S'il y a jamais eu un gouvernement idolâtre. Il parait que jamais il n'y a eu aucun peuple sur la terre qui ait pris le nom d'idolâtre. Ce mot est une injure que les Gentils, les Politéistes semblaient mériter ; mais il est bien certain que si on avait demandé au sénat de Rome, à l'aréopage d'Athènes, à la cour des rois de Perse, êtes-vous idolâtres ? ils auraient à peine entendu cette question. Nul n'aurait répondu, nous adorons des images, des idoles. On ne trouve ce mot idolâtre, idolatrie, ni dans Homère, ni dans Hésiode, ni dans Hérodote, ni dans aucun auteur de la religion des Gentils. Il n'y a jamais eu aucun édit, aucune loi qui ordonnât qu'on adorât des idoles, qu'on les servit en dieux, qu'on les crut des dieux.

Quand les capitaines romains et carthaginois faisaient un traité, ils attestaient toutes les divinités ; c'est en leur présence, disaient-ils, que nous jurons la paix : or les statues de tous ces dieux, dont le dénombrement était très-long, n'était pas dans la tente des généraux ; ils regardaient les dieux comme présents aux actions des hommes, comme témoins, comme juges, et ce n'était pas assurément le simulacre qui constituait la divinité.

De quel oeil voyaient-ils donc les statues de leurs fausses divinités dans les temples ? du même oeil, s'il était permis de s'exprimer ainsi, que nous voyons les images des vrais objets de notre vénération. L'erreur n'était pas d'adorer un morceau de bois ou de marbre, mais d'adorer une fausse divinité représentée par ce bois et par ce marbre. La différence entre eux et nous n'est pas qu'ils eussent des images, et que nous n'en ayons point ; qu'ils aient fait des prières devant des images, et que nous n'en faisions point : la différence est que leurs images figuraient des êtres fantastiques dans une religion fausse, et que les nôtres figurent des êtres réels dans une religion véritable.

Quand le consul Pline adresse ses prières aux dieux immortels, dans l'exorde du panégyrique de Trajan, ce n'est pas à des images qu'il les adresse ; ces images n'étaient pas immortelles.

Ni les derniers temps du paganisme, ni les plus reculés, n'offrent pas un seul fait qui puisse faire conclure qu'on adorât réellement une idole. Homère ne parle que des dieux qui habitent le haut olympe : le palladium, quoique tombé du ciel, n'était qu'un gage sacré de la protection de Pallas ; c'était elle qu'on adorait dans le palladium.

Mais les Romains et les Grecs se mettaient à genoux devant des statues, leur donnaient des couronnes, de l'encens, des fleurs, les promenaient en triomphe dans les places publiques : nous avons sanctifié ces coutumes, et nous ne sommes point idolâtres.

Les femmes en temps de sécheresse portaient les statues des faux dieux après avoir jeuné. Elles marchaient pieds nuds, les cheveux épars, et aussi-tôt il pleuvait à sceaux, comme dit ironiquement Pétrone, et statim urceatim pluebat. Nous avons consacré cet usage illégitime chez les Gentils, et légitime parmi nous. Dans combien de villes ne porte-t-on pas nuds pieds les châsses des saints pour obtenir les bontés de l'Etre suprême par leur intercession ?

Si un turc, un lettré chinois était témoin de ces cérémonies, il pourrait par ignorance nous accuser d'abord de mettre notre confiance dans les simulacres que nous promenons ainsi en procession ; mais il suffirait d'un mot pour le détromper.

On est surpris du nombre prodigieux de déclamations débitées contre l'idolâtrie des Romains et des Grecs ; et ensuite on est plus surpris encore quand on voit qu'en effet ils n'étaient point idolâtres ; que leur loi ne leur ordonnait point du tout de rapporter leur culte à des simulacres.

