duquel il est parlé de l'inspiration de la Divinité, ce qui néanmoins s'explique bien plus naturellement d'un songe que d'une apparition vue de jour.

La statue de Constantin, dont l'inscription, composée par ce prince même, porte que par ce signe salutaire, il a délivré la ville du joug de la tyrannie. Mais ni dans les vers de Prudence, ni sur l'arc de triomphe, ni sur la statue, il n'est parlé du signe céleste Ve de jour ; preuve évidente que dans ce temps-là, Constantin ne se vantait de rien de semblable ; qu'il ne prétendait que faire valoir une ruse, un songe réel ou fictif, d'après lequel il ordonna qu'on fit le labarum. Il y a plus : si aux yeux de toute son armée, Constantin a Ve en plein jour un signe céleste accompagné de caractères lumineux et lisibles, d'où vient n'a-t-il pas gravé en termes clairs et précis une telle merveille sur l'arc de triomphe, ou dans l'inscription de la statue ? Ce prince si pieux, si reconnaissant, aurait-il négligé de transmettre sur le marbre et sur l'airain à la postérité un prodige attesté par toute son armée ?

V. Un autre argument que M. Abbadie presse, et sur lequel il parait faire beaucoup de fond, parce qu'il y revient sous différents tours, est pris des vertus et des victoires continuelles de Constantin, qui depuis ce temps-là ne perdit aucune bataille, et ne trouva point d'ennemis qui lui résistassent. Mais nous avons déjà répondu à tous les préjugés du doyen de Killalow sur la gloire de Constantin, son mérite et ses vertus.

Nous avons prouvé qu'il était de la politique de cet empereur de se conduire ainsi. Il fit ôter sur les drapeaux les lettres initiales qui désignaient le sénat et le peuple romain, et fit mettre à la place le monogramme de Jésus-Christ, parce qu'il portait par ce moyen les derniers coups à l'autorité de la nation ; Maxence lui-même jugea à-propos pendant quelque temps d'employer un pareil artifice. Nous avons Ve que Constantin rapportait tout à son intérêt, et qu'il ne craignait pas beaucoup de se parjurer. Nous avons Ve aussi que malgré son monogramme et sa vision, la victoire lui fut fort disputée dans les deux batailles qu'il livra à Licinius son beau-frère, et qu'il eut deux fois du dessous en combattant les Byzantins ; enfin quand nous supposerions (ce dont nous ne convenons point) que Constantin ait toujours été victorieux après l'apparition du signe céleste, il ne s'ensuit point de-là, qu'il n'a pas inventé (pour encourager ses troupes, et pour se concilier l'affection des chrétiens) le songe où il prétend avoir Ve cette merveille.

On peut citer nombre d'impostures qui ont été couronnées d'heureux succès ; celle de Jeanne d'Arc surnommée la pucelle d'Orléans, n'était pas inconnue à M. Abbadie.

Cependant il s'écrie avec indignation : " quoi nous devrions à la folie des fictions la ruine des idoles, et l'illumination des nations " ? Et nous lui répondons, 1°. qu'on ne lit nulle part que les peuples se soient convertis en considération de cette apparition. Il est vrai que lorsque Constantin témoigna goûter le christianisme, nombre de personnes en firent profession, soit par conviction, soit pour plaire à l'empereur, ou entrainées par son exemple. Si le signe céleste a été Ve de toute l'armée composée pour la plus grande partie de payens, d'où vient qu'un grand nombre des chefs et des soldats, sinon toute l'armée, n'ont pas embrassé la religion de Jésus-Christ ? 2°. Quand même un très-grand nombre de payens auraient en ce temps-là fait profession de l'Evangile, ce qui pourtant n'est rapporté nulle part, il ne serait pas surprenant que leur conversion fût dû. à l'artifice.

VI. Enfin M. Abbadie se persuade que les prodiges qui rendirent inutiles les efforts de Julien pour le rétablissement du temple de Jérusalem, forment un témoignage confirmatif de l'apparition du signe céleste à Constantin.

Mais quand, pour abréger, nous accorderions au doyen de Killalow que les prodiges merveilleux qu'il a recueillis des historiens, sont réellement arrivés lorsque les Juifs entreprirent de rebâtir le temple, quelle liaison ont ces prodiges avec le signe dont Constantin s'est vanté ? De ce que le projet des Juifs favorisés par Alypius d'Antioche, ami de Julien, pour rétablir leur temple, a échoué, s'ensuit-il qu'il faut admettre la vérité de la vision du fils de Constance Chlore ? Ces deux choses n'ont aucun rapport ensemble ; Jesus-Christ a bien prédit la destruction entière du temple de Jérusalem, mais non pas la vision de l'empereur Flav. Valer. Constantin.

Le P. de Grainville, après avoir défendu la vérité de la vision de Constantin par les témoignages des historiens ecclésiastiques, remarque que l'empereur raconta l'histoire de sa vision en présence de plusieurs évêques, qu'aucun auteur ancien ni moderne ne s'est inscrit en faux contre cette vision, et que plusieurs inscriptions antiques et des panégyriques anciens en font mention ; mais il croit surtout trouver des preuves incontestables de ce fait dans les médailles antiques.

