Tous les enfants qui viennent au monde, doivent être soumis aux soins de l'éducation, parce qu'il n'y en a point qui naisse tout instruit et tout formé. Or quel avantage ne revient-il pas tous les jours à un état, dont le chef a eu de bonne heure l'esprit cultivé, qui a appris dans l'Histoire que les empires les mieux affermis sont exposés à des révolutions ; qu'on a autant instruit de ce qu'il doit à ses sujets, que de ce que ses sujets lui doivent ; à qui on a fait connaître la source, le motif, l'étendue et les bornes de son autorité ; à qui on a appris le seul moyen solide de la conserver et de la faire respecter, qui est d'en faire un bon usage ? Erudimini qui judicatis terram. Psaumes. IIe Ve 10. Quel bonheur pour un état dans lequel les magistrats ont appris de bonne heure leurs devoirs, et ont des mœurs ; où chaque citoyen est prévenu qu'en venant au monde il a reçu un talent à faire valoir ; qu'il est membre d'un corps politique, et qu'en cette qualité il doit concourir au bien commun, rechercher tout ce qui peut procurer des avantages réels à la société, et éviter ce qui peut en déconcerter l'harmonie, en troubler la tranquillité et le bon ordre ! Il est évident qu'il n'y a aucun ordre de citoyens dans un état, pour lesquels il n'y eut une sorte d'éducation qui leur serait propre ; éducation pour les enfants des souverains, éducation pour les enfants des grands, pour ceux des magistrats, etc. éducation pour les enfants de la campagne, où, comme il y a des écoles pour apprendre les vérités de la religion, il devrait y en avoir aussi dans lesquels on leur montrât les exercices, les pratiques, les devoirs et les vertus de leur état, afin qu'ils agissent avec plus de connaissance.

Si chaque sorte d'éducation était donnée avec lumière et avec persévérance, la patrie se trouverait bien constituée, bien gouvernée, et à l'abri des insultes de ses voisins.

L'éducation est le plus grand bien que les pères puissent laisser à leurs enfants. Il ne se trouve que trop souvent des pères qui ne connaissant point leurs véritables intérêts, se refusent aux dépenses nécessaires pour une bonne éducation, et qui n'épargnent rien dans la suite pour procurer un emploi à leurs enfants, ou pour les décorer d'une charge ; cependant quelle charge est plus utîle qu'une bonne éducation, qui communément ne coute pas tant, quoiqu'elle soit le bien dont le produit est le plus grand, le plus honorable et le plus sensible ? il revient tous les jours : les autres biens se trouvent souvent dissipés ; mais on ne peut se défaire d'une bonne éducation, ni, par malheur, d'une mauvaise, qui souvent n'est telle, que parce qu'on n'a pas voulu faire les frais d'une bonne :

Sint Moecenates, non deerunt, Flacce, Marones.

Martial, lib. VIII. epig. lvj. ad Flacc.

Vous donnez votre fils à élever à un esclave, dit un jour un ancien philosophe à un père riche, hé bien, au lieu d'un esclave vous en aurez deux.

Il y a bien de l'analogie entre la culture des plantes et l'éducation des enfants ; en l'un et en l'autre la nature doit fournir le fonds. Le propriétaire d'un champ ne peut y faire travailler utilement, que lorsque le terrain est propre à ce qu'il veut y faire produire ; de même un père éclairé, et un maître qui a du discernement et de l'expérience, doivent observer leur élève ; et après un certain temps d'observations, ils doivent démêler ses penchans, ses inclinations, son gout, son caractère, et connaître à quoi il est propre, et quelle partie, pour ainsi dire, il doit tenir dans le concert de la société.

Ne forcez point l'inclination de vos enfants, mais aussi ne leur permettez point légèrement d'embrasser un état auquel vous prévoyez qu'ils reconnaitront dans la suite qu'ils n'étaient point propres. On doit, autant qu'on le peut, leur épargner les fausses démarches. Heureux les enfants qui ont des parents expérimentés, capables de les bien conduire dans le choix d'un état ! choix d'où dépend la félicité ou le mal-aise du reste de la vie.

