S. m. (Grammaire) " Les tropes, dit M. du Marsais (Trop. part. I. art. iv.), sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n'est pas précisément la signification propre de ce mot... Ces figures sont appelées tropes, du grec , conversio, dont la racine est , verto. Elles sont ainsi appelées, parce que, quand on prend un mot dans le sens figuré, on le tourne, pour ainsi dire, afin de lui faire signifier ce qu'il ne signifie point dans le sens propre. Voyez SENS. Voiles, dans le sens propre, ne signifie point vaisseaux, les voiles ne sont qu'une partie du vaisseau : cependant voiles se dit quelquefois pour vaisseaux. Par exemple, lorsque, parlant d'une armée navale, je dis qu'elle était composée de cent voiles ; c'est un trope, voiles est là pour vaisseaux : que si je substitue le mot de vaisseaux à celui de voiles, j'exprime également ma pensée, mais il n'y a plus de figure.

Les tropes sont des figures, puisque ce sont des manières de parler qui, outre la propriété de faire connaître ce qu'on pense, sont encore distinguées par quelque différence particulière, qui fait qu'on les rapporte chacune à une espèce à part. Voyez FIGURE.

Il y a dans les tropes une modification ou différence générale qui les rend tropes, et qui les distingue des autres figures : elle consiste en ce qu'un mot est pris dans une signification qui n'est pas précisément sa signification propre... Par exemple, il n'y a plus de Pyrénées, dit Louis XIV.... lorsque son petit-fils le duc d'Anjou, depuis Philippe V. fut appelé à la couronne d'Espagne. Louis XIV. voulait-il dire que les Pyrénées avaient été abimées ou anéanties ? nullement : personne n'entendit cette expression à la lettre et dans le sens propre ; elle avait un sens figuré... Mais quelle espèce particulière de trope ? Cela dépend de la manière dont un mot s'écarte de sa signification propre pour en prendre une autre. "

I. De la subordination des TROPES et de leurs caractères particuliers. (Ibid. part. II. art. xxj.) " Quintilien dit que les Grammairiens, aussi-bien que les Philosophes, disputent beaucoup entre eux pour savoir combien il y a de différentes classes de tropes, combien chaque classe renferme d'espèces particulières, et enfin quel est l'ordre qu'on doit garder entre ces classes et ces espèces. Circa quem (tropum) inexplicabilis, et grammaticis inter ipsos et philosophis, pugna est ; quae sint genera, quae species, quis numerus, quis cui subjiciatur. Inst. orat. lib. VIII. cap. vj.... Mais toutes ces discussions sont assez inutiles dans la pratique, et il ne faut point s'amuser à des recherches qui souvent n'ont aucun objet certain ".

[Il me semble que cette dernière observation de M. du Marsais n'est pas assez réfléchie. Rien de plus utîle dans la pratique, que d'avoir des notions bien précises de chacune des branches de l'objet qu'on embrasse ; et ces notions portent sur la connaissance des idées propres et distinctives qui les caractérisent : or cette connaissance, à l'égard des tropes, consiste à savoir ce que Quintilien disait n'être encore déterminé ni par les Grammairiens, ni par les Philosophes, quae sint genera, quae species, quis numerus, quis cui subjiciatur ; et loin d'insinuer la remarque que fait à ce sujet M. du Marsais, Quintilien aurait dû répandre la lumière sur le système des tropes, et ne pas le traiter de bagatelles inutiles pour l'institution de l'orateur, omissis quae mihi ad instituendum oratorem pertinent cavillationibus. Une chose singulière et digne de remarque, c'est que ces deux grands hommes, après avoir en quelque sorte condamné les recherches sur l'assortiment des parties du système des tropes, ne se sont pourtant pas contentés de les faire connaître en détail ; ils ont cherché à les groupper sous des idées communes, et à rapprocher ces grouppes en les liant par des idées plus générales : témoignage involontaire, mais certain, que l'esprit de système a pour les bonnes têtes un attrait presque irrésistible, et conséquemment qu'il n'est pas sans utilité. Voici donc comment continue le grammairien philosophe. Ibid. ]

" Toutes les fois qu'il y a de la différence dans le rapport naturel qui donne lieu à la signification empruntée, on peut dire que l'expression qui est fondée sur ce rapport appartient à un trope particulier.

