S. f. (Jurisprudence) est la détention et la jouïssance d'une chose, soit qu'il s'agisse d'une chose mobiliaire que l'on peut tenir en sa main, soit qu'il s'agisse d'un héritage ou autre immeuble, ou droit réel reputé immeuble, dont la possession s'acquiert et se conserve par des actes tendants à user de la jouïssance, ou à en disposer comme propriétaire.

On distingue plusieurs sortes de possessions, savoir la possession de fait, et celle de droit ; la possession naturelle et la possession civile, et autres, ainsi qu'on l'expliquera dans les subdivisions suivantes.

La possession est de fait et de droit ; mais pour connaître quand elle est acquise, on a plutôt égard à la volonté qu'au seul fait.

On peut acquérir la possession par autrui ; savoir par un fermier ou locataire, par un dépositaire, un fondé de procuration, un tuteur.

La possession du défunt se continue en la personne de l'héritier ; elle est regardée comme la même et non comme une possession nouvelle.

Celui qui a la possession d'une chose, quoiqu'il n'en soit pas le véritable propriétaire, a beaucoup d'avantage sur ceux qui ne la possèdent pas ; c'est pourquoi l'on dit en droit, in pari causâ, melior est possidentis.

Lorsqu'il est troublé dans sa possession, après an et jour, il peut intenter complainte, et par ce moyen se faire maintenir en sa possession, même contre le véritable propriétaire, auquel il ne reste plus que la ressource du pétitoire, et de demander la restitution des fruits. Voyez Complainte et POSSESSOIRE.

Le possesseur n'est pas obligé de montrer son titre, il lui suffit de dire qu'il possède parce qu'il possède ; et en cas de dénégation, on peut ordonner la preuve par témoins.

Quand la chose est sujette à prescription, et que le propriétaire en a laissé jouir paisiblement le possesseur assez longtemps pour acquérir la prescription, le possesseur devient lui-même légitime propriétaire.

Le temps nécessaire pour donner cet effet à la possession, est différent selon les objets dont il s'agit, et aussi selon les pays, ainsi qu'il sera expliqué au mot PRESCRIPTION.

Celui qui a été dépossédé par force et par violence, peut intenter dans l'an et jour l'action de réintégrande, pour être rétabli dans sa possession ; et cette action est si favorable que quand ce serait le propriétaire qui aurait commis la violence, et qu'il justifierait sur le champ de sa propriété, on ne l'écouterait point jusqu'à ce qu'il ait retabli celui qu'il a dépouillé : c'est la maxime des Canonistes, spoliatus ante omnia restituendus est. Voyez REINTEGRANDE.

La possession se perd par négligence et par le défaut d'exercice, ou par un jugement d'éviction qui envoye un autre en possession de la chose. Voyez au digeste le livre XLII. le tit. 4 de acquirendâ vel amittendâ possessione, et livre XLII. les tit. 4. et 5. au code, livre VII. tit. 32. de acquirendâ et retin. possessione ; les lois civiles, et Argout, tit. de la possession.

POSSESSION ACTUELLE, est celle que l'on a réellement et dans le moment présent.

POSSESSION D'AN ET JOUR, est celle qui a duré pendant une année entière et encore un jour au-delà. Pour pouvoir s'aider de cette possession, il faut qu'elle ait duré pendant l'an et jour qui ont précédé le trouble.

POSSESSION ANNALE, c'est ainsi qu'en matière canonique et bénéficiale on appelle la possession du bénéficier qui jouit paisiblement depuis un an de son bénéfice.

Cette possession se compte du jour de la prise de possession du bénéfice, et doit être paisible et non interrompue par aucun explait.

Elle donne droit au pourvu de demeurer en possession du bénéfice, jusqu'à ce que le pétitoire soit jugé.

Telle est la teneur de la règle de chancellerie romaine, appelée règle de annali possessore.

Cette règle était suivie en France du temps de Rebuffe et de Dumolin, mais présentement elle n'y est plus suivie ; et il n'y a point de provisions par dévolu dans lesquelles on ne déroge à cette règle, et quand la dérogation ne s'y trouverait pas nommément exprimée, elle y serait toujours sous-entendue. Voyez ci-après POSSESSION TRIENNALE.

