ou STRETFORD, (Géographie moderne) bourg à marché d'Angleterre, dans Warvick-shire, sur l'Avon, qu'on y passe sur un fort beau pont de pierre de taille de quatorze arches, construit aux dépens de Hugues Clopton, maire de Londres, qui voulut laisser à sa patrie ce monument de son affection. Il n'y a pas longtemps qu'on montrait encore dans ce bourg, la maison où Shakespeare (Guillaume) était mort en 1626 ; on la regardait même comme une curiosité du pays, dont les habitants regrettaient la destruction ; tant ils sont jaloux de la gloire de la naissance de ce génie sublime, le plus grand qu'on connaisse dans la poésie dramatique.

Il vit le jour à Stratford en 1564, son père qui était un gros marchand de laine, ayant dix enfants, dont Shakespeare était l'ainé, ne put lui donner d'autre éducation, que de le mettre pendant quelque temps dans une école publique, pour qu'il suivit ensuite son commerce. Il le maria à l'âge de dix-sept ans avec la fille d'un riche paysan, qui faisait valoir son bien dans le voisinage de Stratford. Shakespeare jeune, et abandonné à lui-même, vit des libertins, vint à Londres, et fit connaissance avec des comédiens. Il entra dans la troupe, et s'y distingua par son génie tourné naturellement au théâtre, sinon comme grand acteur, du-moins comme excellent auteur. Ce serait un plaisir pour un homme curieux des anecdotes du théâtre anglais, de savoir quelle a été la première pièce de cet auteur ; mais c'est ce qu'on ignore. On ne sait pas non plus le temps précis qu'il quitta le théâtre pour vivre tranquillement ; on sait seulement que ce ne fut qu'après l'année 1610.

Plusieurs de ses pièces furent représentées devant la reine Elisabeth, qui ne manqua pas de donner au poète des marques de sa faveur. C'est évidemment cette princesse qu'il a eu en vue dans son songe d'été, quand il dit : " une belle vestale couronnée dans l'occident " ; et tout cet endroit est un compliment joliment amené, et adroitement appliqué à la reine. L'admirable caractère de Falstaffe dans la pièce de Henri IV. lui plut si fort, qu'elle dit à Shakespeare de le faire paraitre amoureux dans une autre pièce ; et ce fut-là ce qui produisit les commères de Windsor, pièce qui prouve que la reine fut bien obéie.

Mais Shakespeare reçut des marques extraordinaires d'affection du comte de Southampton, fameux dans l'histoire de ce temps-là, par son amitié pour le comte d'Essex. Ce seigneur lui fit à une seule fois un présent de mille livres sterling, pour l'aider dans une acquisition qu'il souhaitait de se procurer. Il passa les dernières années de sa vie dans l'aisance et dans le commerce de ses amis. Son esprit et son bon caractère lui valurent la recherche et l'amitié de la noblesse, et des gentilshommes du voisinage.

M. Rowe dit qu'on raconte encore dans la comté, une histoire assez plaisante sur ce sujet. Il était particulièrement lié avec un vieux gentilhomme nommé Combe, très-connu par ses richesses et par son caractère usurier. Un jour qu'ils étaient en compagnie d'amis, M. Combe dit en riant à Shakespeare, qu'il s'imaginait qu'il avait dessein de faire son épitaphe, en cas qu'il vint à mourir, et que comme il ne saurait point ce qu'on dirait de lui quand il serait mort, il le priait de la faire tout de suite : sur ce discours, Shakespeare fit quatre vers, dont voici le sens : " Cy git, dix pour cent ; il y a cent contre dix, que son âme soit sauvée : si donc quelqu'un demande qui repose dans cette tombe : Ho ! ho ! répond le diable, c'est mon Jean de Combe. "

Ce M. Combe est vraisemblablement le même, dont Dugdale dit dans ses Antiquités de Warwickshire, qu'il a un monument dans le chœur de l'église de Stratford, avec l'épitaphe suivante : " Ici est enterré le corps de Jean Combe, écuyer, mort le 10 Juillet 1614. Il a légué diverses charités annuelles à la paraisse de Stratford, et cent liv. sterling pour les prêter à quinze pauvres marchands, de trois en trois ans, en changeant les parties chaque troisième année, à quinze shellings par an, dont le gain sera distribué aux pauvres du lieu ". Cette donation a tout l'air de venir d'un usurier riche et raffiné.

