Il divise la fable, prise collectivement, en fables historiques, philosophiques, allégoriques, morales, mixtes, et fables inventées à plaisir.

Les fables historiques en grand nombre, sont des histoires vraies, mêlées de plusieurs fictions : telles sont celles qui parlent des principaux dieux et des héros, Jupiter, Apollon, Bacchus, Hercule, Jason, Achille. Le fond de leur histoire est pris dans la vérité. Les fables philosophiques sont celles que les Poètes ont inventées pour déguiser les mystères de la philosophie ; comme quand ils ont dit que l'Océan est le père des fleuves ; que la Lune épousa l'air, et devint mère de la rosée. Les fables allégoriques sont des espèces de paraboles, renfermant un sens mystique ; comme celle qui est dans Platon, de Porus et de Pénie, ou des richesses et de la pauvreté, d'où naquit l'Amour. Les fables morales répondent aux apologues : telle est celle qui dit que Jupiter envoye pendant le jour les étoiles sur la terre, pour s'informer des actions des hommes. Les fables mixtes sont celles qui sont mêlées d'allégorie et de morale, et qui n'ont rien d'historique ; ou qui avec un fond historique, font cependant des allusions manifestes à la Morale ou à la Physique. Les fables inventées à plaisir, n'ont d'autre but que d'amuser : telle est la fable de Psyché, et celles qu'on nommait milésiennes et sybaritides.

Les fables historiques se distinguent aisément, parce qu'elles parlent de gens qu'on connait d'ailleurs. Celles qui sont inventées à plaisir, se découvrent par les contes qu'elles font de personnes inconnues. Les fables morales, et quelquefois les allégoriques, s'expliquent sans peine : les philosophiques sont remplies de prosopopées qui animent la nature ; l'air et la terre y paraissent sous les noms de Jupiter, de Junon, etc.

En général, il y a peu de fables dans les anciens poètes qui ne renferment quelques traits d'histoire ; mais ceux qui les ont suivis, y ont ajouté mille circonstances de leur imagination. Quand Homère, par exemple, raconte qu'Eole avait donné les vents à Ulysse enfermés dans une outre, d'où ses compagnons les laissèrent échapper ; cette histoire enveloppée nous apprend que ce prince avait prédit à Ulysse le vent qui devait souffler pendant quelques jours, et qu'il ne fit naufrage que pour n'avoir pas suivi ses conseils : mais quand Virgile nous dit que le même Eole, à la prière de Junon, excita cette terrible tempête qui jeta la flotte d'Enée sur les côtes d'Afrique, c'est une pure fiction, fondée sur ce qu'Eole était regardé comme le dieu des vents. Les fables mêmes que nous avons appelées philosophiques, étaient d'abord historiques, et ce n'est qu'après coup qu'on y a jeté l'idée des choses naturelles : de-là ces fables mixtes, qui renferment un fait historique et un trait de physique, comme celle de Myrrha et de Leucothoé changées en l'arbre qui porte l'encens, et celle de Clytie en tournesol.

Venons aux diverses sources de la fable.

1°. On ne peut s'empêcher de regarder la vanité comme la 1ere source des fables payennes. Les hommes ont cru que pour rendre la vérité plus recommandable, il fallait l'habiller du brillant cortège du merveilleux : ainsi ceux qui ont raconté les premiers les actions de leurs héros, y ont mêlé mille fictions.

2°. Une seconde source des fables du Paganisme est le défaut des caractères ou de l'écriture. Avant que l'usage des lettres eut été introduit dans la Grèce, les événements et les actions n'avaient guère d'autres monuments que la mémoire des hommes. L'on se servit dans la suite de cette tradition confuse et défigurée ; et l'on a ainsi rendu les fables éternelles, en les faisant passer de la mémoire des hommes qui en étaient les dépositaires, dans des monuments qui devaient durer tant de siècles.

3°. La fausse éloquence des orateurs et la vanité des historiens, a dû produire une infinité de narrations fabuleuses. Les premiers se donnèrent une entière liberté de feindre et d'inventer ; et l'historien lui-même se plut à transcrire de belles choses, dont il n'était garant que sur la foi des panégyristes.

4°. Les relations des voyageurs ont encore introduit un grand nombre de fables. Ces sortes de gens souvent ignorants et presque toujours menteurs, ont pu aisément tromper les autres, après avoir été trompés eux-mêmes. C'est apparemment sur leur relation que les Poètes établirent les Champs élysées dans le charmant pays de la Bétique ; c'est de-là que nous sont venues ces fables, qui placent des monstres dans certains pays, des harpies dans d'autres, ici des peuples qui n'ont qu'un oeil, là des hommes qui ont la taille des géans.

5°. On peut regarder comme une autre source des fables du Paganisme, les Poètes, le Théatre, les Sculpteurs, et les Peintres. Comme les Poètes ont toujours cherché à plaire, ils ont préféré une ingénieuse fausseté à une vérité commune ; le succès justifiant leur témérité, ils n'employèrent plus que la fiction ; les bergeres devinrent des nymphes ou des nayades ; les bergers, des satyres ou des faunes ; ceux qui aimaient la musique, des Apollons ; les belles voix, des muses ; les belles femmes, des Vénus ; les oranges, des pommes d'or ; les flèches et les dards, des foudres et des carreaux. Ils allèrent plus loin : ils s'attachèrent à contredire la vérité, de peur de se rencontrer avec les historiens. Homère a fait d'une femme infidèle, une vertueuse Pénélope ; et Virgile a fait d'un traitre à sa patrie, un héros plein de piété. Ils ont tous conspiré à faire passer Tantale pour un avare, et l'ont mis de leur chef en enfer, lui qui a été un prince très-sage et très-honnête homme. Rien ne se fait chez eux que par machine. Lisez leurs poésies.

Là pour nous enchanter tout est mis en usage,

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage,

Chaque vertu devient une divinité,

Minerve est la prudence, et Vénus la beauté....

Leurs fables passèrent des poèmes dans les histoires, et des histoires dans la théologie ; on forma un système de religion sur les idées d'Hésiode et d'Homère ; on érigea des temples, et on offrit des victimes à des divinités qui tenaient leur existence de deux poètes.

Il faut dire encore que la fable monta sur le théâtre comme sur son trône, et ajouter que les Peintres et les Sculpteurs travaillant d'après leur imagination, ont aussi donné cours aux histoires fabuleuses, en les consacrant par les chefs-d'œuvre de leur art. On a tâché de surprendre le peuple de toutes manières : les Poètes dans leurs écrits, le théâtre dans ses représentations, les Sculpteurs dans leurs statues, et les Peintres dans leurs tableaux ; ils y ont tous concouru.