Il ne sera pas inutîle de dire un mot de chacun des trois chefs qui sont l'objet de toute éducation, comme nous l'avons dit d'abord. On ne devrait préposer personne à l'éducation d'un enfant de l'un ou de l'autre sexe, à moins que cette personne n'eut fait de sérieuses réflexions sur ces trois points.

I. La santé. M. Bronzet, médecin ordinaire du Roi, vient de nous donner un ouvrage utîle sur l'éducation médicinale des enfants (à Paris chez Cavelier, 1754). Il n'y a personne qui ne convienne de l'importance de cet article, non-seulement pour la première enfance, mais encore pour tous les âges de la vie. Les Payens avaient imaginé une déesse qu'ils appelaient Hygie ; c'était la déesse de la santé, dea salutis : de-là on a donné le nom d'hygiene à cette partie de la Médecine qui a pour objet de donner des avis utiles pour prévenir les maladies, et pour la conservation de la santé.

Il serait à souhaiter que lorsque les jeunes gens sont parvenus à un certain âge, on leur donnât quelques connaissances de l'anatomie et de l'oeconomie animale ; qu'on leur apprit jusqu'à un certain point ce qui regarde la poitrine, les poumons, le cœur, l'estomac, la circulation du sang, etc. non pour se conduire eux-mêmes quand ils seront malades, mais pour avoir sur ces points des lumières toujours utiles, et qui sont une partie essentielle de la connaissance de nous-mêmes. Il est vrai que la Nature ne nous conduit que par instinct sur ce qui regarde notre conservation ; et j'avoue qu'une personne infirme, qui connaitrait autant qu'il est possible tous les ressorts de l'estomac, et le jeu de ces ressorts, n'en ferait pas pour cela une digestion meilleure, que celle que ferait un ignorant qui aurait une complexion robuste, et qui jouirait d'une bonne santé. Cependant les connaissances dont je parle sont très-utiles, non-seulement parce qu'elles satisfont l'esprit, mais parce qu'elles nous donnent lieu de prévenir par nous-mêmes bien des maux, et nous mettent en état d'entendre ce qu'on dit sur ce point.

Sans la santé, dit le sage Charron, la vie est à charge, et le mérite même s'évanouit. Quel secours apportera la sagesse au plus grand homme, continue-t-il, s'il est frappé du haut-mal ou d'apoplexie ? La santé est un don de nature ; mais elle se conserve, poursuit-il, par sobriété, par exercice moderé, par éloignement de tristesse et de toute passion.

Le principal de ces conseils pour les jeunes gens, c'est la tempérance en tout genre : le vice contraire fait périr un plus grand nombre de personnes que le glaive, plus occidit gula quam gladius.

On commence communément par être prodigue de sa santé ; et quand dans la suite on s'avise de vouloir en devenir oeconome, on sent à regret qu'on s'en est avisé trop tard.

L'habitude en tout genre a beaucoup de pouvoir sur nous ; mais on n'a pas d'idées bien précises sur cette matière : tel est venu à bout de s'accoutumer à un sommeil de quelques heures, pendant que tel autre n'a jamais pu se passer d'un sommeil plus long.

Je sais que parmi les sauvages, et même dans nos campagnes, il y a des enfants nés avec une si bonne santé, qu'ils traversent les rivières à la nage, qu'ils endurent le froid, la faim, la soif, la privation du sommeil, et que lorsqu'ils tombent malades, la seule nature les guérit sans le secours des remèdes : de là on conclut qu'il faut s'abandonner à la sage prévoyance de la nature, et que l'on s'accoutume à tout ; mais cette conclusion n'est pas juste, parce qu'elle est tirée d'un dénombrement imparfait. Ceux qui raisonnent ainsi, n'ont aucun égard au nombre infini d'enfants qui succombent à ces fatigues, et qui sont la victime du préjugé, que l'on peut s'accoutumer à tout. D'ailleurs, n'est-il pas vraisemblable, que ceux qui ont soutenu pendant plusieurs années les fatigues et les rudes épreuves dont nous avons parlé, auraient vécu bien plus longtemps s'ils avaient pu se ménager davantage ?