POSSESSION ARTIFICIELLE ou FEINTE, est une fiction de droit qui nous fait réputer possesseur d'une chose qu'un autre possède sous notre nom, comme dans le cas de la relocation, du constitut ou précaire. Voyez CONSTITUT, PRECAIRE, RELOCATION.

POSSESSION DE BONNE FOI, est celle où le possesseur est convaincu qu'il possède légitimement. Voyez PRESCRIPTION.

POSSESSION CENTENAIRE, est celle qui dure depuis cent ans ; cette possession est aussi appelée possession ancienne et immémoriale : elle vaut titre.

POSSESSION CIVILE, est celle qui est plus de droit que de fait, comme quand on dit suivant la règle, le mort saisit le vif, qu'un héritier est en possession de tous les biens du défunt dès le moment de son décès. Cela est vrai selon les principes ; mais cette possession est purement civile, et n'est qu'une fiction de droit, parce que cet héritier ne possède naturellement et réellement les choses que quand il les a appréhendées, et qu'il les a mises de fait en sa main et jouissance.

On appelle aussi possession civile, celle d'un bénéficier qui a pris possession de droit. Il acquiert par ce moyen la qualité et les actions de possesseur, quoiqu'il ne jouisse pas et réellement, et même qu'il y ait un autre pourvu qui jouisse du même bénéfice.

Quelquefois au contraire le terme de possession civîle est opposé à la possession naturelle ; on entend alors par possession civîle la détention d'une chose avec affection de la tenir comme en ayant la propriété, quoiqu'on ne l'ait pas encore véritablement. Telle est la possession d'un possesseur de bonne foi, lequel ayant acheté un fonds de celui qu'il en croyait le véritable propriétaire, quoiqu'il ne le fût pas. Il en est le possesseur et non pas le propriétaire, quoique la cause de sa possession soit translative de propriété ; la raison est que celui de qui il a acheté n'a pu transférer en sa personne plus de droit qu'il n'en avait lui-même. Cette possession civîle sert néanmoins au possesseur à faire les fruits siens tant que sa possession n'est pas interrompue par le propriétaire : elle lui sert aussi à acquérir la propriété de la chose par le moyen de la prescription.

Quoique cette possession ne puisse être acquise par la seule intention de posséder sans une possession réelle et actuelle ; elle peut néanmoins se conserver par l'intention seule. Ainsi un homme qui sort de sa maison à dessein d'y revenir, en conserve la possession civîle jusqu'à ce qu'un autre s'en soit emparé : en quoi notre usage diffère du droit romain, suivant lequel le premier possesseur conservait sa possession civîle tant qu'il ignorait qu'un autre se fût emparé de la chose. Voyez POSSESSION NATURELLE.

POSSESSION CLANDESTINE, est celle qui a été acquise secrétement et non publiquement : cette possession ne sert point pour la prescription.

POSSESSION CONTINUE, est celle qui a toujours été suivie et non interrompue.

POSSESSION CORPORELLE, est lorsque l'on possède réellement et véritablement la chose, et non pas lorsqu'on a une simple possession de droit, qui est magis animi quam facti.

POSSESSION DE DROIT, est celle qui est fondée sur une saisine légale, et qui est plutôt de volonté présumée que de fait, comme la possession d'un héritier présomptif ; ou bien comme celle d'un pourvu qui prend une possession fictive d'un bénéfice dont un autre est en possession réelle : cette possession est la même chose que la possession civile. (A)

POSSESSION DE FAIT, n'est qu'une détention de la chose sans intention ni habileté, pour en acquérir la propriété. Telle est la possession du dépositaire, du commodataire, du fermier, et autres qui possèdent pour et au nom d'autrui. Voyez POSSESSION PRECAIRE.

POSSESSION DE FAIT et DE DROIT, animi et facti, est celle où la détention de la chose est accompagnée de l'intention de la posséder propriétairement, telle que la possession d'un acheteur légitime.

POSSESSION FICTIVE, est celle qui n'est pas réelle, mais que l'on suppose comme si elle existait réellement ; telle est la possession civîle ou de droit simplement.

POSSESSION FURTIVE, est celle qui a été usurpée par de mauvaises voyes, et qui n'est ni publique ni légitime, comme quand on a enlevé les grains la nuit.