6°. Une sixième source des fables est la pluralité ou l'unité des noms. La pluralité des noms étant fort commune parmi les Orientaux, on a partagé entre plusieurs les actions et les voyages d'un seul : de-là vient ce nombre prodigieux de Jupiters, de Mercures, etc. On a quelquefois fait tout le contraire ; et quand il est arrivé que plusieurs personnes ont porté le même nom, on a attribué à un seul ce qui devait être partagé entre plusieurs : telle est l'histoire de Jupiter fils de Saturne, dans laquelle on a rassemblé les aventures de divers rois de Crète qui ont porté ce nom, aussi commun dans ce pays-là, que l'a été celui de Ptolemée en Egypte.

7°. Une 7e source des fables fut l'établissement des colonies, et l'invention des arts. Les étrangers égyptiens ou phéniciens qui abordèrent en Grèce, en policèrent les habitants, leur firent part de leurs coutumes, de leurs lais, de leurs manières de s'habiller et de se nourrir : on regarda ces hommes comme des dieux, et on leur offrit des sacrifices : tels furent sans-doute les premiers dieux des Grecs ; telle est, par exemple, l'origine de la fable de Promethée ; de même, parce qu'Apollon cultivait la Musique et la Médecine, il fut nommé le dieu de ces arts ; Mercure fut celui de l'Eloquence, Cérès la déesse du blé, Minerve celle des manufactures de laine ; ainsi des autres.

8°. Une 8e source des fables doit sa naissance aux cérémonies de la religion. Les prêtres changèrent un culte stérîle en un autre qui fut lucratif, par mille histoires fabuleuses qu'ils inventèrent ; on n'a jamais été trop scrupuleux sur cet article. On découvrait tous les jours quelque nouvelle divinité, à laquelle il fallait élever de nouveaux autels ; de-là ce système monstrueux que nous offre la théologie payenne. Ajoutez ici la manie des grands d'avoir des dieux pour ancêtres ; il fallait trouver à chacun, suivant sa condition, un dieu pour première tige de sa race, et vraisemblablement on ne manquait pas alors de généalogistes, aussi complaisans qu'ils le sont aujourd'hui.

Nous ne donnerons point pour une source des fables, l'abus que les Poètes ont pu faire de l'ancien Testament, comme tant de gens pleins de savoir se le sont persuadés ; les Juifs étaient une nation trop méprisée de ses voisins, et trop peu connue des peuples éloignés, d'ailleurs trop jalouse de sa loi et de ses cérémonies, qu'elle cachait aux étrangers, pour qu'il y ait quelque rapport entre les héros de la bible et ceux de la fable.

9°. Mais une source réellement féconde des fables payennes, c'est l'ignorance de l'Histoire et de la Chronologie. Comme on ne commença que fort tard, surtout dans la Grèce, à avoir l'usage de l'écriture, il se passa plusieurs siècles pendant lesquels le souvenir des événements remarquables ne fut conservé que par tradition. Après qu'on avait remonté jusqu'à trois ou quatre générations, on se trouvait dans le labyrinthe de l'histoire des dieux, où l'on rencontrait toujours Jupiter, Saturne, le Ciel et la Terre. Cependant comme les Grecs remplis de vanité, ainsi que les autres peuples, voulaient passer pour anciens, ils se forgèrent une chronique fabuleuse de rois imaginaires, de dieux, et de héros, qui ne furent jamais. Ils transférèrent dans leur histoire la plupart des événements de celle d'Egypte ; et lorsqu'ils voulurent remonter plus haut, ils ne firent que substituer des fables à la vérité. Ils étaient de vrais enfants, comme le reprochait à Solon un prêtre d'Egypte, lorsqu'il s'agissait de parler des temps éloignés ; ils se persuadaient que leurs colonies avaient peuplé tous les autres pays, et ils tiraient leurs noms de ceux de leurs héros.

10°. L'ignorance de la Physique est une 10e source de quantité de fables payennes. On vint à rapporter à des causes animées, des effets dont on ignorait les principes ; on prit les vents pour des divinités fougueuses, qui causent tant de ravages sur terre et sur mer. Fallait-il parler de l'arc-en-ciel dont on ignorait la nature, on en fit une divinité. Chez les Payens,

Ce n'est pas la vapeur qui produit le tonnerre,

C'est Jupiter armé pour effrayer la terre ;

Un orage terrible aux yeux des matelots,

C'est Neptune en courroux qui gourmande les flots ;

Echo n'est pas un son qui dans l'air retentisse,

C'est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.

Ainsi furent formées plusieurs divinités physiques, et tant de fables astronomiques, qui eurent cours dans le monde.

11°. L'ignorance des langues, surtout de la phénicienne, doit être regardée comme une onzième source des plus fécondes d'une infinité de fables du Paganisme. Il est sur que les colonies sorties de Phénicie, allèrent peupler plusieurs contrées de la Grèce ; et comme la langue phénicienne a plusieurs mots équivoques, les Grecs les expliquèrent selon le sens qui était le plus de leur génie : par exemple, le mot Ilpha dans la langue phénicienne, signifie également un taureau, ou un navire. Les Grecs amateurs du merveilleux, au lieu de dire qu'Europe avait été portée sur un vaisseau, publièrent que Jupiter changé en taureau l'avait enlevée. Du mot mon qui veut dire vice, ils firent le dieu Momus censeur des défauts des hommes ; et sans citer d'autres exemples, il suffit de renvoyer le lecteur aux ouvrages de Bochart sur cette matière.

12°. Non-seulement les équivoques des langues orientales ont donné lieu à quantité de fables payennes, mais même les mots équivoques de la langue grecque en ont produit un grand nombre : ainsi Vénus est sortie de l'écume de la mer, parce que Aphrodite qui était le nom qu'ils donnaient à cette déesse, signifiait l'écume. Ainsi le premier temple de Delphes avait été construit par le secours des ailes d'abeilles, qu'Apollon avait fait venir des pays hyperboréens ; parce que Pteras dont le nom veut dire une aîle de plume, en avait été l'architecte.

13°. On a prouvé par des exemples incontestables, que la plupart des fables des Grecs venaient d'Egypte et de Phénicie. Les Grecs en apprenant la religion des Egyptiens, changèrent et les noms et les cérémonies des dieux de l'Orient, pour faire croire qu'ils étaient nés dans leur pays ; comme nous le voyons dans l'exemple d'Isis, et dans une infinité d'autres. Le culte de Bacchus fut formé sur celui d'Osiris : Diodore le dit expressément. Une règle générale qui peut servir à juger de l'origine d'un grand nombre de fables du Paganisme, c'est de voir seulement les noms des choses, pour décider s'ils sont phéniciens, grecs, ou latins ; l'on découvrira par ce seul examen, le pays natal, ou le transport de quantité de fables.

