TURQUIE

TURQUIE pierre de, (Histoire naturelle) cos turcica, nom donné par quelques naturalistes à une pierre à aiguiser, d'un blanc grisâtre, dont les parties sont d'une grande finesse ; on y met de l'huîle quand on veut s'en servir pour affiler des couteaux ou d'autres instruments tranchans. Son nom lui a été donné, parce qu'on l'apporte de Turquie.

TURQUIE, (Géographie moderne) vaste empire, un des plus grands de l'univers, qui s'étend en Europe, en Asie, et en Afrique. On lui donne ordinairement huit cent lieues d'orient en occident, et environ sept cent du septentrion au midi.

Les premiers turcs qui habitèrent la Turcomanie aux environs de l'Arménie inférieure, étaient des tartares turcomants dont le morzar ou chef, Ordogrul, mourut l'an de l'hégire 687, et de Jesus-Christ 1288. Il eut pour fils Osman ou Othman, homme plein d'ambition et de bravoure, qui jeta les fondements de l'empire que nous appelons par corruption l'empire ottoman. Il fit de grandes conquêtes tant en Asie qu'en Europe, profitant des querelles qui regnaient entre les soudants de Perse et les Sarrazins. Il sut encore se servir à-propos de la désunion de tous les petits souverains qui s'étaient appropriés de grandes provinces, et qui en qualité de membre de l'empire grec, usurpaient le titre de duc, de despote et de roi. Ces petits souverains n'eurent point d'autre ressource dans leur désespoir, que de se jeter entre les bras des Turcs, de s'accommoder à leurs lois, à leurs rits et à leurs principes.

Enfin Osman porta ses vues sur la ville de Burse, capitale de la Bithynie, pour y établir son nouvel empire. Charmé de cette ville située proche de la mer Marmara, au pied de l'Olympe, dans une agréable plaine arrosée d'eaux minérales, froides et chaudes, en un mot, une des plus belles contrées du monde ; il y fixa sa résidence, et y bâtit un palais qui justifie par sa structure que le luxe dans ce temps-là n'excédait point les revenus. Il fit aussi construire plusieurs mosquées, dans une desquelles est son tombeau.

L'empire ottoman s'est prodigieusement augmenté sous le règne de dix-neuf empereurs, depuis Osman jusqu'à Mahomet IV. et sous le gouvernement de 115 premiers vizirs jusqu'à la mort de Cara Mustapha, qui fut l'auteur du siege de Vienne. Mahomet IV. fit la conquête de Naisel, de Candie, de Kaminieck et de Zegrin, en sorte que le circuit de l'empire ottoman en 1680 s'étendait à l'occident des deux côtés du Danube, jusqu'à 16 lieues de la capitale de l'Autriche.

Si l'on compare l'empire turc avec l'ancien empire romain, on sera surpris de voir l'espace qu'il occupe sur la carte ; mais qu'on examine ensuite les états qui composent ce dernier empire, on en connaitra toute la faiblesse. On verra que le sultan n'est point maître absolu d'une partie : qu'une autre est stérîle et inhabitée : que d'autres provinces sont plutôt sujettes de nom que de fait ; telles sont la Mecque et le pays d'Iémen ; ainsi tout le vaste terrain de l'Arabie déserte et de l'Arabie heureuse ne sert qu'à diminuer les forces du grand-seigneur.

Les trois républiques de Tripoli, de Tunis et d'Alger se disent pour la forme dépendantes du sultan ; mais quand elles envaient leurs vaisseaux pour grossir la flotte ottomane, ils sont bien payés ; encore arrive-t-il qu'ayant reçu l'argent, leurs escadres ne sortent point de la Méditerranée.

Tout le pays qui est au bord de la mer Noire, depuis Azac jusqu'à Trébisonde, ne procure d'autres avantages à sa Hautesse que celui d'avoir quelques havres dont elle ne profite point. Le chan de la Crimée n'enrôle des tartares qu'avec l'argent de la Porte. De plus, la contrée d'Azac jusqu'au fort du Boristhène, est un véritable désert, entre la Moscovie et la Tartarie Crimée. Les tartares de ces contrées, loin de fournir aucun tribut au grand-seigneur, reçoivent de l'argent de lui, lorsqu'il leur demande des troupes ; il est même obligé de payer des garnisons en plusieurs places pour tenir ces mêmes tartares en respect.