Il y avait des temples plus privilégiés que les autres ; la grande Diane d'Ephèse avait plus de réputation qu'une Diane de village, que dans un autre de ses temples. La statue de Jupiter Olympien attirait plus d'offrandes que celle de Jupiter Paphlagonien. Mais puisqu'il faut toujours opposer ici les coutumes d'une religion vraie à celles d'une religion fausse, n'avons nous pas eu depuis plusieurs siècles, plus de dévotion à certains autels qu'à d'autres ? Ne serait-il pas ridicule de saisir ce prétexte pour nous accuser d'idolâtrie ?

On n'avait imaginé qu'une seule Diane, un seul Apollon, et un seul Esculape ; non pas autant d'Apollons, de Dianes, et d'Esculapes, qu'ils avaient de temples et de statues ; il est donc prouvé autant qu'un point d'histoire peut l'être, que les anciens ne croyaient pas qu'une statue fût une divinité, que le culte ne pouvait être rapporté à cette statue, à cette idole, et que par conséquent les anciens n'étaient point idolâtres.

Une populace grossière et superstitieuse qui ne raisonnait point, qui ne savait ni douter, ni nier, ni croire, qui courait aux temples par oisiveté, et parce que les petits y sont égaux aux grands ; qui portait son offrande par coutume, qui parlait continuellement de miracles sans en avoir examiné aucun, et qui n'était guère au-dessus des victimes qu'elle amenait ; cette populace, dis-je, pouvait bien à la vue de la grande Diane, et de Jupiter tonnant, être frappé d'une horreur religieuse, et adorer sans le savoir la statue même. C'est ce qui est arrivé quelquefois dans nos temples à nos paysans grossiers ; et on n'a pas manqué de les instruire que c'est aux bienheureux, aux immortels reçus dans le ciel, qu'ils doivent demander leur intercession, et non à des figures de bois et de pierre, et qu'ils ne doivent adorer que Dieu seul.

Les Grecs et les Romains augmentèrent le nombre de leurs dieux par des apotheoses ; les Grecs divinisaient les conquérants, comme Bacchus, Hercule, Persée. Rome dressa des autels à ses empereurs. Nos apothéoses sont d'un genre bien plus sublime ; nous n'avons égard ni au rang, ni aux conquêtes. Nous avons élevé des temples à des hommes simplement vertueux qui seraient la plupart ignorés sur la terre, s'ils n'étaient placés dans le ciel. Les apothéoses des anciens sont faites par la flatterie ; les nôtres par le respect pour la vertu. Mais ces anciennes apothéoses sont encore une preuve convaincante que les Grecs et les Romains n'étaient point idolâtres. Il est clair qu'ils n'admettaient pas plus une vertu divine dans la statue d'Auguste et de Claudius, que dans leurs médailles. Cicéron dans ses ouvrages philosophiques ne laisse pas soupçonner seulement qu'on puisse se méprendre aux statues des dieux, et les confondre avec les dieux mêmes. Ses interlocuteurs foudraient la religion établie ; mais aucun d'eux n'imagine d'accuser les Romains de prendre du marbre et de l'airain pour des divinités.

Lucrèce ne reproche cette sottise à personne, lui qui reproche tout aux superstitieux : donc encore une fais, cette opinion n'existait pas, et l'erreur du politéïsme n'était pas erreur d'idolâtrie.

Horace fait parler une statue de Priape : il lui fait dire : j'étais autrefois un tronc de figuier ; un charpentier ne sachant s'il ferait de moi un dieu ou un banc, se détermina enfin à me faire dieu, etc. Que conclure de cette plaisanterie ? Priape était de ces petites divinités subalternes, abandonnées aux railleurs ; et cette plaisanterie même est la preuve la plus forte que cette figure de Priape qu'on mettait dans les potagers pour effrayer les oiseaux, n'était pas fort révérée.