En quatorzième lieu, il ne faut point douter que l'ignorance de la navigation n'ait fait naître une infinité de fables. On ne parla, par exemple, de l'Océan que comme d'un pays couvert de ténèbres, où le soleil allait se coucher tous les soirs avec beaucoup de fracas, dans le palais de Thétis. On ne parla des rochers qui composent le détroit de Scylla et de Charybde, que comme de deux monstres qui engloutissaient les vaisseaux. Si quelqu'un allait dans le golfe de Perse, on publiait qu'il était allé jusqu'au fond de l'Orient, et au pays où l'aurore ouvre la barrière du jour ; et parce que Persée eut la hardiesse de sortir du détroit de Gibraltar pour se rendre aux îles Orcades, on lui donna le cheval Pégase, avec l'équipage de Pluton et de Mercure, comme s'il avait été impossible de faire un si long voyage sans quelque secours surnaturel. Concluons que l'ignorance des anciens peuples, soit dans l'Histoire, soit dans la Chronologie, soit dans les Langues, soit dans la Physique, soit dans la Géographie, soit dans la Navigation, a fait germer des fables innombrables.

Quinziemement, il est encore vraisemblable que plusieurs fables tirent leur source du prétendu commerce des dieux, imaginé à dessein de sauver l'honneur des dames qui avaient eu des faiblesses pour leurs amants ; on appelait au secours de leur réputation quelque divinité favorable ; c'était un dieu métamorphosé qui avait triomphé de l'insensibilité de la belle. La fable de Rhéa Sylvia mère de Remus et de Romulus, en est une preuve bien connue. Amulius son oncle, armé de toutes pièces, et sous la figure de Mars, entra dans sa cellule ; et Numitor fit courir le bruit que les deux enfants qu'elle mit au monde, avaient pour père le dieu de la guerre. Souvent même les prêtres étant amoureux de quelque femme, lui annonçaient qu'elle était aimée du dieu qu'ils servaient : à cette nouvelle, elle se préparait à aller coucher dans le temple du dieu, et les parents l'y conduisaient en cérémonie. Si nous en croyons Hérodote (liv. I. ch. xviij.), il y avait une dame de Babylone, de celles que Jupiter Belus avait fait choisir par son premier pontife, qui ne manquait jamais de se rendre toutes les nuits dans son temple : de-là ce grand nombre de fils qu'on donne aux dieux. Voyez FILS DES DIEUX.

Enfin pour ne rien laisser à désirer, s'il est possible, sur les sources des fables, on doit ajouter ici que presque toutes celles qui se trouvent dans les métamorphoses d'Ovide, d'Hyginus, et d'Antonius Liberalis, ne sont fondées que sur des manières de s'exprimer figurées et métaphoriques : ce sont ordinairement de véritables faits, auxquels on a ajouté quelque circonstance surnaturelle pour les parer. La cruauté de Lycaon qui condamnait à mort les étrangers, l'a fait métamorphoser en loup. La stupidité de Mydas, ou peut-être l'excellence de son ouie, lui a fait donner des oreilles d'âne. Cérès avait aimé Jason, parce qu'il avait perfectionné l'agriculture, dont cette déesse, suivant l'imagination des Poètes, avait appris l'usage à la Grèce. Dans d'autres occasions, les métamorphoses qu'on attribue à Jupiter et aux autres dieux, étaient des symboles qui marquaient les moyens, que les princes qui portaient ces noms, avaient mis en œuvre pour séduire leurs maîtresses. Ainsi l'or dont se servit Pretus pour tromper Danaé, fit dire qu'il s'était changé en pluie d'or ; ou bien, comme le remarque Eustathius, ces prétendues métamorphoses n'étaient que des médailles d'or, sur lesquelles on les voyait gravées, et que les amants donnaient à leurs maîtresses ; présent plus propre par la rareté du métal et la finesse de la gravure, à rendre sensibles les belles, que de véritables métamorphoses. Tel est le fondement des fables dont on vient de parler ; et si l'on n'en trouve pas le dénouement dans les sources qu'on vient d'indiquer, on les découvrira dans les métaphores.

Ce serait présentement le lieu de discuter en quel temps ont commencé les fables : mais il est impossible d'en fixer l'époque. Il suffit de savoir que nous les trouvons déjà établies dans les écrits les plus anciens qui nous restent de l'antiquité profane ; il suffit encore de ne pas ignorer que les premiers berceaux des fables sont l'Egypte et la Phénicie, d'où elles se répandirent avec les colonies en Occident, et surtout dans la Grèce, où elles trouvèrent un sol propre à leur multiplication. Ensuite, de la Grèce elles passèrent en Italie, et dans les autres contrées voisines. Il est certain qu'en suivant un peu l'ancienne tradition, on découvre aisément que c'est-là le chemin de l'idolatrie et des fables, qui ont toujours marché de compagnie. Qu'on ne dise donc point qu'Hésiode et Homère en sont les inventeurs, ils n'en parlent pas eux-mêmes sur ce ton ; elles existaient avant leur naissance dans les ouvrages des poètes qui les précédèrent ; ils ne firent que les embellir.

Mais il faut convenir que le siècle le plus fécond en fables et en héroïsme, a été celui de la guerre de Troie. On sait que cette célèbre ville fut prise deux fois ; la première par Hercule, l'an du monde 2760 ; et la seconde, une quarantaine d'années après, par l'armée des Grecs, sous la conduite d'Agamemnon. Au temps de la première prise, on vit paraitre Thélamon, Hercule, Thésée, Jason, Orphée, Castor, Pollux, et tous les autres héros de la taison d'or. A la seconde prise parurent leurs fils ou leurs petits-fils, Agamemnon, Ménélaus, Achille, Diomède, Ajax, Hector, Enée, etc. Environ le même temps se fit la guerre de Thebes, où brillèrent Adraste, Oedipe, Ethéocle, Polinice, Capanée, et tant d'autres héros, sujets éternels des poèmes épiques et tragiques. Aussi les théâtres de la Grèce ont-ils retenti mille fois de ces noms illustres ; et depuis ce temps tous les théâtres du monde ont cru devoir les faire reparaitre sur la scène.

Voilà pourquoi la connaissance, du moins une connaissance superficielle de la fable, est si générale. Nos spectacles, nos pièces lyriques et dramatiques, et nos poésies en tout genre, y font de perpétuelles allusions ; les estampes, les peintures, les statues qui décorent nos cabinets, nos galeries, nos plafonds, nos jardins, sont presque toujours tirées de la fable : enfin elle est d'un si grand usage dans tous nos écrits, nos romans, nos brochures, et même dans nos discours ordinaires, qu'il n'est pas possible de l'ignorer à un certain point, sans avoir à rougir de ce manque d'éducation ; mais de porter sa curiosité jusqu'à tenter de percer les divers sens, ou les mystères de la fable, entendre les différents systèmes de la théologie, connaître les cultes des divinités du Paganisme, c'est une science réservée pour un petit nombre de savants ; et cette science qui fait une partie très-vaste des Belles-Lettres, et qui est absolument nécessaire pour avoir l'intelligence des monuments de l'antiquité, est ce qu'on nomme la Mythologie. Voyez MYTHOLOGIE. Art. de M(D.J.)

FABLE apologue, (Belles Lettres) instruction déguisée sous l'allégorie d'une action. C'est ainsi que la Mothe l'a définie : il ajoute ; c'est un petit poème épique, qui ne le cede au grand que par l'étendue. Idée du P. le Bossu, qui devient chimérique dès qu'on la presse.