Les pays de l'Ukraine et la Podolie jusqu'à la rivière de Bog, sont totalement ruinés. Les provinces tributaires de la Moldavie et de la Valachie sont gouvernées par des sujets du rit grec. Les tributs qu'on y perçait, tombent plus au profit des ministres que du trésor public ; outre cela la Porte est obligée d'y soudoyer des garnisons onéreuses pour contenir tant de peuples.

C'est un grand embarras dans l'empire ottoman que de pouvoir gouverner en sûreté un état composé de nations si éloignées de la capitale, et si différentes par rapport au langage et par rapport à la religion. On peut facilement comprendre que de ce grand nombre de nations différentes, on ne saurait tirer des milices pour défendre solidement l'empire, à moins qu'à chaque fois les bachas n'enrôlent à bas prix la plus vîle populace, et des chrétiens même, faute d'autres sujets. Pour ce qui est des troupes de la Moldavie et de la Valachie, les Turcs ne s'en servent qu'à grossir leur armée, à dispenser les braves soldats de certains emplois desagréables, et conserver l'usage d'avoir ces troupes infidèles hors de leur pays sous les yeux d'une armée, lorsque la Porte est en guerre avec les puissances chrétiennes.

La souveraineté du grand-seigneur est à la vérité despotique, et ce prince n'en est que plus malheureux ; car lorsque tout le corps de la milice de Constantinople se trouve réuni sous les ordres de l'ulama, ce monarque despotique passe du trône au fond d'un cachot, si on ne l'étrangle pas tout-de-suite lui et son vizir. Venons à d'autres détails.

L'exercice des lois et de la justice est confié dans ce grand empire à des juges de différents ordres. Les moins considérables de tous sont les cadis, ensuite les mollas, et puis les cadileskers, dont les sentences sont portées devant le mufti en dernière instance. Ces juges sont distribués dans tout l'empire par départements ; et la dignité de cadilesker est partagée en deux : l'une pour l'Europe, et l'autre pour l'Asie. Ce corps de juges qui a le mufti pour président, est nommé ulama ; et les affaires considérables qui regardent la religion et l'état, sont de son ressort.

On parvient au grade de cadilesker après avoir passé par les offices subalternes de la judicature. Le mufti est choisi du nombre des cadileskers par la faveur du sultan, et encore plus par celle du vizir ; et lorsque ces deux grands officiers sont unis, ils peuvent faire la loi au grand-seigneur même.

L'ordre qui concerne le maniement des finances, est si bien établi dans cet empire, soit pour les charges, soit pour les registres, que quelque puissance chrétienne que ce soit trouverait de quoi s'instruire, en retranchant quantité d'abus qui s'y glissent.

Le gouvernement militaire politique est divisé en deux parties principales, savoir l'Europe et l'Asie, sous le nom de Romélie et d'Anatolie. On a conservé dans chacune de ces deux parties du monde, les mêmes divisions qu'elles avaient lorsque la Porte les conquit. Ce qui était royaume, l'est encore ; ce qui n'était que province, ce qui n'était que département, est encore aujourd'hui sur le même pied. Ces grands gouvernements ont le titre de bachalas, dont quelques-uns portent le caractère de vizir ; d'autres sont de simples bachas qui peuvent quelquefois être du rang des vizirs ou des beglerbegs ; et tant qu'ils sont en charge, ils prennent le nom de la capitale où est leur résidence.

Les provinces sont partagées en plusieurs départements gouvernés par un officier qu'on nomme sangiac ; et ceux-ci ont sous eux un certain nombre de zaïms et de timariots. Ils sont tous également subordonnés au bacha de la province ou aux vizirs des royaumes, qui donnent audience publique une fois la semaine, accompagnés des premiers officiers de la judicature, des finances et de la milice, pour entendre les plaintes des zaïms et des timariots, des sujets chrétiens, qu'on nomme indifféremment raja, c'est-à-dire sujets, et des juifs qu'on appelle gisrit.