Shakespeare mourut lui-même deux ans après dans la cinquante-troisième année de son âge, et laissa très-peu d'écrits, mais ceux qu'il publia pendant sa vie ont immortalisé sa gloire. Ses ouvrages dramatiques parurent pour la première fois tous ensemble, à Londres en 1623, in-fol. et depuis MM. Rowe, Pope et Théobald en ont publié de nouvelles éditions. J'ignore si celle que M. Warburton avait projetée, a eu lieu. Il devait y donner dans un discours préliminaire, outre le caractère de Shakespeare et de ses écrits, les règles qu'il a observées pour corriger son auteur, avec un ample glossaire, non de termes d'art, ni de vieux mots, mais des termes auxquels le poète a donné un sens particulier de sa propre autorité, et qui faute d'être entendus, répandent une grande obscurité dans ses pièces. Voyons maintenant ce qu'on pense du génie de Shakespeare, de son esprit, de son style, de son imagination, et de ce qui peut excuser ses défauts. Qu'on ne s'étonne pas si nous entrons dans ces détails, puisqu'il s'agit du premier auteur dramatique d'entre les modernes.

A l'égard de son génie, tout le monde convient qu'il l'avait très - beau, et qu'il devait principalement à lui-même ce qu'il était. On peut comparer Shakespeare, selon Adisson, à la pierre enchassée dans l'anneau de Pyrrhus, qui représentait la figure d'Apollon avec les neuf muses dans ses veines, que la nature y avait tracées elle-même, sans aucun secours de l'art. Shakespeare est de tous les auteurs, le plus original, et qui ne doit rien à l'imitation des anciens ; il n'eut ni modèles, ni rivaux, les deux sources de l'émulation, les deux principaux aiguillons du génie. Il est un exemple bien remarquable de ces sortes de grands génies, qui par la force de leurs talents naturels, ont produit au milieu de l'irrégularité, des ouvrages qui faisaient les délices de leurs contemporains, et qui font l'admiration de la postérité.

Le génie de Shakespeare se trouvait allié avec la finesse d'esprit, et l'adresse à ménager les traits frappans. M. le Blanc rapporte un endroit fin de la tragédie de César. Décius, parlant du dictateur, dit : " Il se plait à entendre dire, qu'on surprend les lions avec des filets, et les hommes avec des flatteries, etc. mais quand je lui dis, qu'il hait les flatteurs, il m'approuve, et ne s'aperçoit pas que c'est en cela que je le flatte le plus ". Dans sa tragédie de Macbeth, il représente avec beaucoup d'adresse l'impression naturelle de la vertu ; on voit un scélérat effrayé sur ce qu'il remarque la modération du prince qu'il Ve assassiner. " Il gouvernait, dit-il en parlant de ce prince, avec tant de douceur et d'humanité " ; d'où il conclud que toutes les puissances divines et humaines se joindraient ensemble pour venger la mort d'un roi si débonnaire. Mais il ne se peut rien de plus intéressant que le monologue de Hamlet, prince de Danemarck, dans le troisième acte de la tragédie de ce nom : on sait comme M. de Voltaire a rendu ce morceau. C'est Hamlet qui parle.

Demeure, il faut choisir, et passer à l'instant

De la vie à la mort, ou de l'être au néant.

Dieux cruels, s'il en est, éclairez mon courage !

Faut-il vieillir courbé sous la main qui m'outrage,

Supporter ou finir mon malheur et mon sort ?

Qui suis-je ? qui m'arrête ? et qu'est-ce que la mort ?

C'est la fin de nos maux ; c'est mon unique asîle ;

Après de longs transports, c'est un sommeil tranquille ;

On s'endort, et tout meurt ; mais un affreux réveil

Dait succéder peut-être aux douceurs du sommeil !

On nous menace ; on dit que cette courte vie,

De tourments éternels est aussi-tôt suivie.

O mort ! moment fatal ! affreuse éternité !

Tout cœur à ton seul nom se glace épouvanté.

Eh, qui pourrait sans toi supporter cette vie ;

De nos prêtres menteurs bénir l'hypocrisie ;

D'une indigne maîtresse encenser les erreurs ;

Ramper sous un ministre, adorer ses hauteurs,

Et montrer les langueurs de son âme abattue

A des amis ingrats qui détournent la vue ?

La mort serait trop douce en ces extrémités,

Mais le scrupule parle et nous crie, arrêtez ;

Il défend à nos mains cet heureux homicide,

Et d'un héros guerrier fait un chrétien timide.

Par rapport au style, il est certain que ses expressions sont quelquefois sublimes. Dans les tableaux de l'Albane, les amours de la suite de Vénus ne sont pas représentés avec plus de grâce, que Shakespeare n'en donne à ceux qui font le cortege de Cléopatre, dans la description de la pompe avec laquelle cette reine se présente à Antoine sur les bords du Cydneis ; mais à des portraits où l'on trouve toute la noblesse et l'élévation de Raphaël, succedent quelquefois de misérables tableaux dignes des peintres de taverne, qui ont copié Téniers.