POSSESSION IMMEMORIALE, est celle qui passe la mémoire des personnes vivantes, et dont on ne voit point le commencement. La possession centenaire est une possession de cent ans, une possession immémoriale ; mais il n'est pas nécessaire de prouver cent ans de possession, pour pouvoir qualifier sa possession d'immémoriale : il suffit qu'elle soit au-dessus de trente ans.

POSSESSION MANUELLE est celle que l'on a d'une chose que l'on tient en ses mains, comme un meuble ou effet mobilier. Il n'y a point de possession manuelle pour les immeubles, ces sortes de biens ne pouvant être tenus dans la main.

POSSESSION DE MAUVAISE FOI, est celle où le possesseur a connaissance que la chose ne lui appartient pas.

POSSESSION MOMENTANEE, est celle qui n'a point été suivie, et en vertu de laquelle on n'a pu acquérir ni la possession ni la propriété.

POSSESSION NATURELLE, est la détention de quelque chose qui appartient à autrui : cette possession est de deux sortes ; l'une qui est juste, comme quand un créancier possède la chose qui lui a été donnée en gage par son débiteur ; l'autre qui est injuste, est celle d'un voleur et d'un possesseur de mauvaise foi, qui joint à la détention de la chose, l'envie de la retenir, quoiqu'il n'ait pas droit de le faire. Voyez POSSESSION CIVILE.

POSSESSION PAISIBLE, est celle qui n'a point été interrompue de fait ni de droit. Voyez INTERRUPTION et PRESCRIPTION.

POSSESSION PRECAIRE est celle que l'on tient d'autrui et pour autrui, et dont l'objet n'est point de transférer la propriété au possesseur : telle est la possession d'un fermier ou locataire, d'un dépositaire ou sequestre.

POSSESSION PUBLIQUE est celle qui a été acquise au Ve et au su de tous ceux qui étaient naturellement à portée d'être témoins de cette possession.

POSSESSION (QUASI) est celle que le détenteur n'acquiert pas pour lui, mais pour un autre ; de manière qu'il n'est pas censé être personnellement en possession : telles sont toutes les possessions précaires des fermiers, dépositaires, sequestres, et autres semblables.

POSSESSION REELLE est la même chose que possession corporelle : elle est différente de la possession naturelle et de fait seulement, en ce que la possession réelle peut être tout à la fois de fait et de droit.

POSSESSION TRIENNALE, en matière bénéficiale, est celle d'un bénéficier qui a possédé paisiblement et avec un titre coloré, pendant trois années consécutives et non interrompues.

Cette possession opère en sa faveur une prescription qui le rend possesseur paisible tant au possessoire qu'au pétitoire.

L'exception résultante de la possession triennale, a lieu pour les bénéfices consistoriaux, de même que pour les autres.

Si celui qui a la possession triennale est troublé par quelqu'un prétendant droit au bénéfice, obtient en chancellerie des lettres ou commissions appelées de pacificis possessoribus, par lesquelles le roi ordonne aux juges de maintenir l'exposant, s'il leur appert qu'il soit en possession plus que triennale.

Au moyen de ces lettres, il excipe de sa possession et de la règle de triennale possession, ou de pacificis possessoribus, qui est du pape Paul III.

Ceux qui sont intrus ne peuvent, quoiqu'ils aient possédé paisiblement pendant trois années, se servir de la règle de pacificis, parce que le temps ne diminue pas l'énormité du crime.

Il en est de même de celui qui est coupable de simonie.

On tient néanmoins qu'il en est autrement de celui qui est entré dans un bénéfice avec irrégularité, parce que ce cas n'est pas excepté de la règle de pacificis.

La possession triennale d'un bénéfice pour lequel on est en procès, s'acquiert lorsque le collitigant a discontinué sa procédure pendant trois ans ; mais elle ne court point dans le cas de l'appel comme d'abus, parce que l'abus ne se couvre pas.

Pour interrompre la possession triennale, il faut qu'il y ait eu assignation donnée au possesseur ; qu'en conséquence les parties se soient communiqué leurs titres et capacités, et que les délais établis par les ordonnances, avant que d'entrer dans la véritable contestation, soient expirés.