C'est le rapport de ressemblance qui est le fondement de la catachrèse et de la métaphore ; on dit au propre une feuille d'arbre, et par catachrèse une feuille de papier, parce qu'une feuille de papier est à-peu-près aussi mince qu'une feuille d'arbre. La catachrèse est la première espèce de métaphore ". [Cependant M. du Marsais, en traitant de la catachrèse, part. I. art. j. dit que la langue, qui est le principal organe de la parole, a donné son nom par métonymie au mot générique dont on se sert pour marquer les idiomes, le langage des différentes nations, langue latine, langue française ; et il donne cet usage du mot langue, comme un exemple de la catachrèse. Voilà donc une catachrèse qui n'est point une espèce de métaphore, mais une métonymie. Cette confusion des termes prouve mieux que toute autre chose la nécessité de bien établir le système des tropes. ] " On a recours à la catachrèse par nécessité, quand on ne trouve point de mot propre pour exprimer ce qu'on veut dire ". [Voilà, si je ne me trompe, le véritable caractère distinctif de la catachrèse : une métaphore, une métonymie, une synecdoque, etc. devient catachrèse, quand elle est employée par nécessité pour tenir lieu d'un mot propre qui manque dans la langue. D'où je conclus que la catachrèse est moins un trope particulier, qu'un aspect sous lequel tout autre trope peut être envisagé.] " Les autres espèces de métaphores se font par d'autres mouvements de l'imagination, qui ont toujours la ressemblance pour fondement.

L'ironie au contraire est fondée sur un rapport d'opposition, de contrariété, de différence, &, pour ainsi dire, sur le contraste qu'il y a ou que nous imaginons entre un objet et un autre ; c'est ainsi que Boileau a dit (sat. ix.) Quinault est un Virgile. " [Il me semble avoir prouvé, article IRONIE, que cette figure n'est point un trope, mais une figure de pensée.]

" La métonymie et la synecdoque, aussi-bien que les figures qui ne sont que des espèces de l'une ou de l'autre, sont fondées sur quelqu'autre sorte de rapport, qui n'est ni un rapport de ressemblance, ni un rapport du contraire. Tel est, par exemple, le rapport de la cause à l'effet ; ainsi dans la métonymie et dans la synecdoque, les objets ne sont considérés ni comme semblables ni comme contraires ; on les regarde seulement comme ayant entr'eux quelque relation, quelque liaison, quelque sorte d'union : mais il y a cette différence, que, dans la métonymie, l'union n'empêche pas qu'une chose ne subsiste indépendamment d'une autre ; au lieu que, dans la synecdoque, les objets dont l'un est dit pour l'autre ont une liaison plus dépendante ; l'un est compris sous le nom de l'autre ; ils forment un ensemble, un tout.... "

[Je crois que voilà les principaux caractères généraux auxquels on peut rapporter les tropes. Les uns sont fondés sur une sorte de similitude : c'est la métaphore, quand la figure ne tombe que sur un mot ou deux ; et l'allégorie, quand elle règne dans toute l'étendue du discours. Les autres sont fondés sur un rapport de correspondance : c'est la métonymie, à laquelle il faut encore rapporter ce que l'on désigne par la dénomination superflue de métalepse. Les autres enfin sont fondés sur un rapport de connexion : c'est la synecdoque avec ses dépendances ; et l'antonomase n'en est qu'une espèce, désignée en pure perte par une dénomination différente.

Qu'on y prenne garde ; tout ce qui est véritablement trope est compris sous l'une de ces trois idées générales ; ce qui ne peut pas y entrer n'est point trope, comme la périphrase, l'euphémisme, l'allusion, la litote, l'hyperbole, l'hypotypose, etc. J'ai dit ailleurs à quoi se réduisait l'hypallage, et ce qu'il faut penser de la syllepse.

La métaphore, la métonymie, la synecdoque, gardent ces noms généraux, quand elles ne sont dans le discours que par ornement ou par énergie ; elles sont toutes les trois du domaine de la catachrèse, quand la disette de la langue s'en fait une ressource inévitable : mais, sous cet aspect, la catachrèse doit être placée à côté de l'onomatopée ; et ce sont deux principes d'étymologie, peut-être les deux sources qui ont fourni le plus de mots aux langues : ni l'un ni l'autre ne sont des tropes. ]

II. De l'utilité des TROPES. C'est M. du Marsais qui Ve parler. Part. I. art. VIIe §. 2.

1°. " Un des plus fréquents usages des tropes, c'est de réveiller une idée principale, par le moyen de quelque idée accessoire : c'est ainsi qu'on dit, cent voiles pour cent vaisseaux, cent feux pour cent maisons, il aime la bouteille pour il aime le vin, le fer pour l'épée, la plume ou le style pour la manière d'écrire, etc. "