Comme nous avons discuté déjà les témoignages des historiens, des panégyriques et du consentement général, nous nous bornerons ici à la preuve que le P. Grainville tire des médailles, et sur laquelle roule principalement sa dissertation. Nous observerons seulement que nous ne connaissons aucun historien qui ait dit, comme le prétend ce jésuite, que Constantin raconta l'histoire de la vision en présence de plusieurs évêques, parmi lesquels se trouvait Eusebe ; mais supposé que quelque auteur ancien l'ait dit, comment concilierait-on son récit avec celui d'Eusebe même, qui nous assure que Constantin raconta cette histoire à lui seul, après qu'il fut entré dans la familiarité de ce prince ?

Les médailles que rapporte le P. Grainville, sont destinées à prouver la vérité de ces trois choses, qui sont remarquables dans la vision : 1°. la croix qui apparut à Constantin : 2°. l'assurance qu'on lui donna qu'il serait vainqueur : 3°. le labarum, ou l'enseigne qu'il eut ordre de faire avec le monogramme de Jesus-Christ. Tout cela est exprimé, selon ce jésuite, dans les médailles de Constantin et de sa famille, dont les unes sont dans les cabinets d'antiquaires, et les autres dans le livre du père Banduri. Mais ces trois choses ne prouvent pas le point en question, que Constantin a Ve en plein jour le signe de la croix avec cette inscription : vainquez par cela. Ces trois choses peuvent être vraies, en supposant que Constantin a eu une vision en songe. Il y a plus, elles ne prouvent point même que l'empereur ait Ve cette merveille en songe ; tout ce que l'on peut en inférer, c'est que Constantin a voulu faire croire que Dieu lui avait envoyé un songe extraordinaire, dans lequel il avait eu une pareille vision.

Nous avons démontré que Constantin était intéressé à inventer ce qui pouvait inspirer de la terreur à ses ennemis, du courage à son armée, et lui concilier l'affection des chrétiens répandus dans l'empire. Nous avons fait voir aussi que le serment de cet empereur n'est pas d'un grand poids ; on sent donc aisément que les arguments tirés des médailles perdent toute leur force.

La première que cite le P. Grainville, est de petit bronze. On y voit le buste de Constantin couronné de pierreries, avec ces mots : Constantinus Max. Aug. au revers, gloria exercitus, deux figures militaires debout, tenant d'une main un bouclier appuyé contre terre, et de l'autre une pique, entr'eux deux une croix assez grande. Cette croix est, selon le P. Grainville, celle que Constantin avait aperçue dans le ciel ; mais ne peut-ce pas être celle qu'il prétendait avoir vue en songe ?

La seconde médaille aussi de petit bronze, représente le buste de Constantin couvert d'un casque, couronné de rayons, avec cette inscription : Imp. Constantinus Aug. au revers, Victoriae laetae Princ. Perp. Deux victoires debout, soutenant sur une espèce d'autel, un bouclier, sur lequel est une croix. Cette croix est encore, selon le savant P. Grainville, celle que Constantin avait vue de jour, et à laquelle il était redevable des victoires qu'il remporta sur Maxence. Mais ne peut-on pas répondre que cette croix est une preuve que Constantin voulait répandre par-tout le bruit de son prétendu songe ? Ne pourrait-on pas conjecturer même que cette croix que désigne le nombre de X. marque les vœux décennaux ? Peut-être n'indique-t-elle que la valeur de la pièce : ce qui pourtant n'est qu'une conjecture sur laquelle nous n'insistons pas, parce qu'on ne trouve point ce X. sur les médailles de cuivre.

Il n'y a rien dans la troisième médaille qui mérite quelque attention, ni qui forme la moindre preuve.

La quatrième encore de petit bronze, représente le buste de Constantin avec un voîle sur la tête, et ces mots, Divo Constantino P. au revers, Aeterna Pietas ; une figure militaire debout un casque sur la tête, s'appuyant de la main droite sur une pique, et tenant à la main gauche un globe, sur lequel est le monogramme de Jesus-Christ. Ici le P. Grainville fait diverses remarques qui ne concluent rien sur la question dont il s'agit ; il semble même qu'il se trompe en attribuant à Constantin la piété éternelle marquée sur la médaille ; c'est plutôt celle de ses fils qui honoraient la mémoire de leur père par cette monnaie.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur les médailles rapportées par le P. Grainville ; c'est assez de dire qu'il n'en est aucune qui prouve ce qu'il fallait prouver ; j'entends la réalité de la vision, ou la réalité même du songe.

La dissertation dont on vient de lire l'extrait, peut servir de modèle dans toutes les discussions critiques de faits extraordinaires que rapportent les historiens. Ici la lumière perce brillamment à-travers les nuages des préjugés ; il faut que tout cede à son éclat. (D.J.)