L'interruption civîle ne suspend la possession triennale qu'à l'égard de celui qui a fait le trouble, et non à l'égard d'un tiers ; mais l'interruption naturelle et la dépossession servent à tous les contendants.

La possession triennale n'est pas interrompue par la résignation, lorsque le résignant rentre dans son bénéfice par la voie du regrès, parce que sa possession est toujours fondée sur le même titre. Voyez la pragmatique, §. de pacific. possess. et la glose ; le concordat de pacific. possess. §. statuimus, d'Héricourt, chap. de la prise de possession. Bouchel, somme de ref. verbo patronage. Pérard et Castel.

POSSESSION VICIEUSE est celle qui est infectée de quelque défaut, comme de mauvaise foi, ou qui est furtive ou fondée sur quelque titre vicieux. (A)

POSSESSION du démon, (Théologie) état d'une personne dont le démon s'est emparé, dans le corps de laquelle il est entré, et qu'il tourmente.

On met cette différence entre l'obsession et la possession du démon, que dans la première le démon agit au-dehors, et que dans l'autre il agit au-dedans. Voyez OBSESSION.

Les exemples de possession sont communs surtout dans le nouveau Testament. Jesus-Christ et ses apôtres ont guéri une infinité de possédés, et les histoires ecclésiastiques en fournissent encore un grand nombre ; mais comme on sait par plusieurs expériences, que souvent on a abusé de la crédulité des simples par des obsessions et des possessions feintes et supposées ; quelques prétendus esprits forts se sont imaginés que toutes ces obsessions ou possessions étaient des maladies de l'esprit, et des effets d'une imagination fortement frappée ; que quelquefois des personnes se croyaient de bonne-foi possédées ; que d'autres feignaient de l'être, pour parvenir à certaines fins ; qu'en un mot il n'y avait ni possessions ni obsessions véritables ; et voici les raisons sur lesquelles ils se fondent.

Le démon, dit-on, ne peut naturellement agir sur nos corps. Il est d'une nature toute spirituelle, et ne peut par sa seule volonté, remuer nos membres, ni agir sur nos humeurs et nos organes, sans une permission expresse de Dieu. S'il avait naturellement ce pouvoir, tout le monde serait plein de possédés et d'obsédés : il exercerait à tout moment sa haine contre les hommes, et ferait éclater sa puissance et son empire avec tout l'éclat dont son orgueil pourrait s'aviser. Combien ne verrait-on pas tous les jours d'hommes possédés, agités, tourmentés, précipités, étouffés, étranglés, brulés, noyés, etc. si l'on accordait au démon le pouvoir dont nous parlons ? Si l'on dit que Dieu modere ce pouvoir, qu'il reprime le démon, et ne lui permet pas d'exercer sa malice contre des pécheurs et des mécans, ne voyons-nous pas au contraire que ce malin esprit obsede ou possède des personnes très-innocentes ? On sait ce qu'il fit souffrir à Job : on voit des enfants possédés et d'autres personnes dont la vie parait avoir été sans crime et sans désordre.

Pourquoi, ajoutent-ils, ne voit-on des possédés qu'en certains temps et dans certains pays ? Qu'il y a des nations entières ou on ne connait point de possédés ? D'où vient que l'on n'en voit que dans les pays dont les peuples sont superstitieux, et que ces accidents n'arrivent qu'à des personnes d'un esprit peu solide, et d'un tempérament mélancolique ? Qu'on examine tous ceux ou celles qui se disent ou qui se sont dits possédés ou possédées, il est certain qu'il ne s'en trouvera aucun qui n'ait quelques-unes des qualités ou des faiblesses dont on vient de parler.

Si l'on suppose, continuent-ils, que le démon arrête ou suspend les opérations de l'âme d'un possédé pour se mettre lui-même en la place de l'âme, ou même que plusieurs démons agitent et possèdent un même homme, la difficulté sera encore plus grande. Comment concevoir cette âme qui n'agit plus dans le corps qu'elle anime, et qui se livre, pour ainsi-dire, au pouvoir du démon ? Comment tant de mauvais esprits peuvent-ils s'accorder à gouverner un seul homme ? Si tout cela se peut faire sans miracle, que deviendra la preuve des miracles pour les incrédules ? Ne diront-ils pas que tout ce qu'on appelle miracles, sont des opérations du démon ? Et s'il faut un miracle pour qu'un homme soit possédé du démon, voilà Dieu auteur, ou au moins coopérateur du démon dans les obsessions et dans les possessions des hommes.