2°. " Les tropes donnent plus d'énergie à nos expressions. Quand nous sommes vivement frappés de quelque pensée, nous nous exprimons rarement avec simplicité ; l'objet qui nous occupe se présente à nous avec les idées accessoires qui l'accompagnent ; nous prononçons les noms de ces images qui nous frappent : ainsi nous avons naturellement recours aux tropes, d'où il arrive que nous faisons mieux sentir aux autres ce que nous sentons nous-mêmes. De-là viennent ces façons de parler, il est enflammé de colere, il est tombé dans une erreur grossière, flétrir la réputation, s'enivrer de plaisir, etc. "

[Les tropes, dit le P. Lamy (rhét. liv. II. ch. vj.) font une peinture sensible de la chose dont on parle. Quand on appelle un grand capitaine un soudre de guerre, l'image du foudre représente sensiblement la force avec laquelle ce capitaine subjugue des provinces entières, la vitesse de ses conquêtes et le bruit de sa réputation et de ses armes. Les hommes, pour l'ordinaire, ne sont capables de comprendre que les choses qui entrent dans l'esprit par les sens : pour leur faire concevoir ce qui est spirituel, il se faut servir de comparaisons sensibles, qui sont agréables, parce qu'elles soulagent l'esprit, et l'exemptent de l'application qu'il faut avoir pour découvrir ce qui ne tombe pas sous les sens. C'est pourquoi les expressions métaphoriques prises des choses sensibles, sont très-fréquentes dans les saintes Ecritures. Lorsque les prophetes parlent de Dieu, ils se servent continuellement de métaphores tirées de choses exposées à nos sens.... ils donnent à Dieu des bras, des mains, des yeux ; ils l'arment de traits, de carreaux, de foudres ; pour faire comprendre au peuple sa puissance invisible et spirituelle, par des choses sensibles et corporelles. S. Augustin dit pour cette raison.... Sapientia Dei, quae cùm infantiâ nostrâ parabolis et similitudinibus quodammodo ludere non dedignata est, prophetas voluit humano more de divinis loqui ; ut hebetes hominum animi divina et caelestia, terrestrium similitudine, intelligèrent. ]

3°. " Les tropes ornent le discours. M. Fléchier voulant parler de l'instruction qui disposa M. le duc de Montausier à faire abjuration de l'hérésie, au lieu de dire simplement qu'il se fit instruire, que les ministres de J. C. lui apprirent les dogmes de la religion catholique, et lui découvrirent les erreurs de l'hérésie, s'exprime en ces termes : tombez, tombez, voiles importuns qui lui couvrez la vérité de nos mystères : et vous, prêtres de J. C. prenez le glaive de la parole, et coupez sagement jusqu'aux racines de l'erreur, que la naissance et l'éducation avaient fait croitre dans son âme. Mais par combien de liens était-il retenu ?

Outre l'apostrophe, figure de pensée, qui se trouve dans ces paroles, les tropes en font le principal ornement : tombez voiles, couvrez, prenez le glaive, coupez jusqu'aux racines, croitre, liens, retenu ; toutes ces expressions sont autant de tropes qui forment des images, dont l'imagination est agréablement occupée. "

(Par le moyen des tropes, dit encore le P. Lamy (loc. cit.) on peut diversifier le discours. Parlant longtemps sur un même sujet, pour ne pas ennuyer par une répétition trop fréquente des mêmes mots, il est bon d'emprunter les noms des choses qui ont de la liaison avec celles qu'on traite, et de les signifier ainsi par des tropes qui fournissent le moyen de dire une même chose en mille manières différentes. La plupart de ce qu'on appelle expressions choisies, tours élégans, ne sont que des métaphores, des tropes, mais si naturels et si clairs, que les mots propres ne le seraient pas davantage. Aussi notre langue, qui aime la clarté et la naïveté, donne toute liberté de s'en servir ; et on y est tellement accoutumé, qu'à peine les distingue-t-on des expressions propres, comme il parait dans celles-ci qu'on donne pour des expressions choisies : Il faut que la complaisance ôte à la sévérité ce qu'elle a d'amer, et que la sévérité donne quelque chose de piquant à la complaisance, etc. La sagesse la plus austère ne tient pas longtemps contre les grandes largesses, et les âmes vénales se laissent éblouir par l'éclat de l'or.... Ces métaphores sont un grand ornement dans le discours.]

4°. " Les tropes rendent le discours plus noble : les idées communes, auxquelles nous sommes accoutumés, n'excitent point en nous ce sentiment d'admiration et de surprise qui élève l'âme : en ces occasions on a recours aux idées accessoires, qui prêtent, pour ainsi dire, des habits plus nobles à ces idées communes. Tous les hommes meurent également ; voilà une pensée commune : Horace a dit (1. od. 4.) : Pallida mors aequo pulsat pede pauperum tabernas regumque turres. On sait la paraphrase simple et naturelle que Malherbe a fait de ces vers :

La mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ;

On a beau la prier,

La cruelle qu'elle est se bouche les oreilles

Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,

Est sujet à ses lois ;

Et la garde qui veille aux barrières du louvre,

N'en défend pas nos rais.