Dacier, en digne commentateur, n'a pas manqué d'observer que Baruc avait prédit cette aventure, en disant, ils ne seront que ce que voudront les ouvriers ; mais il pouvait observer aussi qu'on en peut dire autant de toutes les statues : on peut d'un bloc de marbre tirer tout aussi-bien une cuvette, qu'une figure d'Alexandre ou de Jupiter, ou de quelque chose de plus respectable. La matière dont étaient formés les chérubins du saint des saints, aurait pu servir également aux fonctions les plus viles. Un tronc, un autel en sont-ils moins révérés, parce que l'ouvrier en pouvait faire une table de cuisine ?

Dacier au lieu de conclure que les Romains adoraient la statue de Priape, et que Baruc l'avait prédit, devait donc conclure que les Romains s'en mocquaient. Consultez tous les auteurs qui parlent des statues de leurs dieux, vous n'en trouverez aucun qui parle d'idolâtrie ; ils disent expressément le contraire : vous voyez dans Martial.

Qui finxit sacros auro vel marmore vultus,

Non facit ille deos.

Dans Ovide. Colitur pro Jove forma Jovis.

Dans Stace. Nulla autem effigies nulli commissa metallo.

Forma Dei montes habitare ac numina gaudet.

Dans Lucain. Est-ne Dei nisi terra et pontus, et aer ?

On ferait un volume de tous les passages qui déposent que des images n'étaient que des images.

Il n'y a que le cas où les statues rendaient des oracles, qui ait pu faire penser que ces statues avaient en elles quelque chose de divin ; mais certainement l'opinion regnante était que les dieux avaient choisi certains autels, certains simulacres, pour y venir résider quelquefois, pour y donner audience aux hommes, pour leur répondre. On ne voit dans Homère, et dans les chœurs des tragédies grecques, que des prières à Apollon, qui rend ses oracles sur les montagnes, en tel temple, en telle ville ; il n'y a pas dans toute l'antiquité la moindre trace d'une prière adressée à une statue.

Ceux qui professaient la magie, qui la croyaient une science, ou qui feignaient de le croire, prétendaient avoir le secret de faire descendre les dieux dans les statues, non pas les grands dieux, mais les dieux secondaires, les génies. C'est ce que Mercure Trismégiste appelait faire des dieux ; et c'est ce que S. Augustin réfute dans sa cité de Dieu ; mais cela même montre évidemment qu'on ne croyait pas que les simulacres eussent rien en eux de divin, puisqu'il fallait qu'un magicien les animât ; et il me semble qu'il arrivait bien rarement qu'un magicien fût assez habîle pour donner une âme à une statue pour la faire parler.

En un mot, les images des dieux n'étaient point des dieux ; Jupiter et non pas son image lançait le tonnerre. Ce n'était pas la statue de Neptune qui soulevait les mers, ni celle d'Apollon qui donnait la lumière ; les Grecs et les Romains étaient des gentils, des polithéistes, et n'étaient point des idolâtres.

Si les Perses, les Sabéens, les Egyptiens, les Tartares, les Turcs ont été idolâtres, et de quelle antiquité est l'origine des simulacres appelés idoles ; histoire abrégée de leur culte. C'est un abus des termes d'appeler idolâtres les peuples qui rendirent un culte au soleil et aux étoiles. Ces nations n'eurent longtemps ni simulacres, ni temples ; si elles se trompèrent, c'est en rendant aux astres ce qu'elles devaient au créateur des astres : encore les dogmes de Zoroastre, ou Zardust, recueillis dans le Sadder, enseignent-ils un être suprême vangeur et rémunérateur ; et cela est bien loin de l'idolâtrie. Le gouvernement de la Chine n'a jamais eu aucune idole ; il a toujours conservé le culte simple du maître du ciel Kingtien, en tolérant les pagodes du peuple. Gengis-Kan chez les Tartares n'était point idolâtre, et n'avait aucun simulacre ; les Musulmants qui remplissent la Grèce, l'Asie mineure, la Syrie, la Perse, l'Inde, et l'Afrique, appellent les Chrétiens idolâtres, giaour, parce qu'ils croient que les Chrétiens rendent un culte aux images. Ils brisèrent toutes les statues qu'ils trouvèrent à Constantinople dans sainte Sophie, dans l'église des saints Apôtres, et dans d'autres qu'ils convertirent en mosquées. L'apparence les trompa comme elle trompe toujours les hommes ; elle leur fit croire que des temples dédiés à des saints qui avaient été hommes autrefois, des images de ces saints révérées à genoux, des miracles opérés dans ces temples, étaient des preuves invincibles de l'idolâtrie la plus complete ; cependant il n'en est rien. Les Chrétiens n'adorent en effet qu'un seul Dieu, et ne révèrent dans les bienheureux que la vertu même de Dieu qui agit dans ses saints. Les Iconoclastes, et les Protestants ont fait le même reproche d'idolâtrie à l'Eglise ; et on leur a fait la même réponse.