Les savants font remonter l'origine de la fable, à l'invention des caractères symboliques et du style figuré, c'est-à-dire à l'invention de l'allégorie dont la fable est une espèce. Mais l'allégorie ainsi réduite à une action simple, à une moralité précise, est communément attribuée à Esope, comme à son premier inventeur. Quelques-uns l'attribuent à Hésiode et à Archiloque ; d'autres prétendent que les fables connues sous le nom d'Esope, ont été composées par Socrate. Ces opinions à discuter sont heureusement plus curieuses qu'utiles. Qu'importe après tout pour le progrès d'un art, que son inventeur ait eu nom Esope, Hésiode, Archiloque, etc. l'auteur n'est pour nous qu'un mot ; et Pope a très-bien observé que cette existence idéale qui divise en sectes les vivants sur les qualités personnelles des morts, se réduit à quatre ou cinq lettres.

On a fait consister l'artifice de la fable, à citer les hommes au tribunal des animaux. C'est comme si on prétendait en général que la comédie citât les spectateurs au tribunal de ses personnages, les hypocrites au tribunal de Tartuffe, les avares au tribunal d'Arpagon, etc. Dans l'apologue, les animaux sont quelquefois les précepteurs des hommes, La Fontaine l'a dit : mais ce n'est que dans le cas où ils sont représentés meilleurs et plus sages que nous.

Dans le discours que la Mothe a mis à la tête de ses fables, il démêle en philosophe l'artifice caché dans ce genre de fiction : il en a bien Ve le principe et la fin ; les moyens seuls lui ont échappé. Il traite, en bon critique, de la justesse et de l'unité de l'allégorie, de la vraisemblance des mœurs et des caractères, du choix de la moralité et des images qui l'enveloppent : mais toutes ces qualités réunies ne font qu'une fable régulière ; et un poème qui n'est que régulier, est bien loin d'être un bon poème.

C'est peu que dans la fable une vérité utîle et peu commune, se déguise sous le voîle d'une allégorie ingénieuse ; que cette allégorie, par la justesse et l'unité de ses rapports, conduise directement au sens moral qu'elle se propose ; que les personnages qu'on y emploie, remplissent l'idée qu'on a d'eux. La Mothe a observé toutes ces règles dans quelques-unes de ses fables ; il reproche, avec raison, à La Fontaine de les avoir négligées dans quelques-unes des siennes. D'où vient donc que les plus défectueuses de La Fontaine ont un charme et un intérêt, que n'ont pas les plus régulières de la Mothe ?

Ce charme et cet intérêt prennent leur source non-seulement dans le tour naturel et facîle des vers, dans le coloris de l'imagination, dans le contraste et la vérité des caractères, dans la justesse et la précision du dialogue, dans la variété, la force, et la rapidité des peintures, en un mot dans le génie poétique, don précieux et rare, auquel tout l'excellent esprit de la Mothe n'a jamais pu suppléer ; mais encore dans la naïveté du récit et du style, caractère dominant du génie de La Fontaine.

On a dit : le style de la fable doit être simple, familier, riant, gracieux, naturel, et même naïf. Il fallait dire, et surtout naïf.

Essayons de rendre sensible l'idée que nous attachons à ce mot naïveté, qu'on a si souvent employé sans l'entendre.

La Mothe distingue le naïf du naturel ; mais il fait consister le naïf dans l'expression fidèle, et non réfléchie, de ce qu'on sent ; et d'après cette idée vague, il appelle naïf le qu'il mourut du vieil Horace. Il nous semble qu'il faut aller plus loin, pour trouver le vrai caractère de naïveté qui est essentiel et propre à la fable.

La vérité de caractère a plusieurs nuances qui la distinguent d'elle-même : ou elle observe les ménagements qu'on se doit et qu'on doit aux autres, et on l'appelle sincérité ; ou elle franchit dès qu'on la presse, la barrière des égards, et on la nomme franchise ; ou elle n'attend pas même pour se montrer à découvert, que les circonstances l'y engagent et que les décences l'y autorisent, et elle devient imprudence, indiscrétion, témérité, suivant qu'elle est plus ou moins offensante ou dangereuse. Si elle découle de l'âme par un penchant naturel et non réfléchi, elle est simplicité ; si la simplicité prend sa source dans cette pureté de mœurs qui n'a rien à dissimuler ni à feindre, elle est candeur ; si la candeur se joint à une innocence peu éclairée, qui croit que tout ce qui est naturel est bien, c'est ingénuité ; si l'ingénuité se caractérise par des traits qu'on aurait eu soi-même intérêt à déguiser, et qui nous donnent quelque avantage sur celui auquel ils échappent, on la nomme naïveté, ou ingénuité naïve. Ainsi la simplicité ingénue est un caractère absolu et indépendant des circonstances ; au lieu que la naïveté est relative.

Hors les puces qui m'ont la nuit inquiétée,

ne serait dans Agnès qu'un trait de simplicité, si elle parlait à ses compagnes.

Jamais je ne m'ennuie.

ne serait qu'ingénu, si elle ne faisait pas cet aveu à un homme qui doit s'en offenser. Il en est de même de

L'argent qu'en ont reçu notre Alain et Georgette, &c.

Par conséquent ce qui est compatible avec le caractère naïf dans tel temps, dans tel lieu, dans tel état, ne le serait pas dans tel autre. Georgette est naïve autrement qu'Agnès ; Agnès autrement que ne doit l'être une jeune fille élevée à la cour, ou dans le monde : celle-ci peut dire et penser ingénuement des choses que l'éducation lui a rendues familières, et qui paraitraient réfléchies et recherchées dans la première. Cela posé, voyons ce qui constitue la naïveté dans la fable, et l'effet qu'elle y produit.

La Mothe a observé que le succès constant et universel de la fable, venait de ce que l'allégorie y ménageait et flattait l'amour-propre : rien n'est plus vrai, ni mieux senti ; mais cet art de ménager et de flatter l'amour propre, au lieu de le blesser, n'est autre chose que l'éloquence naïve, l'éloquence d'Esope chez les anciens, et de La Fontaine chez les modernes.

De toutes les prétentions des hommes, la plus générale et la plus décidée regarde la sagesse et les mœurs : rien n'est donc plus capable de les indisposer, que des préceptes de morale et de sagesse présentés directement. Nous ne parlerons point de la satyre ; le succès en est assuré : si elle en blesse un, elle en flatte mille. Nous parlons d'une philosophie sévère, mais honnête, sans amertume et sans poison, qui n'insulte personne, et qui s'adresse à tous : c'est précisément de celle-là qu'on s'offense. Les Poètes l'ont déguisée au théâtre et dans l'épopée, sous l'allégorie d'une action, et ce ménagement la fait recevoir sans révolte : mais toute vérité ne peut pas avoir au théâtre son tableau particulier ; chaque pièce ne peut aboutir qu'à une moralité principale ; et les traits accessoires répandus dans le cours de l'action, passent trop rapidement pour ne pas s'effacer l'un l'autre : l'intérêt même les absorbe, et ne nous laisse pas la liberté d'y réfléchir. D'ailleurs l'instruction théâtrale exige un appareil qui n'est ni de tous les lieux, ni de tous les temps ; c'est un miroir public qu'on n'élève qu'à grands frais et à force de machines. Il en est à-peu-près de même de l'épopée. On a donc voulu nous donner des glaces portatives aussi fidèles et plus commodes, où chaque vérité isolée eut son image distincte ; et de-là l'invention des petits poèmes allégoriques.