Au lieu de dire que c'est un phénicien qui a inventé les caractères de l'Ecriture, ce qui serait une expression trop simple pour la poésie, Brébeuf a dit : Pharsale, l. III.

C'est de lui que nous vient cet art ingénieux,

De peindre la parole et de parler aux yeux,

Et par les traits divers des figures tracées

Donner de la couleur et du corps aux pensées. "

[Ces quatre vers sont fort estimés ; dit M. le cardinal de Bernis ; (disc. à la tête de ses poésies diverses) cependant, ajoute M. l'abbé Fromant (suppl. de la gramm. gén. part. II. ch. j.) le troisième est très-foible, et les règles exactes de la langue ne sont point observées dans le quatrième : il faudrait dire, de donner de la couleur, et non pas donner. Cette correction est très-exacte ; et l'on aurait encore pu censurer dans le troisième vers, les traits divers des figures, ainsi qu'on le trouve dans la plupart des leçons de ce passage : j'ai sous les yeux une édition de la Pharsale, faite à Rouen en 1663, qui porte, comme je l'ai déjà transcrit, par les traits divers des figures ; ce que je crois plus régulier. Cependant M. l'abbé d'Olivet a conservé de dans la correction qu'il a faite des deux derniers vers, en cette manière.

Qui par les traits divers de figures tracées,

Donne de la couleur et du corps aux pensées.

Lucain avait ennobli à sa manière la pensée simple dont il s'agit, et l'avait fait avec encore plus de précision : lib. III. 220.

Phoenices primi, famae si creditur, ausi

Mansuram rudibus vocem signare figuris. ]

5°. " Les tropes sont d'un grand usage pour déguiser les idées dures, désagréables, tristes, ou contraires à la modestie ".

6°. " Enfin les tropes enrichissent une langue, en multipliant l'usage d'un même mot ; ils donnent à un mot une signification nouvelle, soit parce qu'on l'unit avec d'autres mots auxquels souvent il ne se peut joindre dans le sens propre, soit parce qu'on s'en sert par extension et par ressemblance, pour suppléer aux termes qui manquent dans la langue ". [On peut donc dire des tropes en général, ce que dit Quintilien de la métaphore en particulier : (Inst. VIII. vj.) Copiam quoque sermonis auget, permutando aut mutuando quod non habet : quòdque difficillimum est, praestat ne ulli rei nomen deesse videatur ].

" Mais il ne faut pas croire avec quelques savants, (M. Rollin, traité des études, tom. II. pag. 426. Ciceron, de oratore, n°. 155. alit. xxxviij. Vossius, Inst. orat. lib. IV. cap. VIe n. 14.) que les tropes n'aient d'abord été inventés que par nécessité, à cause du défaut et de la disette des mots propres, et qu'ils aient contribué depuis à la beauté et à l'ornement du discours, de même à-peu-près que les vêtements ont été employés dans le commencement pour couvrir le corps et le défendre contre le froid, et ensuite ont servi à l'embellir et à l'orner. Je ne crois pas qu'il y ait un assez grand nombre de mots qui suppléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que tel ait été le premier et le principal usage des tropes. D'ailleurs ce n'est point là, ce me semble, la marche, pour ainsi dire, de la nature ; l'imagination a trop de part dans le langage et dans la conduite des hommes, pour avoir été précédée en ce point par la nécessité. "

Je pense bien autrement que M. du Marsais à cet égard ; ce n'est point là, dit-il, la marche de la nature : c'est elle-même ; la nécessité est la mère des arts, et elle les a tous précédés. Il n'y a pas, dit-on, un assez grand nombre de mots qui suppléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que le premier et le principal usage des tropes ait été de completer la nomenclature des langues. Cette assertion est hasardée, ou bien l'auteur n'entendait pas assez ce qu'il faut entendre ici par la disette des mots propres.