Son imagination était vive, forte, riche et hardie. Il anime les fantômes qu'il fait paraitre ; il communique toutes les impressions des idées qui l'affectent, et les spectateurs ont de la peine à se défendre de la terreur qu'inspirent les scènes des spectres de ce poète. Il y a quelque chose de si bizarre, et en même temps de si grave dans les discours de ses fantômes, de ses fées, de ses sorciers, et de ses autres personnages chimériques, qu'on imagine que s'il y avait de tels êtres au monde, ils parleraient et agiraient de la manière dont il les a représentés.

L'obscurité des oracles de Shakespeare n'est souvent obscurité que pour ceux qui n'ont pas eu l'avantage d'en découvrir les beautés. Par exemple, dans le songe d'été, acte II. le roi des fées dit à son confident : " Tu te souviens du jour qu'assis sur le haut d'un promontoire, j'écoutais les chants d'une sirene portée sur le dos d'un dauphin ; elle remplissait les airs d'accens si doux et si mélodieux, que la mer en fureur se calma aux charmes de sa voix, et que certaines étoiles se précipitèrent follement de leurs sphères, pour prêter l'oreille aux sons harmonieux qu'elle faisait retentir ".

Le but de l'auteur dans cette allégorie a été de faire l'éloge et la satyre de Marie, reine d'Ecosse, en couvrant néanmoins les deux vues qu'il avait. D'abord la manière dont il place le lieu de la scène, montre que c'est dans le voisinage de l'île de la grande Bretagne ; car il représente celui qui parle, attentif à la voix de la sirene, dans le même temps qu'il voyait l'attentat de l'amour contre la vestale (la reine Elisabeth).

La sirene sur le dos du dauphin désigne clairement le mariage de la reine Marie avec le dauphin de France. Le poète la représente sous l'image d'une sirene par deux raisons ; et parce qu'elle était reine d'une partie de l'ile, et à cause de ses dangereux attraits. Remplissait l'air d'accens si doux et si mélodieux ; voilà qui fait allusion à son esprit et à ses connaissances, qui la rendirent la femme la plus accomplie de son temps.

Les historiens français rapportent que pendant qu'elle était à la cour de France et dauphine encore, elle prononça une harangue latine dans la grande-salle du Louvre avec tant de grâce et d'éloquence, que toute l'assemblée en fut ravie d'admiration.

Que la mer en fureur se calma aux charmes de sa voix ; par-là l'auteur entend l'Ecosse, qui fut longtemps contre elle. Ce trait est d'autant plus juste, que l'opinion commune est que les sirenes chantent durant la tempête.

Certaines étoiles se précipitèrent follement de leurs sphères, pour prêter l'oreille aux sons harmonieux qu'elle faisait retentir. C'est ce qui fait allusion en général aux divers mariages qu'on lui proposa ; mais cela regarde plus particulièrement la fameuse négociation du duc de Norfolk avec elle ; négociation qui lui ayant été si fatale, aussi-bien qu'au comte de Northumberland et à plusieurs autres illustres familles, on pouvait dire avec assez d'exactitude, que certaines étoiles se précipitèrent follement de leurs sphères.

Shakespeare possède à un degré éminent l'art de remuer les passions, sans qu'on aperçoive qu'il travaille à les faire naître, mais le cœur se serre et les larmes coulent au moment qu'il le faut. Il a encore l'art d'exciter les passions opposées, et de faire rire quand il le veut ; il connait les ressorts de notre tendresse et ceux de nos faibles les plus frivoles, les ressorts de nos sentiments les plus vifs, comme ceux de nos sensations les plus vaines.

Il est ridicule de lui reprocher son manque de littérature, puisqu'il est certain qu'il montre dans ses pièces beaucoup de connaissances, et qu'il nous importe fort peu de savoir dans quelle langue il les a acquises. On voit qu'il avait une bonne teinture de l'Histoire ancienne et moderne, de la Mythologie, et de ce qui constitue l'érudition poétique. Non-seulement l'esprit, mais les mœurs des Romains se trouvent peintes dans Coriolan et dans Jules-César, suivant les divers temps où ils ont vécu. Ses descriptions sont exactes, et ses métaphores en général assez justes. Il connaissait les dramatiques grecs et latins, et l'on sait qu'il a emprunté de Plaute l'intrigue d'une de ses pièces. Il ne se montre pas quelquefois moins habîle dans la critique qu'il fait des défauts de style ou de composition des autres auteurs. En voici deux exemples.

Dans la pièce intitulée, Tout ce qui finit bien, est bien, acte V. scène II. Parolles représente ses malheurs au paysan par une métaphore sale et grossière ; voyant que le paysan se bouchait le nez, Parolles dit : Il n'est pas nécessaire que vous vous bouchiez le nez : je parle par métaphore. Le paysan répond : Si votre métaphore sent mauvais.... je me boucherai le nez pour les métaphores de qui que ce sait.