Enfin, disent-ils, on a tant d'exemples de choses toutes naturelles, qui toutefois paraissent surnaturelles, qu'on a lieu de croire que ce qu'on appelle possessions du démon n'est pas d'autre sorte. Tant de gens s'imaginent être changés en loups, en bœufs, être de verre ou de beurre, être devenus rois ou princes ; personne dans ces cas ne recourt au démon ni au miracle : on dit tout simplement que c'est un dérangement dans le cerveau, une maladie de l'esprit ou de l'imagination, causée par une chaleur de viscères, par un excès de bîle noire ; personne n'a recours aux exorcismes ni aux prêtres : on Ve aux médecins, aux remédes, aux bains ; on cherche des expédiens pour guérir l'imagination du malade, ou pour lui donner une autre tournure. N'en serait-il pas de même des possédés ? Ne réussirait-on pas à les guérir par des remèdes naturels, en les purgeant, les raffraichissant, les trompant artificieusement, et leur faisant croire que le démon s'est enfui et les a quittés ? On a sur cela des expériences fort singulières ; mais quand on les rapporterait, les partisans des possessions diraient toujours que ces gens-là n'étaient pas possédés ; qu'ils ne nient pas qu'il n'y ait dans cette matière bien de l'illusion, mais qu'ils soutiennent que parmi ce grand nombre d'énergumenes, on ne peut nier qu'il n'y en ait eu de vraiment possédés. Les autres soutiennent qu'il n'y en a aucun, et qu'on peut expliquer naturellement tout ce qui arrive aux possédés, sans recourir au démon. C'est-là tout le nœud de la difficulté.

Les défenseurs de la réalité des possessions du démon, remarquent que si tout cela n'était qu'illusion, J. C. les apôtres et l'Eglise seraient dans l'erreur, et nous y engageraient volontairement en parlant, en agissant, en priant, comme s'il y avait de vrais possédés. Le Sauveur parle et commande aux démons qui agitaient les énergumenes : ces démons répondent, obéissent, et donnent des marques de leur présence, en tourmentant ces malheureux qu'ils étaient obligés de quitter ; ils leur causent de violentes convulsions, les jettent par terre, les laissent comme morts ; se retirent dans des pourceaux, et précipitent ces animaux dans la mer. Peut-on nommer cela illusion ? Les prières et les exorcismes de l'Eglise ne sont-ils pas un jeu et une momerie, si les possédés ne sont que des malades imaginaires ? Jesus-Christ dans S. Luc, c. VIIe Ve 20 et 21. donne pour preuve de sa mission, que les démons seront chassés : et dans S. Marc, chap. XVIe Ve 17. il promet à ses apôtres le même pouvoir. Tout cela n'est-il que chimère ?

On convient qu'il y a plusieurs marques équivoques d'une vraie possession, mais il y en a aussi de certaines. Une personne peut contrefaire la possédée, et imiter les paroles, les actions et les mouvements d'un énergumene ; les contorsions, les cris, les hurlements, les convulsions, certains efforts qui paraissent tenir du surnaturel, peuvent être l'effet d'une imagination échauffée, ou d'un sang mélancolique, ou de l'artifice : mais que tout-d'un-coup une personne entende des langues qu'elle n'a jamais apprises ; qu'elle parle de matières relevées qu'elle n'a jamais étudiées ; qu'elle découvre des choses cachées et inconnues ; qu'elle agisse et qu'elle parle d'une manière fort éloignée de son inclination naturelle ; qu'elle s'élève en l'air sans aucun secours sensible ; que tout cela lui arrive sans qu'on puisse dire qu'elle s'y porte par intérêt, par passion, ni par aucun motif naturel, si toutes ces circonstances, ou la plupart d'entr'elles, se rencontrent dans une possession, pourra-t-on dire qu'elle ne soit pas véritable ?

Or, il y a plusieurs possessions où plusieurs de ces circonstances se sont rencontrées. Il y en a donc de véritables, surtout celles que l'Evangîle nous donne pour telles. Dieu permit que du temps de Jesus-Christ, il y en eut un grand nombre dans Israèl, pour lui fournir plus d'occasions de signaler sa puissance, et pour nous fournir plus de preuves de sa mission et de sa divinité.