Dans ces tableaux, on pouvait nous peindre à nos yeux sous trois symboles différents ; ou sous les traits de nos semblables, comme dans la fable du Savetier et du Financier, dans celle du Berger et du Roi, dans celle du Meunier et son fils, etc. ou sous le nom des êtres surnaturels et allégoriques, comme dans la fable d'Apollon et Borée, dans celle de la Discorde, dans les contes orientaux, et dans nos contes de fées ; ou sous la figure des animaux et des êtres matériels, que le poète fait agir et parler à notre manière : c'est le genre le plus étendu, et peut-être le seul vrai genre de la fable, par la raison même qu'il est le plus dépourvu de vraisemblance à notre égard.

Il s'agit de ménager la répugnance que chacun sent à être corrigé par son égal. On s'apprivoise aux leçons des morts, parce qu'on n'a rien à démêler avec eux, et qu'ils ne se prévaudront jamais de l'avantage qu'on leur donne : on se plie même aux maximes outrées des fanatiques et des enthousiastes, parce que l'imagination étonnée ou éblouie en fait une espèce d'hommes à part. Mais le sage qui vit simplement et familièrement avec nous, et qui sans chaleur et sans violence ne nous parle que le langage de la vérité et de la vertu, nous laisse toutes nos prétentions à l'égalité : c'est donc à lui à nous persuader par une illusion passagère, qu'il est, non pas au-dessus de nous (il y aurait de l'imprudence à le tenter), mais au contraire si fort au-dessous, qu'on ne daigne pas même se piquer d'émulation à son égard, et qu'on reçoive les vérités qui semblent lui échapper, comme autant de traits de naïveté sans conséquence.

Si cette observation est fondée, voilà le prestige de la fable rendu sensible, et l'art réduit à un point déterminé. Or nous allons voir que tout ce qui concourt à nous persuader la simplicité et la crédulité du poète, rend la fable plus intéressante ; au lieu que tout ce qui nous fait douter de la bonne-foi de son récit, en affoiblit l'intérêt.

Quintilien pensait que les fables avaient surtout du pouvoir sur les esprits bruts et ignorants ; il parlait sans-doute des fables où la vérité se cache sous une enveloppe grossière : mais le gout, le sentiment et les grâces que La Fontaine y a répandus, en ont fait la nourriture et les délices des esprits les plus délicats, les plus cultivés, et les plus profonds.

Or l'intérêt qu'ils y prennent, n'est certainement pas le vain plaisir d'en pénétrer le sens. La beauté de cette allégorie est d'être simple et transparente, et il n'y a guère que les sots qui puissent s'applaudir d'en avoir percé le voile.

Le mérite de prévoir la mortalité que la Mothe veut qu'on ménage aux lecteurs, parmi lesquels il compte les sages eux-mêmes, se réduit donc à bien peu de chose : aussi La Fontaine, à l'exemple des anciens, ne s'est-il guère mis en peine de la donner à deviner ; il l'a placée tantôt au commencement, tantôt à la fin de la fable ; ce qui ne lui aurait pas été indifférent, s'il eut regardé la fable comme une énigme.

Quelle est donc l'espèce d'illusion qui rend la fable si séduisante ? On croit entendre un homme assez simple et assez crédule, pour repéter sérieusement les contes puérils qu'on lui a faits ; et c'est dans cet air de bonne-foi que consiste la naïveté du récit et du style.

On reconnait la bonne-foi d'un historien, à l'attention qu'il a de saisir et de marquer les circonstances, aux réflexions qu'il y mêle, à l'éloquence qu'il emploie à exprimer ce qu'il sent ; c'est-là surtout ce qui met La Fontaine au-dessus de ses modèles. Esope raconte simplement, mais en peu de mots ; il semble repéter fidèlement ce qu'on lui a dit : Phèdre y met plus de délicatesse et d'élégance, mais aussi moins de vérité. On croirait en effet que rien ne dû. mieux caractériser la naïveté, qu'un style dénué d'ornements ; cependant La Fontaine a répandu dans le sien tous les trésors de la Poésie, et il n'en est que plus naïf. Ces couleurs si variées et si brillantes sont elles-mêmes les traits dont la nature se peint dans les écrits de ce poète, avec une simplicité merveilleuse. Ce prestige de l'art parait d'abord inconcevable ; mais dès qu'on remonte à la cause, on n'est plus surpris de l'effet.

Non-seulement La Fontaine a oui dire ce qu'il raconte, mais il l'a Ve ; il croit le voir encore. Ce n'est pas un poète qui imagine, ce n'est pas un conteur qui plaisante ; c'est un témoin présent à l'action, et qui veut vous y rendre présent vous-même. Son érudition, son éloquence, sa philosophie, sa politique, tout ce qu'il a d'imagination, de mémoire, et de sentiment, il met tout en œuvre de la meilleure foi du monde pour vous persuader ; et ce sont tous ces efforts, c'est le sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses avec les plus petites, c'est l'importance qu'il attache à des jeux d'enfants, c'est l'intérêt qu'il prend pour un lapin et une belette, qui font qu'on est tenté de s'écrier à chaque instant, le bon homme ! On le disait de lui dans la société, son caractère n'a fait que passer dans ses fables. C'est du fond de ce caractère que sont émanés ces tours si naturels, ces expressions si naïves, ces images si fidèles ; et quand la Mothe a dit, du fond de sa cervelle un trait naïf s'arrache, ce n'est certainement pas le travail de La Fontaine qu'il a peint.

S'il raconte la guerre des vautours, son génie s'éleve. Il plut du sang ; cette image lui parait encore faible. Il ajoute pour exprimer la dépopulation :

Et sur son roc Promethée espéra

De voir bien-tôt une fin à sa peine.

La querelle de deux coqs pour une poule, lui rappelle ce que l'amour a produit de plus funeste :

Amour tu perdis Troie.

Deux chèvres se rencontrent sur un pont trop étroit pour y passer ensemble ; aucune des deux ne veut reculer : il s'imagine voir

Avec Louis le Grand,

Philippe quatre qui s'avance

Dans l'île de la Conférence.

Un renard est entré la nuit dans un poulailler :

Les marques de sa cruauté

Parurent avec l'aube. On vit un étalage

De corps sanglans et de carnage ;

Peu s'en fallut que le soleil

Ne rebroussât d'horreur vers le manoir liquide, &c.