Rien ne peut, dit Locke, nous approcher mieux de l'origine de toutes nos notions et connaissances, que d'observer combien les mots dont nous nous servons dépendent des idées sensibles, et comment ceux qu'on emploie pour signifier des actions et des notions tout à fait éloignées des sens, tirent leur origine de ces mêmes idées sensibles, d'où ils sont transférés à des significations plus abstruses pour exprimer des idées qui ne tombent point sous les sens. Ainsi les mots suivants, imaginer, comprendre, s'attacher, concevoir, etc. sont tous empruntés des opérations des choses sensibles, et appliqués à certains modes de penser. Le mot esprit, dans sa première signification, c'est le souffle ; celui d'ange signifie messager ; et je ne doute point que si nous pouvions conduire tous les mots jusqu'à leur source, nous ne trouvassions que, dans toutes les langues, les mots qu'on emploie pour signifier des choses qui ne tombent pas sous les sens, ont tiré leur première origine d'idées sensibles.

Aux exemples cités par M. Locke, M. le président de Brosses en ajoute une infinité d'autres, qui marquent encore plus précisément comment les hommes se forment des termes abstraits sur des idées particulières, et donnent aux êtres moraux des noms tirés des objets physiques : ce qui supposant analogie et comparaison entre les objets des deux genres, démontre l'ancienneté et la nécessité des tropes dans la nomenclature des langues.

" En langue latine, dit ce savant magistrat, calamitas et aerumna signifient un malheur, une infortune : mais dans son origine, le premier a signifié la disette des grains, et le second, la disette de l'argent. Calamitas, de calamus, grêle, tempête qui rompt les tiges du blé. Aerumna, de aes, aeris. Nous appelons en français, terre en chaume, une terre qui n'est point ensemencée, qu'on laisse reposer, et dans laquelle, après qu'on a coupé l'épi, il ne reste plus que le tuyau (calamus) attaché à sa racine : de-là vient qu'on a dit chommer une fête, pour la célébrer, ne pas travailler ce jour-là, se reposer ; " (chaumer un champ, veut dire en arracher le chaume, et c'est pour différencier ces deux sens, que l'on écrit chommer une fête.) " De-là vient le mot calme pour repos, tranquillité ; mais combien la signification du mot calme n'est-elle pas différente du mot calamité, et quel étrange chemin n'ont pas fait ici les expressions et les idées des hommes !

En la même langue incolumis, sain et sauf, (qui est sine columnâ) ; expression tirée de la comparaison d'un bâtiment qui, étant en bon état, n'a pas besoin d'étaie.

Diviser (dividere), vient de la racine celtique div (riviere) : le terme relatif diviser a été formé sur un objet physique, à la vue des rivières qui séparaient naturellement les terres : de même de rivales, qui se dit dans le sens propre, des bestiaux qui s'abreuvent à une même rivière, ou à un même gué, on en fait au figuré rivaux, rivalité, pour signifier la jalousie entre plusieurs prétendants à une même chose.

Considérer, c'est regarder un astre ; de sidus, sideris. Refléchir, c'est plier en deux, comme si l'on pliait ses pensées les unes sur les autres, pour les rassembler et les combiner. Remarquer, c'est distinguer un objet, le particulariser, le circonscrire en le séparant des autres, de la racine allemande mark (borne, confin, limite) ".

J'omets, pour abréger, quantité d'autres exemples cités par le même académicien, et j'en viens à une observation qu'il établit lui-même sur ces exemples. " Remarquez en général, dit-il, qu'il n'est pas possible, dans aucune langue, de citer aucun terme moral dont la racine ne soit physique. J'appelle termes physiques les noms de tous les individus qui existent réellement dans la nature : j'appelle termes moraux les noms des choses qui, n'ayant pas une existence réelle et sensible dans la nature, n'existent que par l'entendement humain qui en a produit les archétypes ou originaux. Peut-être pourrait-on dire à la rigueur, que les mots pli et marque ne sont pas des noms de substance physique et réelle, mais de mode et de relation ; mais il ne faut pas presser ceci selon une métaphysique trop rigoureuse : les qualités et les substances réelles peuvent bien être rangées ici dans la classe du physique, à laquelle elles appartiennent bien plus qu'à celle des purs êtres moraux.

Citons encore un exemple tiré de la racine sidus, propre à montrer que les termes qui n'appartiennent qu'au sentiment de l'âme, sont tous tirés des objets corporels ; c'est le mot désir, syncopé du latin desiderium, qui, signifiant dans cette langue plus encore le regret de la perte que le souhait de la possession, s'est particulièrement étendu dans la nôtre au dernier sentiment de l'âme : la particule privative de précédant le verbe siderare, nous montre que desiderare, dans sa signification purement littérale, ne voulait dire autre chose qu'être privé de la vue des astres ou du soleil ; le terme qui exprimait la perte d'une chose si souhaitable, pour l'homme, s'est généralisé [par une synecdoque de la partie pour le tout], pour tous les sentiments de regret ; et ensuite [par une autre synecdoque de l'espèce pour le genre] pour tous les sentiments de désir qui sont encore plus généraux : car le regret n'est que le souhait de ce que l'on a perdu ; et le désir regarde aussi-bien ce que l'on voudrait obtenir, que ce que l'on ne possède plus. Ces deux exemples sont d'autant plus frappans que les deux expressions considerare et desiderare n'ayant rien de commun dans l'idée qu'ils présentent, ni dans l'affection de l'âme, et se trouvant chacun précédé d'une particule qui les caractérise, on ne pourrait les tirer ainsi tous deux de siderare, si le développement de l'opération de l'esprit, dans la formation des mots, n'avait été tel qu'on vient de le décrire ".