Comme les hommes ont eu très-rarement des idées précises, et ont encore moins exprimé leurs idées par des mots précis, et sans équivoque, nous appelâmes du nom d'idolâtres les Gentils, et surtout les Polithéïstes. On a écrit des volumes immenses ; on a débité des sentiments différents sur l'origine de ce culte rendu à Dieu, ou à plusieurs dieux, sous des figures sensibles : cette multitude de livres et d'opinions ne prouve que l'ignorance.

On ne sait pas qui inventa les habits et les chaussures, et on veut savoir qui le premier inventa les idoles ! Qu'importe un passage de Sanchoniaton qui vivait avant la guerre de Troie ? Que nous apprend-il, quand il dit que le cahos, l'esprit, c'est-à-dire le souffle, amoureux de ses principes, en tira le limon, qu'il rendit l'air lumineux, que le vent Colp, et sa femme Bau engendrèrent Eon, et qu'Eon engendra Jenos ? que Cronos leur descendant avait deux yeux par-derrière, comme par-devant, qu'il devint dieu, et qu'il donna l'Egypte à son fils Thaut ; voilà un des plus respectables monuments de l'antiquité.

Orphée, antérieur à Sanchoniaton, ne nous en apprendra pas davantage dans sa théogonie, que Damascius nous a conservée ; il représente le principe du monde sous la figure d'un dragon à deux têtes, l'une de taureau, l'autre de lion, un visage au milieu qu'il appelle visage-dieu, et des ailes dorées aux épaules.

Mais vous pouvez de ces idées bizarres tirer deux grandes vérités ; l'une que les images sensibles et les hiéroglyphes sont de l'antiquité la plus haute ; l'autre que tous les anciens philosophes ont reconnu un premier principe.

Quant au polithéïsme, le bon sens vous dira que dès qu'il y a eu des hommes, c'est-à-dire des animaux faibles, capables de raison, sujets à tous les accidents, à la maladie et à la mort, ces hommes ont senti leur faiblesse et leur dépendance ; ils ont reconnu aisément qu'il est quelque chose de plus puissant qu'eux. Ils ont senti une force dans la terre qui produit leurs aliments ; une dans l'air qui souvent les détruit ; une dans le feu qui consume, et dans l'eau qui submerge. Quoi de plus naturel dans des hommes ignorants, que d'imaginer des êtres qui président à ces éléments ! Quoi de plus naturel que de révérer la force invisible qui faisait luire aux yeux le soleil et les étoiles ? Et dès qu'on voulut se former une idée de ces puissances supérieures à l'homme, quoi de plus naturel encore que de les figurer d'une manière sensible ? La religion juive qui précéda la nôtre, et qui fut donnée par Dieu même, était toute remplie de ces images sous lesquelles Dieu est représenté. Il daigne parler dans un buisson le langage humain ; il parait sur une montagne. Les esprits célestes qu'il envoie, viennent tous avec une forme humaine ; enfin, le sanctuaire est rempli de chérubins, qui sont des corps d'hommes avec des ailes et des têtes d'animaux ; c'est ce qui a donné lieu à l'erreur grossière de Plutarque, de Tacite, d'Appion, et de tant d'autres, de reprocher aux Juifs d'adorer une tête d'âne. Dieu, malgré sa défense de peindre et de sculpter aucune figure, a donc daigné se proportionner à la faiblesse humaine, qui demandait qu'on parlât aux sens par des images.