La sévérité des lois est une suite d'un gouvernement arbitraire, où tout dépend de la volonté de ceux qui commandent. De-là résulte en Turquie l'oppression des peuples et leur servitude. Tout dans ce royaume appartient en propre au grand-seigneur. Il est le maître absolu des terres, des maisons, des châteaux et des armes, de sorte qu'il en peut disposer comme il lui plait. Les terres appartenant ainsi de droit au sultan, il en fait le partage entre les soldats, pour les récompenser de leurs travaux ; ces récompenses s'appellent timars, et ceux qui les obtiennent, sont obligés à proportion du revenu, d'entretenir des hommes et des chevaux pour le service du grand-seigneur à la guerre. Il n'y a que les terres destinées à des usages religieux, qui n'appartiennent point au sultan ; en sorte qu'un bacha peut en mourant (même comme criminel de lése-majesté) donner valablement ses biens à une mosquée.

Toutes les fois qu'il y a un nouvel empereur, on le conduit avec pompe dans un endroit des fauxbourgs de Constantinople, où le mufti lui donne sa bénédiction, et le grand-seigneur promet de défendre la religion musulmane et les lois de Mahomet. Aussitôt le premier vizir, les vizirs du banc et les bachas font une profonde inclination, baisent le bas de la veste de sa hautesse avec un respect extraordinaire, et le reconnaissent ainsi pour leur véritable empereur.

Les grands officiers de l'empire sont le premier vizir ou vizir-azem, entre les mains duquel est toute l'autorité ; les vizirs du banc au nombre de six, siegent avec le grand-vizir dans le divan, mais ils n'ont aucune voix délibérative ; aussi ne sont-ils pas sujets aux révolutions de la fortune, parce que leurs richesses sont médiocres, et que leurs charges ne les obligent point de se mêler des affaires dangereuses de l'état.

Les beglerbegs ou bachas ont sous leur juridiction divers gouvernements, des agas et plusieurs autres officiers. Le sultan donne pour marque d'honneur à chacun de ces beglerbegs trois enseignes que les Turcs appellent tug ; ce sont des bâtons au haut desquels il y a une queue de cheval attachée, et un bouton d'or par-dessus. Cette marque les distingue d'avec les bachas qui n'ont que deux de ces enseignes, et d'avec les sangiacs qui portent aussi le nom de bachas, mais qui n'en ont qu'une. Les gouvernements des beglerbegs, qui ont sous eux diverses provinces nommées sangiacs, sont de deux sortes ; les uns ont un revenu assigné sur leurs propres gouvernements, et qui se lève par leurs propres officiers ; les autres sont payés du trésor du grand - seigneur. On compte vingt-deux beglerbegs de la première sorte, et six de la seconde.

Il y a cinq beglerbegs de la première sorte qui portent le titre de vizirs, c'est-à-dire conseillers. Ce sont le bacha d'Anatolie, celui de Babylone, celui du Caire, celui de Romanie et celui de Bude, qui sont les gouvernements les plus riches et les plus considérables de l'empire ; les autres ont leur rang selon la date de l'érection de leurs gouvernements ; car la possession la plus ancienne constitue le plus honorable gouvernement.

Le capoutan est l'amiral de la flotte du grand-seigneur ; il commande par-tout où le pouvoir du turc s'étend par mer. Il réside à Gallipoli, et a sous lui treize sangiacs.

Le mufti ou grand pontife, le reis-effendi ou chef des dépêches, et le defterdar ou grand-trésorier sont trois autres grands officiers de l'empire ottoman. Le grand-seigneur consulte le mufti par forme et pour s'accommoder à la coutume ; mais lorsque les sentences de ce pontife ne s'accordent pas avec les desseins du prince, il le prive de son pontificat, et donne cette charge à un autre, qui sait mieux faire répondre ses oracles aux intentions de son maître.

Le reis-effendi est toujours auprès du premier vizir, pour expédier les ordres, les arrêts, les lettres patentes et les commissions dans tous les différents endroits de l'empire. On ne saurait croire combien il se fait dans son bureau de dépêches chaque jour, parce que le gouvernement des Turcs étant arbitraire, chaque affaire demande un ordre exprès à part, et même la plupart des cours de justice ne se conduisent que par des ordres qu'elles reçoivent d'enhaut. Cette multitude d'affaires oblige le reis-effendi d'employer un grand nombre d'écrivains, et elle remplit ses coffres d'or et d'argent.