La Mothe a fait à notre avis une étrange méprise, en employant à tout propos, pour avoir l'air naturel, des expressions populaires et proverbiales : tantôt c'est Morphée qui fait litière de pavots ; tantôt c'est la Lune qui est empêchée par les charmes d'une magicienne ; ici le lynx attendant le gibier, prépare ses dents à l'ouvrage ; là le jeune Achille est fort bien moriginé par Chiron. La Mothe avait dit lui-même, mais prenons garde à la bassesse, trop voisine du familier. Qu'était-ce donc à son avis que faire litière de pavots ? La Fontaine a toujours le style de la chose :

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre.

....

Les tourterelles se fuyaient ;

Plus d'amour, partant plus de joie.

Ce n'est jamais la qualité des personnages qui le décide. Jupiter n'est qu'un homme dans les choses familières ; le moucheron est un héros lorsqu'il combat le lion : rien de plus philosophique et en même temps rien de plus naïf, que ces contrastes. La Fontaine est peut-être celui de tous les Poètes qui passe d'un extrême à l'autre avec le plus de justesse et de rapidité. La Mothe a pris ces passages pour de la gaïté philosophique, et il les regarde comme une source du riant : mais La Fontaine n'a pas dessein qu'on imagine qu'il s'égaye à rapprocher le grand du petit ; il veut que l'on pense, au contraire, que le sérieux qu'il met aux petites choses, les lui fait mêler et confondre de bonne-foi avec les grandes ; et il réussit en effet à produire cette illusion. Par-là son style ne se soutient jamais, ni dans le familier, ni dans l'héroïque. Si ses réflexions et ses peintures l'emportent vers l'un, ses sujets le ramènent à l'autre, et toujours si à-propos, que le lecteur n'a pas le temps de désirer qu'il prenne l'essor, ou qu'il se modere. En lui, chaque idée réveille soudain l'image et le sentiment qui lui est propre ; on le voit dans ses peintures, dans son dialogue, dans ses harangues. Qu'on lise, pour ses peintures, la fable d'Apollon et de Borée, celle du Chêne et du Roseau ; pour le dialogue, celle de l'Agneau et du Loup, celle des compagnons d'Ulysse ; pour les monologues et les harangues, celle du Loup et des Bergers, celle du Berger et du Roi, celle de l'Homme et de la Couleuvre : modèles à-la-fais de philosophie et de poésie. On a dit souvent que l'une nuisait à l'autre ; qu'on nous cite, ou parmi les anciens, ou parmi les modernes, quelque poète plus riant, plus fécond, plus varié, plus gracieux et plus sublime, quelque philosophe plus profond et plus sage.

Mais ni sa philosophie, ni sa poésie ne nuisent à sa naïveté : au contraire, plus il met de l'une et de l'autre dans ses récits, dans ses réflexions, dans ses peintures ; plus il semble persuadé, pénétré de ce qu'il raconte, et plus par conséquent il nous parait simple et crédule.

Le premier soin du fabuliste doit donc être de paraitre persuadé ; le second, de rendre sa persuasion amusante ; le troisième, de rendre cet amusement utile.

Pueris dant frustula blandi

Doctores, elementa velint ut discère prima. Horat.

Nous venons de voir de quel artifice La Fontaine s'est servi pour paraitre persuadé ; et nous n'avons plus que quelques réflexions à ajouter sur ce qui détruit ou favorise cette espèce d'illusion.

Tous les caractères d'esprit se concilient avec la naïveté, hors la finesse et l'affectation. D'où vient que Janot Lapin, Robin Mouton, Carpillon Fretin, la Gent-Trote-Menu, etc. ont tant de grâce et de naturel ? d'où vient que don Jugement, dame Mémoire, et demoiselle Imagination, quoique très-bien caractérisés, sont si déplacés dans la fable ? Ceux-là sont du bon homme ; ceux-ci de l'homme d'esprit.

On peut supposer tel pays, ou tel siècle, dans lequel ces figures se concilieraient avec la naïveté : par exemple, si on avait élevé des autels au Jugement, à l'Imagination, à la Mémoire, comme à la Paix, à la Sagesse, à la Justice, etc. les attributs de ces divinités seraient des idées populaires, et il n'y aurait aucune finesse, aucune affectation à dire, le dieu Jugement, la déesse Mémoire, la nymphe Imagination ; mais le premier qui s'avise de réaliser, de caractériser ces abstractions par des épithetes recherchées, parait trop fin pour être naïf. Qu'on réfléchisse à ces dénominations, don, dame, demoiselle ; il est certain que la première peint la lenteur, la gravité, le recueillement, la méditation, qui caractérisent le Jugement : que la seconde exprime la pompe, le faste et l'orgueil qu'aime à étaler la Mémoire : que la troisième réunit en un seul mot la vivacité, la legereté, le coloris, les grâces, et si l'on veut le caprice et les écarts de l'imagination. Or peut-on se persuader que ce soit un homme naïf qui le premier ait Ve et senti ces rapports et ces nuances ?

Si La Fontaine emploie des personnages allégoriques, ce n'est pas lui qui les invente : on est déjà familiarisé avec eux. La fortune, la mort, le temps, tout cela est reçu. Si quelquefois il en introduit de sa façon, c'est toujours en homme simple ; c'est que-si-que-non, frère de la Discorde ; c'est tien-&-mien, son père, etc.

La Mothe, au contraire, met toute la finesse qu'il peut à personnifier des êtres moraux et métaphysiques : Personnifions, dit-il, les vertus et les vices : animons, selon nos besoins, tous les êtres ; et d'après cette licence, il introduit la vertu, le talent, et la réputation, pour faire faire à celle-ci un jeu de mots à la fin de la fable. C'est encore pis, lorsque l'ignorance grosse d'enfant, accouche d'admiration, de demoiselle opinion, et qu'on fait venir l'orgueil et la paresse pour nommer l'enfant, qu'ils appellent la vérité. La Mothe a beau dire qu'il se trace un nouveau chemin ; ce chemin l'éloigne du but.

Encore une fois le poète doit jouer dans la fable le rôle d'un homme simple et crédule ; et celui qui personnifie des abstractions métaphysiques avec tant de subtilité, n'est pas le même qui nous dit sérieusement que Jean Lapin plaidant contre dame Belette, allégua la coutume et l'usage.

Mais comme la crédulité du poète n'est jamais plus naïve, ni par conséquent plus amusante que dans des sujets dépourvus de vraisemblance à notre égard, ces sujets vont beaucoup plus droit au but de l'apologue, que ceux qui sont naturels et dans l'ordre des possibles. La Mothe après avoir dit,

Nous pouvons, s'il nous plait, donner pour véritables

Les chimères des temps passés,

ajoute :

Mais quoi ? des vérités modernes

Ne pouvons-nous user aussi dans nos besoins ?

Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins ?