Il serait aisé de multiplier ces exemples en très-grand nombre : [& j'en supprime effectivement une quantité considérable dont M. le président de Brosses a enrichi ses mémoires] " ceux-ci doivent suffire aux personnes intelligentes pour les mettre sur les voies de la manière dont procede la formation de ces sortes de termes qui expriment des idées relatives ou intellectuelles. Pour leur démontrer qu'il n'y en a point de cette espèce qui ne viennent d'une image d'un objet extérieur, physique et sensible ; c'est qu'étant difficîle de démêler le fil de ces sortes de dérivations, où souvent la racine n'est plus connue, où l'opération de l'homme est toujours vague, arbitraire, et fort compliquée ; on doit, en bonne logique, juger des choses que l'on ne peut connaître, par celles de même espèce qui sont si bien connues, en les ramenant à un principe dont l'évidence se fait apercevoir par-tout où la vue peut s'étendre. Quelque langue que l'on veuille parcourir, on y trouvera dans la formation de leurs mots, le même procédé dont je viens de donner des exemples pris de la langue française ".

Qu'est-ce autre chose que des tropes et des métaphores continuelles, qui favorisent cette formation des termes intellectuels ? la comparaison et la similitude y sont sensibles : or il est constant que les hommes ont eu besoin de très-bonne heure de cette espèce de termes ; et il n'y a presque pas à douter que l'expédient de les prendre par analogie dans l'ordre physique, ne soit aussi ancien et ne vienne de la même source que le langage même. Voyez LANGUE. Nous pouvons donc croire que les tropes doivent leur première origine à la nécessité, et que ce que dit Quintilien de la métaphore, est vrai de tous les tropes, savoir que praestat ne ulli rei nomen deesse videatur.

" La vivacité avec laquelle nous ressentons ce que nous voulons exprimer, dit avec raison M. du Marsais (loc. cit.), excite en nous ces images ; nous en sommes occupés les premiers, et nous nous en servons ensuite pour mettre en quelque sorte devant les yeux des autres, ce que nous voulons leur faire entendre.... les rhéteurs ont ensuite remarqué que telle expression était plus noble, telle autre plus énergique, celle-là plus agréable, celle-ci moins dure ; en un mot ils ont fait leurs observations sur le langage des hommes " [& l'art s'est établi sur les procedés nécessaires de la nature : les différents degrés de succès des moyens suggérés par le besoin, ont servi de fondement aux règles fixées ensuite par l'art, pour ajouter l'agréable à l'utile].

" Pour faire voir que l'on substitue quelquefois des termes figurés à la place des mots propres qui manquent, ce qui est très-véritable, Ciceron, de oratore, lib. III. n. 155. aliter xxxviij. Quintilien, Inst. l. VIII. c. VIe et M. Rollin, tom. II. pag. 246. qui pense et qui parle comme ces grands hommes, disent que c'est par emprunt et par métaphore qu'on a appelé gemma le bourgeon de la vigne, parce, disent-ils, qu'il n'y avait point de mot propre pour l'exprimer. Mais si nous en croyons les étymologistes, gemma est le mot propre pour signifier le bourgeon de la vigne, et ç'a été ensuite par figure que les Latins ont donné ce nom aux perles, et aux pierres précieuses. Gemma est id quod in arboribus tumescit cùm parere incipiunt, à geno, id est, gigno : hinc margarita et deinceps omnis lapis pretiosus dicitur gemma.... quod habet quoque Perottus, cujus haec sunt verba " : lapillos gemmas vocavère à similitudine gemmarum quas in vitibus sive arboribus cernimus ; gemmae enim propriè sunt populi quos primò vites emittunt ; et gemmare vites dicuntur, dum gemmas emittunt (Martinii, lexic. voce gemma). " gemma oculus vitis propriè. 2. gemma deindè generale nomen est lapidum pretiosorum (Bas. Fabri, thesaur. voce gemma). En effet, c'est toujours le plus commun et le plus connu qui est le propre, et qui se prête ensuite au sens figuré. Les laboureurs du pays latin connaissaient les bourgeons des vignes et des arbres, et leur avaient donné un nom avant que d'avoir Ve des perles et des pierres précieuses ; mais comme on donna ensuite par figure et par imitation ce même nom aux perles et aux pierres précieuses, et qu'apparemment Cicéron, Quintilien, et M. Rollin ont Ve plus de perles que de bourgeons de vignes, ils ont cru que le nom de ce qui leur était plus connu, était le nom propre, et que le figuré était celui de ce qu'ils connaissaient moins ".

