Par le mot manufacture, on entend communément un nombre considérable d'ouvriers, réunis dans le même lieu pour faire une sorte d'ouvrage sous les yeux d'un entrepreneur ; il est vrai que comme il y en a plusieurs de cette espèce, et que de grands ateliers surtout frappent la vue et excitent la curiosité, il est naturel qu'on ait ainsi réduit cette idée ; ce nom doit cependant être donné encore à une autre espèce de fabrique ; celle qui n'étant pas réunie dans une seule enceinte ou même dans une seule ville, est composée de tous ceux qui s'y emploient, et y concourent en leur particulier, sans y chercher d'autre intérêt que celui que chacun de ces particuliers en retire pour soi-même. De-là on peut distinguer deux sortes de manufactures, les unes réunies, et les autres dispersées. Celles du premier genre sont établies de toute nécessité pour les ouvrages qui ne peuvent s'exécuter que par un grand nombre de mains rassemblées, qui exigent, soit pour le premier établissement, soit pour la suite des opérations qui s'y font, des avances considérables, dans lesquelles les ouvrages reçoivent successivement différentes préparations, et telles qu'il est nécessaire qu'elles se suivent promptement ; et enfin celles qui par leur nature sont assujetties à être placées dans un certain terrain. Telles sont les forges, les fenderies, les trifileries, les verreries, les manufactures de porcelaine, de tapisseries et autres pareilles. Il faut pour que celles de cette espèce soient utiles aux entrepreneurs. 1°. Que les objets dont elles s'occupent ne soient point exposés au caprice de la mode, ou qu'ils ne le soient dumoins que pour des varietés dans les espèces du même genre.

2°. Que le profit soit assez fixe et assez considérable pour compenser tous les inconvénients auxquels elles sont exposées nécessairement, et dont il sera parlé ci-après.

3°. Qu'elles soient autant qu'il est possible établies dans les lieux mêmes, où se recueillent et se préparent les matières premières, où les ouvriers dont elles ont besoin puissent facilement se trouver, et où l'importation de ces premières matières et l'exportation des ouvrages, puissent se faire facilement et à peu de frais.

Enfin, il faut qu'elles soient protégées par le gouvernement. Cette protection doit avoir pour objet de faciliter la fabrication des ouvrages, en modérant les droits sur les matières premières qui s'y consomment, et en accordant quelques privilèges et quelques exemptions aux ouvriers les plus nécessaires, et dont l'occupation exige des connaissances et des talents ; mais aussi en les réduisant aux ouvriers de cette espèce, une plus grande extension serait inutîle à la manufacture, et onéreuse au reste du public. Il ne serait pas juste dans une manufacture de porcelaines, par exemple, d'accorder les mêmes distinctions à celui qui jette le bois dans le fourneau, qu'à celui qui peint et qui modèle ; et l'on dira ici par occasion, que si les exemptions sont utiles pour exciter l'émulation et faire sortir les talents, elles deviennent, si elles sont mal appliquées, très-nuisibles au reste de la société, en ce que retombant sur elles, elles dégoutent des autres professions, non moins utiles que celles qu'on veut favoriser. J'observerai encore ici ce que j'ai Ve souvent arriver, que le dernier projet étant toujours celui dont on se veut faire honneur, on y sacrifie presque toujours les plus anciens : de-là le peuple, et notamment les laboureurs qui sont les premiers et les plus utiles manufacturiers de l'état, ont toujours été immolés aux autres ordres ; et par la raison seule qu'ils étaient les plus anciens, ont été toujours les moins protégés. Un autre moyen de protéger les manufactures, est de diminuer les droits de sortie pour l'étranger, et ceux de traite et de détail dans l'intérieur de l'état.

C'est ici l'occasion de dire que la première, la plus générale et la plus importante maxime qu'il y ait à suivre sur l'établissement des manufactures, est de n'en permettre aucune (hors le cas d'absolue nécessité) dont l'objet soit d'employer les principales matières premières venant de l'étranger, si surtout on peut suppléer par celles du pays, même en qualité inférieure.

L'autre espèce de manufacture est de celles qu'on peut appeler dispersées, et telles doivent être toutes celles dont les objets ne sont pas assujettis aux nécessités indiquées dans l'article ci-dessus ; ainsi tous les ouvrages qui peuvent s'exécuter par chacun dans sa maison, dont chaque ouvrier peut se procurer par lui-même ou par autres, les matières premières qu'il peut fabriquer dans l'intérieur de sa famille, avec le secours de ses enfants, de ses domestiques, ou de ces compagnons, peut et doit faire l'objet de ces fabriques dispersées. Telles sont les fabriques de draps, de serges, de toiles, de velours, petites étoffes de laine et de soie ou autres pareilles. Une comparaison exacte des avantages et des inconvénients de celles des deux espèces le feront sentir facilement.