Ce raisonnement du plus au moins n'est pas concevable dans un homme qui avait l'esprit juste, et qui avait longtemps réfléchi sur la nature de l'apologue. La fable des deux Amis, le Paysan du Danube, Philemon et Baucis, ont leur charme et leur intérêt particulier : mais qu'on y prenne garde, ce n'est là ni le charme ni l'intérêt de l'apologue. Ce n'est point ce doux sourire, cette complaisance intérieure qu'excite en nous Janot Lapin, la mouche du coche, etc. Dans les premières, la simplicité du poète n'est qu'ingénue et n'a rien de ridicule : dans les dernières, elle est naïve et nous amuse à ses dépens. C'est ce qui nous a fait avancer au commencement de cet article, que les fables, où les animaux, les plantes, les êtres inanimés parlent et agissent à notre manière, sont peut-être les seuls qui méritent le nom de fables.

Ce n'est pas que dans ces sujets même il n'y ait une sorte de vraisemblance à garder, mais elle est relative au poète. Son caractère de naïveté une fois établi, nous devons trouver possible qu'il ajoute foi à ce qu'il raconte ; et de-là vient la règle de suivre les mœurs ou réelles ou supposées. Son dessein n'est pas de nous persuader que le lion, l'âne et le renard ont parlé, mais d'en paraitre persuadé lui-même ; et pour cela il faut qu'il observe les convenances, c'est-à-dire qu'il fasse parler et agir le lion, l'âne et le renard, chacun suivant le caractère et les intérêts qu'il est supposé leur attribuer : ainsi la règle de suivre les mœurs dans la fable, est une suite de ce principe, que tout y doit concourir à nous persuader la crédulité du poète. Mais il faut que cette crédulité soit amusante, et c'est encore un des points où la Mothe s'est trompé ; on voit que dans ses fables il vise à être plaisant, et rien n'est si contraire au génie de ce poème :

Un homme avait perdu sa femme,

Il veut avoir un perroquet.

Se console qui peut : plein de la bonne dame,

Il veut du moins chez lui remplacer son caquet.

La Fontaine évite avec soin tout ce qui a l'air de la plaisanterie ; s'il lui en échappe quelque trait, il a grand soin de l'émousser :

A ces mots l'animal pervers,

C'est le serpent que je veux dire.

Voilà une excellente épigramme, et le poète s'en serait tenu là ; s'il avait voulu être fin ; mais il voulait être, ou plutôt il était naïf : il a donc achevé,

C'est le serpent que je veux dire,

Et non l'homme : on pourrait aisément s'y tromper.

De même dans ces vers qui terminent la fable du rat solitaire,

Qui désignai-je, à votre avis,

Par ce rat si peu secourable ?

Un moine ? non ; mais un dervis,

il ajoute :

Je suppose qu'un moine est toujours charitable.

La finesse du style consiste à se laisser deviner ; la naïveté, à dire tout ce qu'on pense.

La Fontaine nous fait rire, mais à ses dépens, et c'est sur lui-même qu'il fait tomber le ridicule. Quand pour rendre raison de la maigreur d'une belette, il observe qu'elle sortait de maladie : quand pour expliquer comment un cerf ignorait une maxime de Salomon, il nous avertit que ce cerf n'était pas accoutumé de lire : quand pour nous prouver l'expérience d'un vieux rat, et les dangers qu'il avait courus, il remarque qu'il avait même perdu sa queue à la bataille : quand pour nous peindre la bonne intelligence des chiens et des chats, il nous dit :

Ces animaux vivaient entr'eux comme cousins ;

Cette union si douce, et presque fraternelle,

Edifiait tous les voisins,

nous rions, mais de la naïveté du poète, et c'est à ce piège si délicat que se prend notre vanité.

L'oracle de Delphes avait, dit-on, conseillé à Esope de prouver des vérités importantes par des contes ridicules. Esope aurait mal entendu l'oracle, si au lieu d'être risible il s'était piqué d'être plaisant.

Cependant comme ce n'est pas uniquement à nous amuser, mais surtout à nous instruire, que la fable est destinée, l'illusion doit se terminer au développement de quelque vérité utîle : nous disons au développement, et non pas à la preuve ; car il faut bien observer que la fable ne prouve rien. Quelque bien adapté que soit l'exemple à la moralité, l'exemple est un fait particulier, la moralité une maxime générale ; et l'on sait que du particulier au général il n'y a rien à conclure. Il faut donc que la moralité soit une vérité connue par elle-même, et à laquelle on n'ait besoin que de réfléchir pour en être persuadé. L'exemple contenu dans la fable, en est l'indication et non la preuve ; son but est d'avertir, et non de convaincre ; de diriger l'attention, et non d'entraîner le consentement ; de rendre enfin sensible à l'imagination ce qui est évident à la raison ; mais pour cela il faut que l'exemple mène droit à la moralité, sans diversion, sans équivoque ; et c'est ce que les plus grands maîtres semblent avoir oublié quelquefois :

La vérité doit naître de la fable.

La Mothe l'a dit et l'a pratiqué, il ne le cede même à personne dans cette partie : comme elle dépend de la justesse et de la sagacité de l'esprit, et que la Mothe avait supérieurement l'une et l'autre, le sens moral de ses fables est presque toujours bien saisi, bien déduit, bien préparé. Nous en exceptons quelques-unes, comme celle de l'estomac, celle de l'araignée et du pelican. L'estomac patit de ses fautes, mais s'ensuit-il que chacun soit puni des siennes ? Le même auteur a fait voir le contraire dans la fable du chat et du rat. Entre le pélican et l'araignée, entre Codrus et Néron l'alternative est-elle si pressante qu'hésiter ce fût choisir ? et à la question, lequel des deux voulez-vous imiter ? n'est-on pas fondé à répondre, ni l'un ni l'autre ? Dans ces deux fables la moralité n'est vraie que par les circonstances, elle est fausse dès qu'on la donne pour un principe général.

La Fontaine s'est plus négligé que la Mothe sur le choix de la moralité ; il semble quelquefois la chercher après avoir composé sa fable, soit qu'il affecte cette incertitude pour cacher jusqu'au bout le dessein qu'il avait d'instruire ; soit qu'en effet il se soit livré d'abord à l'attrait d'un tableau favorable à peindre, bien sur que d'un sujet moral il est facîle de tirer une réflexion morale. Cependant sa conclusion n'est pas toujours également heureuse ; le plus souvent profonde, lumineuse, intéressante, et amenée par un chemin de fleurs ; mais quelquefois aussi commune, fausse ou mal déduite. Par exemple, de ce qu'un gland, et non pas une citrouille, tombe sur le nez de Garo, s'ensuit-il que tout soit bien ?

Jupin pour chaque état mit deux tables au monde ;

L'adroit, le vigilant et le fort sont assis

A la première, et les petits

Mangent leur reste à la seconde.

Rien n'est plus vrai ; mais cela ne suit point de l'exemple de l'araignée et de l'hirondelle : car l'araignée, quoiqu'adroite et vigilante, ne laisse pas de mourir de faim. Ne serait-ce point pour déguiser ce défaut de justesse, que dans les vers que nous avons cités, La Fontaine n'oppose que les petits à l'adroit, au vigilant et au fort ? S'il eut dit le faible, le négligent et le mal-adroit, on eut senti que les deux dernières de ces qualités ne conviennent point à l'araignée. Dans la fable des poissons et du berger, il conseille aux rois d'user de violence : dans celle du loup déguisé en berger, il conclut,

Quiconque est loup, agisse en loup.