Le defterdar reçoit le revenu du grand-seigneur, paie les soldats, et fournit l'argent nécessaire pour les affaires publiques. Cette charge est différente de celle de trésorier du serrail ; car ce dernier ne pourvait qu'à la dépense de la cour ; il reçoit les profits casuels, ainsi que les présents qu'on fait au grand-seigneur, présents qui sont aussi nombreux que considérables.

La milice de l'empire turc est prodigieuse, et constitue toute sa force. Elle est composée de zaïms qui sont comme des barons en certains pays, et de timariots, qui peuvent être comparés à ceux que les Romains appelaient decumani. Entre les gens qui composent toute la milice turque, les uns sont entretenus du revenu de certaines terres et de certaines fermes que le grand-seigneur leur donne ; les autres sont payés en argent, comme les spahis, les janissaires, les armuriers, les canonniers et les soldats de mer appelés léventis.

J'abrège toutes ces choses ; le lecteur peut consulter les mots VIZIR, BACHA, DEFTERDAR, AGA, SANGIAC, CADI, REIS-EFFENDI, LIAMET, TIMAR, etc.

Les lois civiles font partie de la religion chez les Turcs, et ne composent qu'un corps avec elle, parce que les Turcs se persuadent que les unes et les autres leur ont également été données par Mahomet. Les cérémonies, la doctrine et les lois de la religion turque sont renfermées dans trois livres qu'on peut appeler proprement le code et les pandectes de la religion des mahométants. Le premier est l'alcoran, le second l'assonah ou la tradition, avec les sentiments des sages ; le troisième comprend les conséquences que l'on en tire. Mahomet a écrit l'alcoran, et a fait quelques lois pour le gouvernement civil ; le reste a été composé par ses quatre premiers successeurs, Abubeker, Omar, Osman et Aly. Les califes de Babylone et d'Egypte ont aussi été des interpretes de la loi de Mahomet, et leurs décisions étaient autrefois regardées comme d'autorité divine ; mais l'opinion que l'on avait de leur autorité infaillible, s'étant perdue avec leur puissance temporelle, elle a été transportée au mufti.

Cependant quoiqu'il y ait une grande diversité entre les docteurs dans l'explication de leur loi, quiconque observe les cinq articles fondamentaux de leur religion, est reputé comme véritable fidèle. Le premier de ces articles regarde la pureté extérieure de leurs corps et de leurs habits. Le second consiste à faire leurs prières cinq fois le jour. Le troisième oblige à jeuner le mois de Ramazan. Le quatrième prescrit de donner la zécat, c'est-à-dire l'aumône. Le cinquième recommande le voyage de la Mecque quand la chose est possible ; mais ils n'ont qu'un seul article de foi, savoir, qu'il n'y a qu'un seul Dieu, et que Mahomet est son prophète. Les autres cérémonies, comme la circoncision, l'observation du vendredi pour un jour de dévotion, l'abstinence de la chair de pourceau et du sang des animaux n'ont été recommandées que pour marques de l'obéissance d'un musulman.

Le mufti, dont j'ai déjà dit un mot, est le chef principal de la religion des Turcs, et l'oracle de toutes les difficultés qui peuvent naître sur l'explication de leur loi. Le grand-seigneur le nomme, et dans les causes civiles et criminelles, il donne, quand il est consulté, son avis par écrit du oui ou du non, à quoi il ajoute ces mots bien sages, Dieu sait ce qui est meilleur. Lorsque ce papier est porté au cadi ou juge, il y conforme toujours son jugement, et la sentence s'exécute sans délai et sans appel. Aujourd'hui, on ne consulte guère le mufti que pour la forme ; le grand-vizir décide par lui-même et exécute ce qu'il a résolu, après quoi il demande l'approbation du mufti et le sens de la loi ; alors le mufti a un vaste champ pour trouver des interprétations, d'autant plus que c'est une maxime reçue, que la loi mahométane s'accommode aux temps et aux conjonctures.

Après la charge de mufti, celle de cadilesker est la plus considérable. Le cadilesker est non-seulement juge de la milice, mais il peut connaître de toutes sortes de causes et de procès entre toutes sortes de personnes.

Les mollas exercent la juridiction de juges, les uns sur une province entière de beglerbegs, et les autres sur de petites provinces ; ces deux sortes de mollas commandent aux cadis de leur dépendance.