En un mot, point de mollesse, rien d'efféminé dans la manière d'élever les enfants ; mais ne croyons pas que tout soit également bon pour tous, ni que Mithridate se soit accoutumé à un vrai poison. On ne s'accoutume pas plus à un véritable poison, qu'à des coups de poignard. Le Czar Pierre voulut que ses matelots accoutumassent leurs enfants à ne boire que de l'eau de la mer, ils moururent tous. La convenance et la disconvenance qu'il y a entre nos corps et les autres êtres, ne Ve qu'à un certain point ; et ce point, l'expérience particulière de chacun de nous doit nous l'apprendre.

Il se fait en nous une dissipation continuelle d'esprits et de sucs nécessaires pour la conservation de la vie et de la santé ; ces esprits et ces sucs doivent donc être reparés ; or ils ne peuvent l'être que par des aliments analogues à la machine particulière de chaque individu.

Il serait à souhaiter que quelque habîle physicien, qui joindrait l'expérience aux lumières et à la réflexion, nous donnât un traité sur le pouvoir et sur les bornes de l'habitude.

J'ajouterai encore un mot qui a rapport à cet article, c'est que la société qui s'intéresse avec raison à la conservation de ses citoyens, a établi de longues épreuves, avant que de permettre à quelque particulier d'exercer publiquement l'art de guérir. Cependant malgré ces sages précautions, le goût du merveilleux et le penchant qu'ont certaines personnes à s'écarter des règles communes, fait que lorsqu'ils tombent malades, ils aiment mieux se livrer à des particuliers sans caractère, qui conviennent eux-mêmes de leur ignorance, et qui n'ont de ressource que dans le mystère qu'ils font d'un prétendu secret, et dans l'imbécillité de leurs dupes. Voyez la lettre judicieuse de M. de Moncrif, au second tome de ses œuvres, pag. 141, au sujet des empyriques et des charlatants. Il serait utîle que les jeunes gens fussent éclairés de bonne heure sur ce point. Je conviens qu'il arrive quelquefois des inconvénients en suivant les règles, mais où n'en arrive-t-il jamais ? Il n'en arrive que trop souvent, par exemple, dans la construction des édifices ; faut-il pour cela ne pas appeler d'architecte, et se livrer plutôt à un simple manœuvre ?

II. Le second objet de l'éducation, c'est l'esprit qu'il s'agit d'éclairer, d'instruire, d'orner, et de régler. On peut adoucir l'esprit le plus féroce, dit Horace, pourvu qu'il ait la docilité de se prêter à l'instruction.

Nemo adeò ferus est ut non mitescère possit,

Si modò culturae patientem commodet aurem.

Hor. I. ep. 1. Ve 39.

La docilité, condition que le poète demande dans le disciple, cette vertu, dis-je, si rare, suppose un fond heureux que la nature seule peut donner, mais avec lequel un maître habîle mène son élève bien loin. D'un autre côté, il faut que le maître ait le talent de cultiver les esprits, et qu'il ait l'art de rendre son élève docile, sans que son élève s'aperçoive qu'on travaille à le rendre tel, sans quoi le maître ne retirera aucun fruit de ses soins : il doit avoir l'esprit doux et liant, savoir saisir à propos le moment où la leçon produira son effet, sans avoir l'air de leçon ; c'est pour cela que lorsqu'il s'agit de choisir un maître, on doit préférer au savant qui a l'esprit dur, celui qui a moins d'érudition, mais qui est liant et judicieux : l'érudition est un bien qu'on peut acquérir ; au lieu que la raison, l'esprit insinuant, et l'humeur douce, sont un présent de la nature. DOCENDI rectè sapere est principium et fons ; pour bien instruire, il faut d'abord un sens droit. Mais revenons à nos élèves.

Il faut convenir qu'il y a des caractères d'esprit qui n'entrent jamais dans la pensée des autres ; ce sont des esprits durs et inflexibles, durâ cervice... et cordibus et auribus. Act. ap. c. VIIe Ve 51.