Une manufacture réunie ne peut être établie et se soutenir qu'avec de très-grands frais de bâtiments, d'entretien de ces bâtiments, de directeurs, de contre-maîtres, de teneurs de livres, de caissiers, de préposés, valets et autres gens pareils, et enfin qu'avec de grands approvisionnements : il est nécessaire que tous ces frais se répartissent sur les ouvrages qui s'y fabriquent, les marchandises qui en sortent ne peuvent cependant avoir que le prix que le public est accoutumé d'en donner, et qu'en exigent les petits fabriquans. De-là il arrive presque toujours que les grands établissements de cette espèce sont ruineux à ceux qui les entreprennent les premiers, et ne deviennent utiles qu'à ceux qui profitant à bon marché de la déroute des premiers, et réformant les abus, s'y conduisent avec simplicité et économie ; plusieurs exemples qu'on pourrait citer ne prouvent que trop cette vérité.

Les fabriques dispersées ne sont point exposées à ces inconvéniens. Un tisserand en draps, par exemple, ou emploie la laine qu'il a recoltée, ou en achète à un prix médiocre, et quand il en trouve l'occasion, a un métier dans sa maison où il fait son drap, tout aussi-bien que dans un atelier bâti à grands frais ; il est à lui-même, son directeur, son contre-maître, son teneur de livres, son caissier, etc. se fait aider par sa femme et ses enfants, ou par un ou plusieurs compagnons avec lesquels il vit ; il peut par conséquent vendre son drap à beaucoup meilleur compte que l'entrepreneur d'une manufacture.

Outre les frais que celui-ci est obligé de faire, auxquels le petit fabriquant n'est pas exposé, il a encore le désavantage qu'il est beaucoup plus volé ; avec tous les commis du monde, il ne peut veiller assez à de grandes distributions, de grandes et fréquentes pesées, et à de petits larcins multipliés, comme le petit fabriquant qui a tout sous la vue et sous la main, et est maître de son temps.

A la grande manufacture tout se fait au coup de cloche, les ouvriers sont plus contraints et plus gourmandés. Les commis accoutumés avec eux à un air de supériorité et de commandement, qui véritablement est nécessaire avec la multitude, les traitent durement et avec mépris ; de-là il arrive que ces ouvriers ou sont plus chers, ou ne font que passer dans la manufacture et jusqu'à ce qu'ils aient trouvé à se placer ailleurs.

Chez le petit fabriquant, le compagnon est le camarade du maître, vit avec lui, comme avec son égal ; a place au feu et à la chandelle, a plus de liberté, et préfère enfin de travailler chez lui. Cela se voit tous les jours dans les lieux, où il y a des manufactures réunies et des fabriquans particuliers. Les manufactures n'y ont d'ouvriers, que ceux qui ne peuvent pas se placer chez les petits fabriquans, ou des coureurs qui s'engagent et quittent journellement, et le reste du temps battent la campagne, tant qu'ils ont de quoi dépenser. L'entrepreneur est obligé de les prendre comme il les trouve, il faut que sa besogne se fasse ; le petit fabriquant qui est maître de son temps, et qui n'a point de frais extraordinaires à payer pendant que son métier est vacant, choisit et attend l'occasion avec bien moins de désavantage. Le premier perd son temps et ses frais ; et s'il a des fournitures à faire dans un temps marqué, et qu'il n'y satisfasse pas, son crédit se perd ; le petit fabriquant ne perd que son temps tout au plus.

L'entrepreneur de manufacture est contraint de vendre, pour subvenir à la dépense journalière de son entreprise. Le petit fabriquant n'est pas dans le même besoin ; comme il lui faut peu, il attend sa vente en vivant sur ses épargnes, ou en empruntant de petites sommes.

Lorsque l'entrepreneur fait les achats des matières premières, tout le pays en est informé, et se tient ferme sur le prix. Comme il ne peut guère acheter par petites parties, il achète presque toujours de la seconde main.

Le petit fabriquant achète une livre à la fais, prend son temps, Ve sans bruit et sans appareil au-devant de la marchandise, et n'attend pas qu'on la lui apporte : la choisit avec plus d'attention, la marchande mieux, et la conserve avec plus de soin. Il en est de même de la vente ; le gros fabriquant est obligé presque toujours d'avoir des entrepôts dans les lieux où il débite, et surtout dans les grandes villes où il a de plus des droits à payer. Le petit fabriquant vend sa marchandise dans le lieu même, ou la porte au marché et à la foire, et choisit pour son débit les endroits où il a le moins à payer et à dépenser.