Les imants sont des prêtres de paroisses ; leur fonction consiste à appeler le peuple aux prières, et à lui servir de guide dans les mosquées aux heures prescrites. Ils sont aussi obligés de lire tous les vendredis des sentences ou des versets de l'alcoran. Il y en a peu qui osent entreprendre de prêcher, à-moins qu'ils n'aient bien de la vanité, ou qu'ils ne craient avoir bien du talent ; ils laissent ce soin aux scheichs, et à ceux qui font profession de prêcher, et qui passent ordinairement leur vie dans les monastères. Le mufti n'a point de juridiction sur les imants, pour ce qui regarde le gouvernement de leurs paroisses, car il n'y a à cet égard-là nulle supériorité, nulle hiérarchie entr'eux, chacun étant indépendant dans sa paraisse, mais ils sont sujets aux magistrats dans les causes civiles et criminelles.

On peut mettre les émirs au nombre des ecclésiastiques, parce qu'ils sont de la race de Mahomet. Pour marque de cette illustre origine, ils portent le turban verd, et jouissent de grands privilèges. Ils ont deux officiers supérieurs, l'un se nomme nakth-escheref ; l'autre s'appelle alemdar, et porte l'enseigne verte de Mahomet, lorsque le grand - seigneur se montre en public. Voyez MUFTI, CADILESKER, MOLLA, IMAN, SCHEICH, EMIR, etc.

Les Turcs ont dans leur religion un grand nombre de sectes particulières, mais il y en a deux générales qui divisent les mahométants ; savoir, celle qui est suivie par les Turcs, et celle qui est reçue par les Persans. L'intérêt des princes qui gouvernent ces deux peuples, et leur différente éducation, contribuent beaucoup à entretenir la haine que la diversité de leurs opinions a fait naître. La secte des Turcs tient Mahomet pour le plus considérable des prophetes, et celle des Perses estime qu'Aly lui doit être préféré.

Les Turcs vivent en général fort sobrement, et divisent le peu de nourriture qu'ils prennent en plusieurs repas. Le mouton est leur viande ordinaire la plus exquise ; ils mangent beaucoup de fruits, de légumes, de riz, de froment mondé, de miel et de sucre. Leur riz et leur froment mondé, font une nourriture légère, facîle à digérer, et fort aisée à apprêter. Leurs tables sont bientôt dressées, tout le monde sait qu'ils mangent à terre.

Ils usent de différentes boissons pour compenser le vin qui leur est défendu par l'alcoran. Ces boissons sont ou purement naturelles, comme l'eau de puits, de rivière et de fontaine ; ou artificielles, qui consiste dans le laitage de plusieurs animaux, et dans les liqueurs froides et chaudes ; les plus ordinaires de celles-ci, sont le caffé et le salep qu'ils font avec de la racine de satirion. Leur plus exquise boisson est le sorbet, composé du suc de cerises et d'autres fruits. Ils boivent toujours assis, à-moins que la nécessité ne les oblige à se tenir debout. Ils mettent en été l'eau commune à la glace, lorsqu'ils peuvent en avoir, ou en jettent dans les vases de verre et de porcelaine dans lesquels ils boivent.

Les Turcs sont dans le fond plus portés au repos qu'à l'activité ; cependant ce naturel fait plus ou moins d'impression sur eux à mesure qu'ils habitent sous différents climats. Les Turcs asiatiques aiment beaucoup leur tranquillité ; au contraire, ceux de l'Albanie et de quelqu'autres parties de l'Illyrie, trouvent une vie active et laborieuse plus à leur gout. Ceux de Constantinople languissent dans une molle oisiveté, suivant l'usage des habitants des capitales ; les fatigues et les travaux sont pour les esclaves, et pour les gens réduits à une extrême pauvreté, comme sont les paysans grecs et arméniens.

Le sommeil est réglé chez les Turcs, de même que le sont les veilles par la distribution des heures pour les prières. Quoiqu'ils cherchent toutes leurs commodités pour dormir, ils ne se deshabillent que rarement tout à fait ; ils gardent au lit leur habillement de dessous, et se couvrent la tête avec une écharpe plus grosse que celle qu'ils portent le jour. Ils font excès des bains sudorifiques, qu'ils répétent plusieurs fois la semaine, et joignent dans cet usage le motif de leur santé à celui de la préparation qu'exige la prière, comme si cette préparation requérait de se procurer une sueur violente, qui ne tend qu'à les affoiblir. Il y a dans Constantinople seule, trente-trois bains chauds somptueusement bâtis, et qui pendant le jour ont des heures marquées pour les hommes, et d'autres pour les femmes. Ils affoiblissent encore leur constitution par des remèdes violents qu'ils prennent pour s'exciter à l'amour, et qui ne font que nuire à leur santé, et les rendre incapables de soutenir les fatigues de la guerre.