Isaïe dans le chap. VI. voit le Seigneur assis sur un trône, et le bas de sa robe qui remplit le temple. Le Seigneur étend sa main et touche la bouche de Jérémie au chap. I. de ce prophète. Ezéchiel au chap. III. voit un trône de saphir, et Dieu lui parait comme un homme assis sur ce trône. Ces images n'altèrent point la pureté de la religion juive, qui jamais n'employa les tableaux, les statues, les idoles, pour représenter Dieu aux yeux du peuple.

Les lettrés Chinois, les Perses, les anciens Egyptiens n'eurent point d'idoles ; mais bien-tôt Isis et Osiris furent figurés : bien-tôt Bel à Babylone fut un gros colosse ; Brama fut un monstre bizarre dans la presqu'île de l'Inde. Les Grecs surtout multiplièrent les noms des dieux, les statues et les temples ; mais en attribuant toujours la suprême puissance à leur Zeus, nommé par les Latins Jupiter, maître des dieux et des hommes. Les Romains imitèrent les Grecs : ces peuples placèrent toujours tous les dieux dans le ciel sans savoir ce qu'ils entendaient par le ciel et par leur olympe. Il n'y avait pas d'apparence que ces êtres supérieurs habitassent dans les nuées qui ne sont que de l'eau. On en avait placé d'abord sept dans les sept planètes, parmi lesquelles on comptait le soleil ; mais depuis, la demeure ordinaire de tous les dieux fut l'étendue du ciel.

Les Romains eurent leurs douze grands dieux, six mâles et six femelles, qu'ils nommèrent dii majorum gentium ; Jupiter, Neptune, Apollon, Vulcain, Mars, Mercure, Junon, Vesta, Minerve, Cérès, Vénus, Diane. Pluton fut alors oublié ; Vesta prit sa place.

Ensuite venaient les dieux minorum gentium, les dieux indigetes, les héros, comme Bacchus, Hercule, Esculape ; les dieux infernaux, Pluton, Proserpine ; ceux de la mer, comme Thétis, Amphitrite, les Néréïdes, Glaucus ; puis les Driades, les Naïades, les dieux des jardins, ceux des bergers. Il y en avait pour chaque profession, pour chaque action de la vie, pour les enfants, pour les filles nubiles, pour les mariées, pour les accouchées ; on eut le dieu Pet. On divinisa enfin les empereurs : ni ces empereurs, ni le dieu Pet, ni la déesse Pertunda, ni Priape, ni Rumilia la déesse des tétons, ni Stercutius le dieu de la garde-robe, ne furent à la vérité regardés comme les maîtres du ciel et de la terre. Les empereurs eurent quelquefois des temples ; les petits dieux Pénates n'en eurent point ; mais tous eurent leur figure, leur idole.

C'étaient de petits magots dont on ornait son cabinet ; c'étaient les amusements des vieilles femmes et des enfants, qui n'étaient autorisés par aucun culte public. On laissait agir à son gré la superstition de chaque particulier : on retrouve encore ces petites idoles dans les ruines des anciennes villes.

Si personne ne sait quand les hommes commencèrent à se faire des idoles, on sait qu'elles sont de l'antiquité la plus haute ; Tharé père d'Abraham en faisait à Ur en Chaldée : Rachel déroba et emporta les idoles de son beau-pere Laban ; on ne peut remonter plus haut.