Si ce sont-là des vérités, elles ne sont rien moins qu'utiles aux mœurs. En général, le respect de La Fontaine pour les anciens, ne lui a pas laissé la liberté du choix dans les sujets qu'il en a pris ; presque toutes ses beautés sont de lui, presque tous ses défauts sont des autres. Ajoutons que ses défauts sont rares, et tous faciles à éviter, et que ses beautés sans nombre sont peut-être inimitables.

Nous aurions beaucoup à dire sur sa versification, où les pédants n'ont su relever que des négligences, et dont les beautés ravissent d'admiration les hommes de l'art les plus exercés, et les hommes de goût les plus délicats ; mais pour développer cette partie avec quelqu'étendue, nous renvoyons à l'article VERS.

Du reste, sans aucun dessein de louer ni de critiquer, ayant à rendre sensibles par des exemples les perfections et les défauts de l'art, nous croyons devoir puiser ces exemples dans les auteurs les plus estimables, pour deux raisons, leur célébrité et leur autorité, sans toutefois manquer dans nos critiques aux égards que nous leur devons ; et ces égards consistent à parler de leurs ouvrages avec une impartialité sérieuse et décente, sans fiel et sans dérision ; méprisables recours des esprits vides et des âmes basses. Nous avons reconnu dans la Mothe une invention ingénieuse, une composition régulière, beaucoup de justesse et de sagacité. Nous avons profité de quelques-unes de ses réflexions sur la fable, et nous renvoyons encore le lecteur à son discours, comme à un morceau de poétique excellent à beaucoup d'égards. Mais avec la même sincérité nous avons cru devoir observer ses erreurs dans la théorie, et ses fautes dans la pratique, ou du moins ce qui nous a paru tel ; c'est au lecteur à nous juger.

Comme La Fontaine a pris d'Esope, de Phèdre, de Pilpay, etc. ce qu'ils ont de plus remarquable, et que deux exemples nous suffisaient pour développer nos principes, nous nous en sommes tenus aux deux fabulistes français. Si l'on veut connaître plus particulièrement les anciens qui se sont distingués dans ce genre de poésie, on peut consulter l'article FABULISTE. Article de M. MARMONTEL.

FABLE, (Belles Lettres) fiction morale. Voyez FICTION.

Dans les poèmes épique et dramatique, la fable, l'action, le sujet, sont communément pris pour synonymes ; mais dans une acception plus étroite, le sujet du poème est l'idée substantielle de l'action : l'action par conséquent est le développement du sujet, l'intrigue est cette même disposition considérée du côté des incidents qui nouent et dénouent l'action.

Tantôt la fable renferme une vérité cachée, comme dans l'Iliade : tantôt elle présente directement des exemples personnels et des vérités toutes nues, comme dans le Télémaque et dans la plupart de nos tragédies. Il n'est donc pas de l'essence de la fable d'être allégorique, il suffit qu'elle soit morale, et c'est ce que le P. le Bossu n'a pas assez distingué.

Comme le but de la Poésie est de rendre, s'il est possible, les hommes meilleurs et plus heureux, un poète doit sans-doute avoir égard dans le choix de son action, à l'influence qu'elle peut avoir sur les mœurs ; &, suivant ce principe, on n'aurait jamais dû nous présenter le tableau qui entraîne Oedipe dans le crime, ni celui d'Electre criant au parricide Oreste : frappe, frappe, elle a tué notre père.

Mais cette attention générale à éviter les exemples qui favorisent les mécans, et à choisir ceux qui peuvent encourager les bons, n'a rien de commun avec la règle chimérique de n'inventer la fable et les personnages d'un poème qu'après la moralité ; méthode servîle et impraticable, si ce n'est dans de petits poèmes, comme l'apologue, où l'on n'a ni les grands ressorts du pathétique à mouvoir, ni une longue suite de tableau à peindre, ni le tissu d'une intrigue vaste à former. Voyez EPOPEE.

Il est certain que l'Iliade renferme la même vérité que l'une des fables d'Esope : et que l'action qui conduit au développement de cette vérité, est la même au fond dans l'une et dans l'autre ; mais qu'Homère, ainsi qu'Esope, ait commencé par se proposer cette vérité ; qu'ensuite il ait choisi une action et des personnages convenables, et qu'il n'ait jeté les yeux sur la circonstance de la guerre de Troie, qu'après s'être décidé sur les caractères fictifs d'Agamemnon, d'Achille, d'Hector, etc. c'est ce qui n'a pu tomber que dans l'idée d'un spéculateur qui veut mener, s'il est permis de le dire, le génie à la lisière. Un sculpteur détermine d'abord l'expression qu'il veut rendre, puis il dessine sa figure, et choisit enfin le marbre propre à l'exécuter ; mais les événements historiques ou fabuleux, qui sont la matière du poème héroïque, ne se taillent point comme le marbre : chacun d'eux a sa forme essentielle qu'il n'est permis que d'embellir ; et c'est par le plus ou le moins de beautés qu'elle présente ou dont elle est susceptible, que se décide le choix du poète : Homère lui-même en est un exemple.

L'action de l'Odyssée prouve, si l'on veut, qu'un état ou qu'une famille souffre de l'absence de son chef ; mais elle prouve encore mieux qu'il ne faut point abandonner ses intérêts domestiques pour se mêler des intérêts publics, ce qu'Homère certainement n'a pas eu dessein de faire voir.

De même on peut conclure de l'action de l'Enéïde, que la valeur et la piété réunies sont capables des plus grandes choses ; mais on peut conclure aussi qu'on fait quelquefois sagement d'abandonner une femme après l'avoir séduite, et de s'emparer du bien d'autrui quand on le trouve à sa bienséance ; maximes que Virgile était bien éloigné de vouloir établir.

Si Homère et Virgile n'avaient inventé la fable de leurs poèmes qu'en vue de la moralité, toute l'action n'aboutirait qu'à un seul point ; le dénouement serait comme un foyer où se réuniraient tous les traits de lumière répandus dans le poème, ce qui n'est pas : ainsi l'opinion du père le Bossu est démentie par les exemples mêmes dont il prétend l'autoriser.

La fable doit avoir différentes qualités, les unes particulières à certains genres, les autres communes à la Poésie en général. Voyez pour les qualités communes, les articles FICTION, INTERET, INTRIGUE, UNITE, etc. Voyez pour les qualités particulières, les divers genres de Poésie, à leurs articles.

Sur-tout comme il y a une vraisemblance absolue et une vraisemblance hypothétique ou de convention, et que toutes sortes de poèmes ne sont pas indifféremment susceptibles de l'une et de l'autre, voyez, pour les distinguer, les articles FICTION, MERVEILLEUX et TRAGEDIE. Article de M. MARMONTEL.