Quoiqu'on avoue que les vraies possessions du démon sont très-rares, et qu'elles sont difficiles à reconnaître, toutefois on ne convient pas qu'elles soient miraculeuses. Elles n'arrivent pas sans la permission de Dieu ; mais elles ne sont ni contraires, ni même supérieures aux lois naturelles. Personne ne recourt au miracle pour dire qu'un bon ange nous inspire de bonnes pensées, ou qu'il nous fait éviter un danger ; on suppose de même qu'un démon peut nous instruire au mal, exciter dans nos corps des impressions déréglées, causer des tempêtes, etc. L'Ecriture attribue aux mauvais anges la mort des premiers nés de l'Egypte, et la défaite de l'armée de Sennacherib ; elle attribue aux bons anges la pluie de feu qui consuma Sodome et Gomorrhe. Ces événements sont miraculeux en certaines circonstances, mais non pas en toutes. Dieu ne fait que laisser agir les démons, ils exercent en cela un pouvoir qui leur est naturel, et qui est ordinairement arrêté et suspendu par la puissance de Dieu. On décide trop hardiment sur la nature de cet esprit que l'on connait si peu.

Voilà les raisons de part et d'autre, telles que les propose dom Calmet dans son dictionnaire de la Bible, et qu'on peut voir traitées avec plus d'étendue dans une dissertation particulière qu'il a donnée sur les possessions et obsessions des démons.

Dans ces derniers temps, à l'occasion des prétendus miracles et des convulsions qui arrivaient à St. Médard, on a beaucoup traité de la réalité des possessions. Dom la Taste, alors bénédictin, et dans la suite évêque de Bethléem, dans ses lettres théologiques aux écrivains défenseurs des convulsions, a prouvé la réalité des possessions par les endroits de l'Evangîle qu'indique le père Calmet dans ce qu'on vient de lire. Il y ajoute des preuves tirées de la tradition. " Nous appuyons, dit-il, ce sentiment d'une maxime non moins conforme à la raison et au bon sens, qu'elle est importante à la religion, c'est qu'une doctrine crue de tous les Chrétiens, dans toutes les nations, et dans tous les temps, ne saurait être une erreur, mais qu'elle coule infailliblement d'une tradition divine ; c'est la judicieuse remarque de Tertullien, lib. de praescrip. cap. IXe ecquid verisimîle est, ut tot ac tantae in unam fidem erraverint ? caeterum quod apud multos unum invenitur non est erratum, sed traditum. Or en jetant les yeux sur toutes les nations qui professent le Christianisme, Catholiques ou même schismatiques, l'on trouve la croyance de ces démons puissants et malins, même uniformité si l'on remonte de notre siècle jusqu'à celui des Apôtres.

Cette doctrine, ajoute-t-il, est encore appuyée de beaucoup de faits non équivoques, faits de plusieurs sortes ; mais je me borne à réfléchir sur une seule, sur ce qu'opéraient les démons dans les énergumenes. Je dis donc que l'on a Ve dans le Christianisme de réelles possessions du démon, accompagnées de merveilles très-considérables. Sulpice Sévère, St. Hilaire, St. Jérôme, St. Paulin nous assurent que l'on voyait de leur temps des personnes extraordinairement tourmentées par les démons sur les tombeaux ou en présence des saints ".

Un de ses adversaires lui avait répondu " que ces prétendus énergumenes qu'on voyait aux tombeaux des martyrs, étaient des épileptiques ou des convulsionnaires qu'on ne manquait pas de traiter de possédés, selon l'ancienne erreur, qui faisait donner à ces accidents le nom de maux sacrés, qu'ils conservent encore aujourd'hui parmi les bonnes femmes. Les Peres entrainés par les préjugés de l'enfance et par l'ignorance des causes naturelles, ont parlé comme le peuple ".