Dans Timon, acte V. scène III. le poète flattant Timon par ses invectives contre l'ingratitude de ses amis, dit d'un ton ronflant : Je suis transporté de fureur, et je ne puis couvrir cette monstrueuse ingratitude d'aucune façon. Timon répond : Laissez-la nue, on ne la verra que mieux. La plaisanterie de cette réponse est excellente : elle renferme non-seulement un souverain mépris du flatteur en particulier, mais cette utîle leçon en général, que les choses se voient de la manière la plus claire, quand on les exprime simplement.

En admirant Shakespeare, nous ne devons pas fermer les yeux sur ses défauts ; s'il étonne par la beauté de son génie, il révolte quelquefois par son comique trivial, ses pointes et ses mauvaises plaisanteries ; une scène ridicule se trouve à la suite d'une scène admirable : cependant M. Pope croit qu'on peut en quelque manière excuser de pareils défauts dans ce poète, et en donner des raisons, sans quoi il est difficîle de concevoir qu'un si grand génie y soit tombé de gaieté de cœur. Il écrivit d'abord pour le peuple sans secours, sans avis, et sans aucune vue de réputation ; mais après que ses ouvrages eurent mérité les applaudissements de la cour et de la ville, il perfectionna ses productions, et respecta davantage son auditoire.

Il faut encore observer que dans la plupart des éditions de cet auteur il s'y est glissé des erreurs sans nombre, dont l'ignorance a été la source. On a mis très-injustement sur le compte du poète quantité de fautes, qui ne viennent que des additions arbitraires, des retranchements, des transpositions de vers, et même des scènes, de manière que les personnages ont été confondus et les discours de l'un attribués à l'autre ; en un mot, de l'altération d'un nombre infini de passages, par la bêtise et les mauvaises corrections qu'ont faites les premiers éditeurs de ce poète.

Pope conclud que malgré tous les défauts que la plus sévère critique peut trouver dans Shakespeare, et malgré toute l'irrégularité de ses pièces, on doit considérer ses ouvrages comparés avec d'autres plus polis et plus réguliers, comme un ancien bâtiment majestueux d'architecture gothique, comparé avec un édifice moderne d'une architecture régulière. Ce dernier est plus élégant et plus brillant, mais le premier a quelque chose de plus fort et de plus grand. Il faut avouer qu'il y a dans l'un assez de matériaux pour fournir à plusieurs de l'autre espèce. Il y règne plus de variété, et les appartements sont bien plus vastes, quoiqu'on y arrive souvent par des passages obscurs, bizarrement ménagés et désagréables. Tout ce qu'il y a de défectueux n'empêche pas que tout le corps n'inspire du respect, quoique plusieurs des parties soient de mauvais gout, mal disposées, et ne répondent pas à sa grandeur.

Comme je goute beaucoup le jugement plein de délicatesse et de vérité que M. Hume porte de Shakespeare, je le joins ici pour clôture. Si dans Shakespeare, dit-il, on considère un homme né dans un siècle grossier, qui a reçu l'éducation la plus basse, sans instruction du côté du monde ni des livres, il doit être regardé comme un prodige ; s'il est représenté comme un poète qui doit plaire aux spectateurs raffinés et intelligens, il faut rabattre quelque chose de cet éloge. Dans ses compositions, on regrette que des scènes remplies de chaleur et de passion soient souvent défigurées par un mélange d'irrégularités insupportables, et quelquefois même d'absurdités ; peut-être aussi ces difformités servent-elles à donner plus d'admiration pour les beautés qu'elles environnent.

Expressions, descriptions nerveuses et pittoresques, il les offre en abondance ; mais en vain chercherait-on chez lui la pureté ou la simplicité du langage. Quoique son ignorance totale de l'art et de la conduite du théâtre soit révoltante, comme ce défaut affecte plus dans la représentation que dans la lecture, on l'excuse plus facilement que ce manque de gout, qui prévaut dans toutes ses productions, parce qu'il est réparé par des beautés saillantes et des traits lumineux.

En un mot, Shakespeare avait un génie élevé et fertile, et d'une grande richesse pour les deux genres du théâtre ; mais il doit être cité pour exemple du danger qu'il y aura toujours à se reposer uniquement sur ces avantages, pour atteindre à l'excellence dans les beaux-arts ; peut-être doit-il rester quelque soupçon, qu'on relève trop la grandeur de son génie, à-peu-près comme le défaut de proportion et la mauvaise taille donnent quelquefois aux corps une apparence plus gigantesque. (D.J.)