III. De la manière de faire usage des tropes. C'est particulièrement dans les tropes, dit le P. Lamy, (rhét. l. II. c. iv.) que consistent les richesses du langage ; aussi comme le mauvais usage des grandes richesses cause le déreglement des états, le mauvais usage des tropes est la source de quantité de fautes que l'on commet dans le discours : c'est pourquoi il est important de le bien régler, et pour cela les tropes doivent surtout avoir deux qualités ; en premier lieu, qu'ils soient clairs, et fassent entendre ce qu'on veut dire, puisque l'on ne s'en sert que pour rendre le discours plus expressif : la seconde qualité, c'est qu'ils soient proportionnés à l'idée qu'ils doivent réveiller.

I. Trais choses empêchent les tropes d'être clairs. 1°. S'ils sont tirés de trop loin, et pris de choses qui ne donnent pas occasion à l'âme de penser d'abord à ce qu'il faut qu'elle se représente pour découvrir la pensée de celui qui parle. Pour éviter ce défaut, on doit tirer les métaphores et autres tropes de choses sensibles et qui soient sous les yeux, dont l'image par conséquent se présente d'elle-même sans qu'on la cherche. La sagesse divine, qui s'accommode à la capacité des hommes, nous donne, dans les saintes Ecritures, un exemple du soin qu'on doit avoir de se servir des choses connues à ceux qu'on instruit, lorsqu'il est question de leur faire comprendre quelque chose de difficile. Ceux qui ont l'esprit petit, et qui cependant osent critiquer l'Ecriture, y condamnent les métaphores et les allégories qui y sont prises des champs, des pâturages, des brebis, des chaudières ; ils ne prennent pas garde que les Israélites étaient tous bergers, et qu'ainsi il n'y avait rien qui leur fût plus connu que le ménage de la campagne. Les prêtres, à qui l'Ecriture s'adressait particulièrement, étaient perpétuellement occupés à tuer des bêtes dans le temple, à les écorcher, et à les faire cuire dans les grandes cuisines qui étaient autour du temple. Les écrivains sacrés ne pouvaient donc pas choisir des choses dont les images se présentassent plus facilement à l'esprit des Israélites.

2°. L'idée du trope doit être tellement liée avec celle du mot propre, qu'elles se suivent, et qu'en excitant l'une des deux, l'autre soit renouvellée. Le défaut de cette liaison est la seconde chose qui rend les tropes obscurs.

3°. L'usage trop fréquent des tropes est une autre cause d'obscurité. Les tropes les plus clairs ne signifient les choses qu'indirectement ; l'idée naturelle de ce que l'on n'exprime que sous le voîle des tropes, ne se présente à l'esprit qu'après quelques réflexions ; on s'ennuie de toutes ces réflexions, et de la peine de deviner toujours les pensées de celui qui parle. On ne condamne pourtant ici que le trop fréquent usage des tropes extraordinaires : il y en a qui ne sont pas moins usités que les termes naturels ; et ils ne peuvent jamais obscurcir le discours.

II. Si je veux donner l'idée d'un rocher dont la hauteur est extraordinaire, ces termes grand, haut, élevé, qui se disent des rochers d'une hauteur commune, n'en feront qu'une peinture imparfaite ; mais si je dis que ce rocher semble menacer le ciel, l'idée du ciel, qui est la chose la plus élevée de toute la nature, l'idée de ce mot menacer, qui convient à un homme qui est au-dessus des autres, forment l'idée de la hauteur extraordinaire que je ne pouvais exprimer d'une autre manière ; mais l'image aurait été excessive, si je ne disais que le rocher semble menacer le ciel : et c'est ainsi qu'il faut prendre garde qu'il y ait toujours quelque proportion entre l'idée naturelle du trope et celle que l'on veut rendre sensible.