" Je n'examinerai point, replique dom la Taste, si cette ancienne erreur était aussi répandue et parmi les idolâtres, et parmi les Chrétiens que vous le supposez. Mais n'est-on qu'épileptique ou convulsionnaire lorsqu'on s'élève en l'air et qu'on y demeure suspendu, la tête en bas, sans que l'on tienne à quoi que ce soit ? Faut-il être une bonne femme pour ne pas confondre ces phénomènes avec ceux de l'épilepsie et avec de simples convulsions ? Or c'est sur ces phénomènes que les Peres ont décidé que ces personnes étaient possédées. Leur décision n'était-donc pas un préjugé et une erreur populaire " ?

" Point du tout, répondaient les adversaires de dom la Taste. Ces choses-là sont vraiment surnaturelles au moins dans la manière dont elles sont opérées ; mais les Peres ont évidemment parlé contre la vérité, lorsqu'en rapportant ces terribles prodiges, ils les ont attribués au démon ; il n'y avait que le Dieu créateur de toutes choses qui put les opérer ". Et pour détruire la réalité des faits, ils ajoutent : " ces énergumenes ou convulsionnaires faisaient des sauts et des culbutes comme ceux de St. Médard, et pour en exagérer le merveilleux effrayant, on disait qu'ils restaient suspendus en l'air. St. Jérôme, St. Hilaire, St. Paulin, Sulpice Sévère et d'autres, l'ont dit de même. Voilà le vrai dénouement de la difficulté ".

" Quelle pénétration ! quels yeux ! quel homme ! s'écrie dom la Taste, du coin de son feu il découvre ce qui se passait en Europe et en Asie il y a plus de treize siècles, comme s'il y eut été présent, et il est en état de redresser sur de purs faits tous les historiens de ce temps-là ".

Ensuite il montre qu'in dépendamment du respect que la religion inspire pour eux, c'est une folie que de refuser de les en croire sur ces faits, puisque ce n'est pas pour en avoir entendu parler, mais pour les avoir vus qu'ils les racontent. Voici ce qu'en dit entr'autres St. Paulin :

His potiora etiam, tamen et spectata profabor.

Ante alios illum cui membra vetustior hostis

Obsidet....

.... Corpore verso,

Suspendi pedibus spectantem tecta supinis

Quodque magis mirum atque sacrum est, nec in ora relapsis

Vestibus, &c.

Et Sulpice Sévère, dialog. III. cap. VIe Vidi quemdam appropinquante Martino, in aèra raptum manibus extensis in sublime suspendi, ut nequaquam solum pedibus attingeret. D'où il conclut que les possessions sont réelles, et qu'elles ont le démon pour auteur. Et parce que ses adversaires admettent au-moins celles qui sont mentionnées dans l'Evangile, il en tire avantage contr'eux, ou pour admettre toutes les autres, ou pour se jeter dans l'incrédulité ; et en effet, les raisons que nous venons de citer de leur part en approchent fort. Lettres théologiques aux écrivains défenseurs des convulsions, lettre VII. n°. xxxi. et suiv.

Mais comme l'autorité des Peres les gênait, ils ont tenté de s'en débarasser par plusieurs raisons. " Les Peres, dit l'un d'entr'eux, n'avaient-ils pas des préjugés sur la nature et sur les opérations des démons ? 1°. Tous les Peres ont presque tous cru pendant plusieurs siècles, et jusqu'aux derniers, que les démons avaient des corps. 2°. S'ils leur ont donné quelque pouvoir sur les corps, c'était par leurs propres forces corporelles qu'ils leur faisaient exercer ce pouvoir ". Mais comme aujourd'hui ces deux suppositions sont démontrées fausses, il s'ensuit que les possessions qu'on fondait sur ces hypothèses n'ont point été réelles.

Dom la Taste répond, " qu'il est vrai que quelques pères ont pensé que les démons ont de vrais corps, ne regardant néanmoins ce sentiment que comme une pure opinion, ainsi que St. Augustin, l'un d'entr'eux, s'en est expliqué, lib. XXI. de civitate Dei ; mais que tous, ou presque tous les pères jusqu'aux derniers siècles, aient eu la même idée, c'est ce qui est certainement faux. N'est-il pas constant que de ceux qui ont attribué des corps aux démons, plusieurs ne donnaient point au nom de corps le sens que nous y donnons, qu'ils opposaient corporel à immense, comme ont fait St. Jean Damascène, lib. II. de fid. orthod. et St. Grégoire le Grand, lib. II. moral. cap. IIIe et que quelquefois ils les appelaient corps, comme une substance revêtue d'accidents ? N'est-il pas même certain que le plus grand nombre des Peres ont enseigné que les démons sont de purs esprits, conformément à la doctrine de l'Apôtre, Ephes. cap. VIe " ? Ainsi la première objection porte à faux.