Pour peu qu'ils aient de fortune, ils l'emploient volontiers à élever des mosquées, des fontaines sur le grand chemin, des ponts, et des hôtelleries publiques qu'on nomme caravenserais ; mais ils tâchent de faire ces établissements de manière qu'ils puissent apporter un certain revenu à leurs descendants. Un grand motif, outre celui de la religion, les détermine à ces sortes de fondations ; c'est que si le capital qu'ils y emploient restait entre leurs mains, il serait confisqué au plus tard après leur mort ; au lieu que dès qu'il est consacré à Dieu, aucune loi, ni même tout le pouvoir du sultan ne sauraient l'aliéner.

Dans Constantinople, il y a pour la prière du vendredi quatre cent quatre-vingt-cinq mosquées, dont sept sont nommées impériales, parce qu'elles ont été bâties par des empereurs turcs à grands frais. Toutes ces mosquées ont des revenus considérables. Il y a de plus dans chaque quartier, des endroits particuliers appelés meschites, ou mosquées ordinaires pour la prière. On en compte quatre mille quatre cent quatre-vingt-quinze, fréquentées uniquement par les Turcs.

Les inarets, espèces d'hôpitaux où l'on donne à manger aux pauvres, selon l'ordre prescrit par les fondateurs, sont au nombre de cent, et il y a cinq cent quinze écoles publiques. Il arrive de-là qu'on ne voit point de mendiants chez les Turcs, et que leurs fondations pieuses sont innombrables. Ils sont par principe de religion, hospitaliers, même envers les ennemis de leur culte. Ils vont se promener sur les grands chemins, avant midi et vers le soir, pour découvrir les passagers, et les inviter à loger chez eux.

Les chrétiens ont tort de les accuser de ne savoir pas lire, et d'entendre à peine l'alcoran, puisqu'ils n'ont tant d'écoles publiques que pour l'instruction. Ils n'ont point chez eux de savants qui ne sache à fond le turc, le persan et l'arabe. Ils s'appliquent beaucoup à la médecine, à la géométrie, à la géographie et à la morale. S'ils font imprimer peu d'ouvrages, c'est pour ne point empêcher leurs copistes qui sont en très-grand nombre de gagner leur vie.

La monnaie particulière de l'empire commença de paraitre l'an de l'hégire 65. Abdilmelik, roi de Damas, fut le premier de tous les mahométants qui fit battre monnaie ; on ne se servait auparavant que de monnaies étrangères. La monnaie turque est de trois sortes de métaux, d'or, d'argent et de cuivre. Elle n'a point d'autre marque, que certains caractères qui désignent le nom du sultan régnant, de son père, et quelques mots à sa louange, ou un passage de l'alcoran. La grande vénération que les Turcs ont pour le sultan, est cause qu'on ne met point son effigie sur la monnaie, parce qu'elle passe par les mains de tout le monde ; cependant cette vénération ne les a point empêché quelquefois de faire étrangler ce même sultan, pour le portrait duquel ils ont un si profond respect.

Le gouvernement turc facilite, protège le commerce dans l'empire, et ne charge point les marchandises de droits exorbitants. La Turquie fournit quantité de soie, de laine, de poil de chèvre et de chameau, de coton brut et filé, de lin, de cire, d'huile, de bétail, de cendres, et de bois. La situation de l'empire, qui du côté de l'Asie, confine avec la Perse et l'Arabie-heureuse, est fort avantageuse au commerce. Les Turcs tirent de ces pays-là beaucoup de marchandises, qui se transportent dans les ports de l'Archipel, et se distribuent ensuite aux autres nations de l'Europe. Ces marchandises sont d'un côté des soies, des toiles de Perse et des Indes, des draps d'or, des pierreries, et des drogues médicinales ; de l'autre, ce sont des parfums, des baumes et du caffé qui viennent de l'Arabie-heureuse par la mer Rouge.