" Il n'y a rien de plus ridicule en tout genre, dit M. du Marsais, Trop. part. I. art. 7. §. 3. que l'affectation et le défaut de convenance. Moliere, dans ses précieuses, nous fournit un grand nombre d'exemples de ces expressions recherchées et déplacées. La convenance demande qu'on dise simplement à un laquais, donnez des sieges, sans aller chercher le détour de lui dire, voiturez-nous ici les commodités de la conversation, (sç. ix.) De plus les idées accessoires ne jouent point, si j'ose parler ainsi, dans le langage des précieuses de Moliere, ou ne jouent point comme elles jouent dans l'imagination d'un homme sensé, [parce que les idées comparées n'ont entr'elles aucune liaison naturelle] : le conseiller des grâces (sç. vj.), pour dire, le miroir : contentez l'envie qu'a ce fauteuil de vous embrasser (sç. ix.) pour dire, asseyez-vous.

Toutes ces expressions tirées de loin et hors de leur place marquent une trop grande contention d'esprit, et font sentir toute la peine qu'on a eue à les rechercher : elles ne sont pas, s'il est permis de parler ainsi, à l'unisson du bon sens, je veux dire qu'elles sont trop éloignées de la manière de penser de ceux qui ont l'esprit droit et juste, et qui sentent les convenances. Ceux qui cherchent trop l'ornement dans le discours, tombent souvent dans ce défaut sans s'en apercevoir ; ils se savent bon gré d'une expression qui leur parait brillante et qui leur a couté, et se persuadent que les autres doivent être aussi satisfaits qu'ils le sont eux-mêmes.

On ne doit donc se servir de tropes que lorsqu'ils se présentent naturellement à l'esprit ; qu'ils sont tirés du sujet ; que les idées accessoires les font naître, ou que les bienséances les inspirent : ils plaisent alors ; mais il ne faut point les aller chercher dans la vue de plaire.

Il est difficile, dit ailleurs notre grammairien philosophe, part. III. art. 23. en parlant et en écrivant, d'apporter toujours l'attention et le discernement nécessaires pour rejeter les idées accessoires qui ne conviennent point au sujet, aux circonstances et aux idées principales que l'on met en œuvre : de-là il est arrivé dans tous les temps que les écrivains se sont quelquefois servis d'expressions figurées qui ne doivent pas être prises pour modèles.

Les règles ne doivent point être faites sur l'ouvrage d'aucun particulier ; elles doivent être puisées dans le bon sens et dans la nature ; et alors quiconque s'en éloigne, ne doit point être imité en ce point. Si l'on veut former le goût des jeunes gens, on doit leur faire remarquer les défauts aussi-bien que les beautés des auteurs qu'on leur fait lire. Il est plus facîle d'admirer, j'en conviens ; mais une critique sage, éclairée, exempte de passions et de fanatisme, est bien plus utile.

Ainsi l'on peut dire que chaque siècle a pu avoir ses critiques et son dictionnaire néologique. Si quelques personnes disent aujourd'hui avec raison ou sans fondement, (dict. néol.) qu'il règne dans le langage une affectation puérîle ; que le style frivole et recherché passe jusqu'aux tribunaux les plus graves : Ciceron a fait la même plainte de son temps, (Orat. n. 96. aliter xxvij.) est enim quoddam etiam insigne et florents orationis, pictum et expolitum genus, in quo omnes verborum, omnes sententiarum illigantur lepores. Hoc totum è sophistarum fontibus defluxit in forum, &c.

Au plus beau siècle de Rome, selon le P. Sanadon, (Poés. d'Horace, tome II. p. 254.) c'est-à-dire au siècle de Jules-César et d'Auguste, un auteur a dit infantes statuas, pour dire des statues nouvellement faites : un autre, que Jupiter crachait la neige sur les Alpes ; Jupiter hibernas canâ nive conspuit Alpes. Horace se moque de l'un et de l'autre de ces auteurs, II. sat. vers. 40. mais il n'a pas été exemt lui-même des fautes qu'il a reprochées à ses contemporains ". [Je dois remarquer qu'Horaoe ne dit pas Jupiter, mais Furius (qui est le nom du poète qu'il censure) hibernas canâ nive conspuit Alpes. ]

" Quintilien, après avoir repris dans les anciens quelques métaphores défectueuses, dit que ceux qui sont instruits du bon et du mauvais usage des figures ne trouveront que trop d'exemples à reprendre : Quorum exempla nimiùm frequenter reprehendet, qui sciverit haec vitia. (Instit. VIIIe 6.)

Au reste, les fautes qui regardent les mots, ne sont pas celles que l'on doit regarder avec le plus de soin : il est bien plus utîle d'observer celles qui péchent contre la conduite, contre la justesse du raisonnement, contre la probité, la droiture et les bonnes mœurs. Il serait à souhaiter que les exemples de ces dernières sortes de fautes fussent plus rares, ou plutôt qu'ils fussent inconnus ". (B. E. R. M.)