" La seconde, ajoute-t-il, n'est pas plus solide. On y soutient que si les Peres ont donné quelque pouvoir aux démons sur les corps, c'est parce qu'ils les supposaient revêtus de corps, et que ce n'est que par leurs forces corporelles qu'ils les faisaient agir. Erreur manifeste. Est-ce en les supposant corporels que ceux d'entre les pères qui les croyaient de purs esprits leur attribuaient ce pouvoir sur les corps ? Est-ce par leurs facultés corporelles que les faisaient opérer tant d'autres pères, qui n'osant assurer qu'ils aient un corps, assuraient pourtant qu'ils ont sur les corps un grand pouvoir ? Or il est indubitable que tous ou presque tous les pères sont compris dans ces deux classes. En un mot, beaucoup ont nié que le démon ait un corps, beaucoup en ont douté, et nul n'a nié son pouvoir sur les corps, nul n'en a douté. C'est donc indépendamment de l'idée sur la nature diabolique que les Peres ont reconnu le pouvoir du démon sur les corps, et par conséquent la réalité des possessions ".

Mais, ajoutaient les défenseurs des convulsions, les Peres étaient imbus du platonisme, c'est-là une des sources, et peut-être la principale de leur sentiment sur le pouvoir du démon, et après-tout c'était une pure opinion dont il est permis de s'écarter. A cela dom la Taste répond que ni Eusebe, ni St. Justin, ni Lactance, ni St. Augustin, ni Théodoret, ni St. Epiphane, ni les autres n'ont pas été puiser des principes dans une philosophie qu'ils ont rejetée, méprisée, déclarée fausse, etc. Mais il faut avouer que cette réponse générale ne détruit pas l'objection ; car il passe pour constant que si les Peres n'ont pas été servilement attachés aux idées du platonisme, on en trouve du-moins beaucoup de traces, &, s'il est permis de s'exprimer ainsi, d'assez fortes teintes dans leurs écrits ; mais c'était sur l'Ecriture qu'ils avaient formé leur langage. Ce qu'il ajoute est beaucoup plus solide, savoir que les Peres ont si peu regardé cette matière comme une chose d'opinion, qu'ils l'ont crue liée à la foi. C'est ainsi du-moins qu'en parle St. Augustin : Addimus, dit-il, lib. XXI. de civitate Dei, cap. VIe per homines daemonicarum artium et ipsorum per se ipsos daemonum multa miracula, quae si negare voluerimus, iidem ipsi cui credimus sacrarum litterarum adversabimur veritati. Lettres théologiques aux écrivains défenseurs des convulsions, lett. XXI. n°. 108. et suiv.

Josephe, Antiquités, liv. VII. c. xxv. a cru que les possessions du démon étaient causées par l'âme des scélérats, qui craignant de se rendre au lieu de son supplice, s'empare du corps d'un homme, l'agite, le tourmente et fait ce qu'elle peut pour le faire périr. Ce sentiment parait particulier à Josephe, car le commun des Juifs ne doutait point que ce ne fussent des démons qui possédassent les énergumenes. L'Ecriture, dans Tobie, cap. VIe Ve 19. et cap. VIIIe Ve 2. et 3. nous apprend que le démon Asmodée fut mis en fuite par la fumée d'un foie de poisson. Josephe raconte que Salomon composa des exorcismes pour chasser les mauvais esprits des corps des possédés, et qu'un juif, nommé Eléazar, guérit, en présence de Vespasien, quelques possédés en leur appliquant un anneau dans lequel était enchâssée la racine d'une herbe enseignée par Salomon. En même-temps qu'on prononçait le nom de ce prince, et l'exorcisme dont on le disait auteur, le malade tombait par terre, et le démon ne le tourmentait plus. Ils croyaient donc et que les démons agissaient sur les corps, et que les corps faisaient impression sur les démons. On peut consulter sur cette matière la dissertation du père Calmet imprimée dans le recueil de ses dissertations, à Paris en 1720.