Tous les avantages ci-dessus mentionnés ont un rapport plus direct à l'utilité personnelle, soit du manufacturier, soit du petit fabriquant, qu'au bien général de l'état : mais si l'on considère ce bien général, il n'y a presque plus de comparaison à faire entre ces deux sortes de fabrique. Il est certain, et il est convenu aussi par tous ceux qui ont pensé et écrit sur les avantages du commerce, que le premier et le plus général est d'employer, le plus que faire se peut, le temps et les mains des sujets ; que plus le goût du travail et de l'industrie est répandu, moins est cher le prix de la main-d'œuvre ; que plus ce prix est à bon marché, plus le débit de la marchandise est avantageux, en ce qu'elle fait subsister un plus grand nombre de gens ; et en ce que le commerce de l'état pouvant fournir à l'étranger les marchandises à un prix plus bas, à qualité égale, la nation acquiert la préférence sur celles où la main-d'œuvre est plus dispendieuse. Or la manufacture dispersée a cet avantage sur celle qui est réunie. Un laboureur, un journalier de campagne, ou autre homme de cette espèce, a dans le cours de l'année un assez grand nombre de jours et d'heures où il ne peut s'occuper de la culture de la terre, ou de son travail ordinaire. Si cet homme a chez lui un métier à drap, à toile, ou à petites étoffes, il y emploie un temps qui autrement serait perdu pour lui et pour l'état. Comme ce travail n'est pas sa principale occupation, il ne le regarde pas comme l'objet d'un profit aussi fort que celui qui en fait son unique ressource. Ce travail même lui est une espèce de délassement des travaux plus rudes de la culture de la terre ; &, par ce moyen, il est en état et en habitude de se contenter d'un moindre profit. Ces petits profits multipliés sont des biens très-réels. Ils aident à la subsistance de ceux qui se les procurent ; ils soutiennent la main-d'œuvre à un bas prix : or, outre l'avantage qui résulte pour le commerce général de ce bas prix, il en résulte un autre très-important pour la culture même des terres. Si la main-d'œuvre des manufactures dispersées était à un tel point que l'ouvrier y trouvât une utilité supérieure à celle de labourer la terre, il abandonnerait bien vite cette culture. Il est vrai que par une révolution nécessaire, les denrées servant à la nourriture venant à augmenter en proportion de l'augmentation de la main-d'œuvre, il serait bien obligé ensuite de reprendre son premier métier, comme le plus sur : mais il n'y serait plus fait, et le goût de la culture se serait perdu. Pour que tout aille bien, il faut que la culture de la terre soit l'occupation du plus grand nombre ; et que cependant une grande partie du moins de ceux qui s'y emploient s'occupent aussi de quelque métier, et dans le temps surtout où ils ne peuvent travailler à la campagne. Or ces temps perdus pour l'agriculture sont très-fréquents. Il n'y a pas aussi de pays plus aisés que ceux où ce goût de travail est établi ; et il n'est point d'objection qui tienne contre l'expérience. C'est sur ce principe de l'expérience que sont fondées toutes les réflexions qui composent cet article. Celui qui l'a rédigé a Ve sous ses yeux les petites fabriques faire tomber les grandes, sans autre manœuvre que celle de vendre à meilleur marché. Il a Ve aussi de grands établissements prêts à tomber, par la seule raison qu'ils étaient grands. Les débitants les voyant chargés de marchandises faites, et dans la nécessité pressante de vendre pour subvenir ou à leurs engagements, ou à leur dépense courante, se donnaient le mot pour ne pas se presser d'acheter ; et obligeaient l'entrepreneur à rabattre de son prix, et souvent à perte. Il est vrai qu'il a Ve aussi, et il doit le dire à l'honneur du ministère, le gouvernement venir au secours de ces manufactures, et les aider à soutenir leur crédit et leur établissement.

On objectera sans doute à ces réflexions l'exemple de quelques manufactures réunies, qui non-seulement se sont soutenues, mais ont fait honneur à la nation chez laquelle elles étaient établies, quoique leur objet fût de faire des ouvrages qui auraient pu également être faits en maison particulière. On citera, par exemple, la manufacture de draps fins d'Abbeville ; mais cette objection a été prévenue. On convient que quand il s'agira de faire des draps de la perfection de ceux de Vanrobais, il peut devenir utile, ou même nécessaire, de faire des établissements pareils à celui où ils se fabriquent ; mais comme dans ce cas il n'est point de fabriquant qui soit assez riche pour faire un pareil établissement, il est nécessaire que le gouvernement y concoure, et par des avances, et par les faveurs dont il a été parlé ci-dessus ; mais, dans ce cas-même, il est nécessaire aussi que les ouvrages qui s'y font soient d'une telle nécessité, ou d'un débit si assuré, et que le prix en soit porté à tel point qu'il puisse dédommager l'entrepreneur de tous les désavantages qui naissent naturellement de l'étendue de son établissement ; et que la main-d'œuvre en soit payée assez haut par l'étranger, pour compenser l'inconvénient de tirer d'ailleurs les matières premières qui s'y consomment. Or il n'est pas sur que dans ce cas-même les sommes qui ont été dépensées à former une pareille fabrique, si elles eussent été répandues dans le peuple pour en former de petites, n'y eussent pas été aussi profitables. Si on n'avait jamais connu les draps de Vanrobais, on se serait accoutumé à en porter de qualités inférieures, et ces qualités auraient pu être exécutées dans des fabriques moins dispendieuses et plus multipliées.