Leurs manufactures sont les tanneries, les pelleteries pour toutes sortes d'usages, et les chagrins. La teinture des soies, des laines et des peaux y est dans la dernière perfection pour l'éclat et la durée des couleurs. C'est de ces laines dont ils font leurs tapisseries ; et s'ils avaient des desseins bien entendus, on ne pourrait rien voir au monde de plus beau que leurs ouvrages en ce genre.

Les marchandises que les nations européennes fournissent aux Turcs, ne sont point d'un assez grand prix pour pouvoir être échangées avec les leurs, sans un retour considérable en argent comptant. Les Anglais, les François et les Vénitiens sont obligés de fournir beaucoup de comptant pour la balance.

La Porte ayant reconnu l'avantage qu'elle retirait de son commerce avec les nations de l'Europe, a tâché de le faciliter. Dans cette vue, elle a accordé des privilèges par les traités qu'elle a faits avec leurs souverains, qui depuis tiennent des ambassadeurs à Constantinople, pour veiller à l'observation de leur contenu. Ces ambassadeurs ont sous eux des consuls de leur nation dans les échelles principalement de l'Asie, et depuis le Caire jusqu'à Alep, aussi-bien que dans les villes méditerranées et dans les ports de mer, comme à Smyrne, à Tripoli de Sourie, à Saïde, à Alexandrie, et autres.

On ne lève en Turquie qu'un seul droit d'entrée fort modique, après quoi tout le pays est ouvert aux marchandises. Les déclarations fausses n'emportent même ni confiscation ni augmentation de droits. Tout le contraire se pratique en Europe ; les peines fiscales y sont très-sévères. C'est qu'en Europe le marchand a des juges qui peuvent le garantir de l'oppression ; en Turquie les juges seraient eux-mêmes les oppresseurs ; et le trésor de Constantinople ne retirerait rien. Que fera le marchand contre un bacha despote, qui confisquerait ses marchandises ?

Le tribut naturel au gouvernement modéré est l'impôt sur les marchandises dont le commerçant fait les avances. En Angleterre il en fait de prodigieuses pour un seul tonneau de vin ; mais quel est le marchand qui oserait faire des avances sur les marchandises dans un pays gouverné comme la Turquie ? et quand il l'oserait, comment le pourrait-il avec une fortune suspecte, incertaine, ruinée ?

Pour que tout ne soit pas perdu dans un état despotique, il faut au-moins que l'avidité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi, en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions des gens du peuple. Mais comme le grand-seigneur donne la plupart des terres à sa milice, et en dispose à sa fantaisie, comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l'empire, comme lorsqu'un homme meurt sans enfants mâles, le grand-seigneur a la propriété, et que les filles n'ont que l'usufruit, il arrive que la plupart des biens de l'état sont possédés d'une manière précaire.

Comme en Turquie l'on fait très-peu d'attention à la fortune, à la vie, à l'honneur des sujets, on termine promptement d'une façon ou d'une autre toutes les disputes. La manière de les finir est indifférente, pourvu qu'on finisse. Le bacha d'abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoye chez eux. Ce n'est pas là la formalité de justice qui convient dans les états modérés, où l'on ne peut ôter l'honneur et les biens à aucun citoyen, qu'après l'examen le plus long et le plus réfléchi.

Un des fléaux de la Turquie qui dépend uniquement du climat, est la peste, dont le siege principal est en Egypte. On a imaginé dans les états de l'Europe un moyen admirable pour arrêter les progrès du mal ; on forme une ligne de troupes autour du pays infecté, pour empêcher toute communication ; on fait faire une quarantaine aux vaisseaux suspects ; on parfume les hardes, les papiers, les lettres qui viennent du lieu pestiferé. Les Turcs n'ont, à cet égard, aucune police ; ils voient les Chrétiens dans la même ville échapper au danger, dont ils sont eux seuls la victime. La doctrine d'un destin rigide qui règle tout, fait en Turquie du magistrat un spectateur tranquille : il pense mal-à-propos que Dieu a déjà tout fait, et que lui n'a rien à faire.

Il faut lire sur l'empire ottoman l'histoire admirable qu'en a donné le chevalier anglais Paul Ricaut, et qui forme trois volumes in-folio. On peut y ajouter pour les temps plus modernes l'histoire des Turcs, publiée par le prince Cantemire. (D.J.)