Mais quelle notion précise avaient les anciennes nations de tous ces simulacres ? Quelle vertu, quelle puissance leur attribuait-on ? Croira-t-on que les dieux descendaient du ciel pour venir se cacher dans ces statues ? ou qu'ils leur communiquaient une partie de l'esprit divin ? ou qu'ils ne leur communiquaient rien du tout ? C'est encore sur quoi on a très-inutilement écrit ; il est clair que chaque homme en jugeait selon le degré de sa raison, ou de sa crédulité, ou de son fanatisme. Il est évident que les prêtres attachaient le plus de divinité qu'ils pouvaient à leurs statues, pour s'attirer plus d'offrandes ; on sait que les Philosophes détestaient ces superstitions ; que les guerriers s'en mocquaient ; que les magistrats les toléraient, et que le peuple toujours absurde ne savait ce qu'il faisait : c'est en peu de mots l'histoire de toutes les nations à qui Dieu ne s'est pas fait connaître.

On peut se faire la même idée du culte que toute l'Egypte rendit à un bœuf, et que plusieurs villes rendirent à un chien, à un singe, à un chat, à des oignons. Il y a grande apparence que ce furent d'abord des emblèmes : ensuite un certain bœuf Apis, un certain chien nommé Anubis, furent adorés. On mangea toujours du bœuf et des oignons ; mais il est difficîle de savoir ce que pensaient les vieilles femmes d'Egypte, des oignons sacrés et des bœufs.

Les idoles parlaient assez souvent : on faisait commémoration à Rome le jour de la fête de Cybèle, des belles paroles que la statue avait prononcées lorsqu'on en fit la translation du palais du roi Attale :

Ipsa peti volui, ne sit mora, mitte volentem,

Dignus Roma locus quo deus omnis eat.

" J'ai voulu qu'on m'enlevât, emmenez moi vite ; Rome est digne que tout dieu s'y établisse ".

La statue de la fortune avait parlé ; les Scipions, les Cicérons, les Césars à la vérité n'en croyaient rien ; mais la vieille à qui Encolpe donna un écu pour acheter des oies et des dieux, pouvait fort bien le croire.

Les idoles rendaient aussi des oracles, et les prêtres cachés dans le creux des statues parlaient au nom de la divinité.

Comment, au milieu de tant de dieux, et de tant de théogonies différentes et de cultes particuliers, n'y eut-il jamais de guerre de religion chez les peuples nommés idolâtres ? Cette paix fut un bien qui naquit d'un mal de l'erreur même : car chaque nation reconnaissant plusieurs dieux inférieurs, trouvait bon que ses voisins eussent aussi les leurs. Si vous exceptez Cambise, à qui on reproche d'avoir tué le bœuf Apis, on ne voit dans l'histoire profane aucun conquérant qui ait maltraité les dieux d'un peuple vaincu. Les Gentils n'avaient aucune religion exclusive ; et les prêtres ne songèrent qu'à multiplier les offrandes et les sacrifices.

Les premières offrandes furent des fruits ; bientôt après il fallut des animaux pour la table des prêtres ; ils les égorgeaient eux-mêmes ; ils devinrent bouchers et cruels : enfin, ils introduisirent l'usage horrible de sacrifier des victimes humaines, et surtout des enfants et des jeunes filles. Jamais les Chinois, ni les Perses, ni les Indiens, ne furent coupables de ces abominations ; mais à Héliopolis en Egypte, au rapport de Porphire, on immola des hommes. Dans la Tauride on sacrifiait les étrangers : heureusement les prêtres de la Tauride ne devaient pas avoir beaucoup de pratiques. Les premiers Grecs, les Cipriots, les Phoeniciens, les Tyriens, les Carthaginois, eurent cette superstition abominable. Les Romains eux-mêmes tombèrent dans ce crime de religion ; et Plutarque rapporte qu'ils immolèrent deux Grecs et deux Gaulois, pour expier les galanteries de trois vestales. Procope, contemporain du roi des Francs Théodebert, dit que les Francs immolèrent des hommes quand ils entrèrent en Italie avec ce prince : les Gaulois, les Germains, faisaient communément de ces affreux sacrifices.

On ne peut guère lire l'histoire, sans concevoir de l'horreur pour le genre humain. Il est vrai que chez les Juifs Jephté sacrifia sa fille, et que Saul fut prêt d'immoler son fils. Il est vrai que ceux qui étaient voués au Seigneur par anathème, ne pouvaient être rachetés, ainsi qu'on rachetait les bêtes, et qu'il fallait qu'ils périssent : mais Dieu qui a créé les hommes, peut leur ôter la vie quand il veut, et comme il le veut : et ce n'est pas aux hommes à se mettre à la place du maître de la vie et de la mort, et à usurper les droits de l'Etre suprême.

Pour consoler le genre humain de l'horrible tableau de ces pieux sacriléges, il est important de savoir que chez presque toutes les nations nommées idolâtres, il y avait la Théologie sacrée, et l'erreur populaire ; le culte secret, et les cérémonies publiques ; la religion des sages, et celle du vulgaire. On n'enseignait qu'un seul Dieu aux initiés dans les mystères ; il n'y a qu'à jeter les yeux sur l'hymne attribué à Orphée, qu'on chantait dans les mystères de Cérès Eleusine, si célèbres en Europe et en Asie.

" Contemple la nature divine, illumine ton esprit, gouverne ton cœur, marche dans la voie de la justice ; que le Dieu du ciel et de la terre soit toujours présent à tes yeux. Il est unique, il existe seul par lui-même ; tous les êtres tiennent de lui leur existence ; il les soutient tous ; il n'a jamais été Ve des yeux mortels, et il voit toutes choses ".

Qu'on lise encore ce passage du philosophe Maxime de Madaure, dans sa lettre à saint Augustin. " Quel homme est assez grossier, assez stupide, pour douter qu'il soit un Dieu suprême, éternel, infini, qui n'a rien engendré de semblable à lui-même, qui est le père commun de toutes choses " ? Il y a mille témoignages que les sages abhorraient non seulement l'idolâtrie, mais encore le polithéïsme.

Epictete, ce modèle de résignation et de patience, cet homme si grand dans une condition si basse, ne parle jamais que d'un seul Dieu : voici une de ses maximes. " Dieu m'a créé, Dieu est au-dedans de moi ; je le porte par-tout ; pourrais-je le souiller par des pensées obscènes, par des actions injustes, par d'infâmes désirs ? Mon devoir est de remercier Dieu de tout, de le louer de tout, et de ne cesser de le benir qu'en cessant de vivre ". Toutes les idées d'Epictete roulent sur ce principe.

Marc-Aurele, aussi grand peut-être sur le trône de l'empire romain qu'Epictete dans l'esclavage, parle souvent à la vérité des dieux, soit pour se conformer au langage reçu, soit pour exprimer des êtres mitoyens entre l'Etre suprême et les hommes. Mais en combien d'endroits ne fait-il pas voir qu'il ne reconnait qu'un Dieu éternel, infini ? Notre âme, dit-il, est une émanation de la divinité ; mes enfants, mon corps, mes esprits viennent de Dieu.

Les Stoïciens, les Platoniciens admettaient une nature divine et universelle ; les Epicuriens la niaient ; les pontifes ne parlaient que d'un seul Dieu dans les mystères ; où étaient donc les idolâtres ?

Au reste, c'est une des grandes erreurs du Dictionnaire de Moréri, de dire que du temps de Théodose le jeune, il ne resta plus d'idolâtres que dans les pays reculés de l'Asie et de l'Afrique. Il y avait dans l'Italie beaucoup de peuples encore gentils, même au septième siècle : le nord de l'Allemagne depuis le Vezer n'était pas chrétien du temps de Charlemagne ; la Pologne et tout le Septentrion restèrent longtemps après lui dans ce qu'on appelle idolâtrie : la moitié de l'Afrique, tous les royaumes au de-là du Gange, le Japon, la populace de la Chine, cent hordes de Tartares ont conservé leur ancien culte. Il n'y a plus en Europe que quelques lapons, quelques samoïedes, quelques tartares, qui aient persévéré dans la religion de leurs ancêtres. Article de M. DE VOLTAIRE. Voyez ORACLES, RELIGION, SUPERSTITION, SACRIFICES, TEMPLES.