Il y en a de gauches, qui ne saisissent jamais ce qu'on leur dit dans le sens qui se présente naturellement, et que tous les autres entendent. D'ailleurs, il y a certains états où l'on ne peut se prêter à l'instruction ; tel est l'état de la passion, l'état de dérangement dans les organes du cerveau, l'état de la maladie, l'état d'un ancien préjugé, etc. Or quand il s'agit d'enseigner, on suppose toujours dans les élèves cet esprit de souplesse et de liberté qui met le disciple en état d'entendre tout ce qui est à sa portée, et qui lui est présenté avec ordre et en suivant la génération et la dépendance naturelle des connaissances.

Les premières années de l'enfance exigent, par rapport à l'esprit, beaucoup plus de soins qu'on ne leur en donne communément, en sorte qu'il est souvent bien difficîle dans la suite, d'effacer les mauvaises impressions qu'un jeune homme a reçues, par les discours et les exemples des personnes peu sensées et peu éclairées, qui étaient auprès de lui dans ces premières années.

Dès qu'un enfant fait connaître par ses regards et par ses gestes qu'il entend ce qu'on lui dit, il devrait être regardé comme un sujet propre à être soumis à la juridiction de l'éducation, qui a pour objet de former l'esprit, et d'en écarter tout ce qui peut l'égarer. Il serait à souhaiter qu'il ne fût approché que par des personnes sensées, et qu'il ne put voir ni entendre rien que de bien. Les premiers acquiescements sensibles de notre esprit, ou pour parler comme tout le monde, les premières connaissances, ou les premières idées qui se forment en nous, pendant les premières années de notre vie, sont autant de modèles qu'il est difficîle de réformer, et qui nous servent ensuite de règle dans l'usage que nous faisons de notre raison : ainsi il importe extrêmement à un jeune homme, que dès qu'il commence à juger, il n'acquiesce qu'à ce qui est vrai, c'est-à-dire qu'à ce qui est. Ainsi loin de lui toutes les histoires fabuleuses, tous ces contes puériles de Fées, de loup-garou, de juif-errant, d'esprits follets, de revenans, de sorciers, et de sortileges, tous ces faiseurs d'horoscopes, ces diseurs et diseuses de bonne aventure, ces interpretes de songes, et tant d'autres pratiques superstitieuses qui ne servent qu'à égarer la raison des enfants, à effrayer leur imagination, et souvent même à leur faire regretter d'être venus au monde.

Les personnes qui s'amusent à faire peur aux enfants, sont très-repréhensibles. Il est souvent arrivé que les faibles organes du cerveau des enfants, en ont été dérangés pour le reste de la vie, outre que leur esprit se remplit de préjugés ridicules, etc. Plus ces idées chimériques sont extraordinaires, et plus elles se gravent profondément dans le cerveau.

On ne doit pas moins blâmer ceux qui se font un amusement de tromper les enfants, de les induire en erreur, de leur en faire accroire, et qui s'en applaudissent au lieu d'en avoir honte : c'est le jeune homme qui fait alors le beau rôle ; il ne sait pas encore qu'il y a des personnes qui ont l'âme assez basse pour parler contre leur pensée, et qui assurent d'insignes faussetés du même ton dont les honnêtes gens disent les vérités les plus certaines ; il n'a pas encore appris à se défier ; il se livre à vous, et vous le trompez : toutes ces idées fausses deviennent autant d'idées exemplaires, qui égarent la raison des enfants. Je voudrais qu'au lieu d'apprivoiser ainsi l'esprit des jeunes gens avec la séduction et le mensonge, on ne leur dit jamais que la vérité.

On devrait leur faire connaître la pratique des arts, même des arts les plus communs ; ils tireraient dans la suite de grands avantages de ces connaissances. Un ancien se plaint que lorsque les jeunes gens sortent des écoles, et qu'ils ont à vivre avec d'autres hommes, ils se croient transportés en un nouveau monde : ut cum in forum venerint, existiment se in alium terrarum orbem delatos. Qu'il est dangereux de laisser les jeunes gens de l'un et de l'autre sexe acquérir eux-mêmes de l'expérience à leurs dépens, de leur laisser ignorer qu'il y a des séducteurs et des fourbes, jusqu'à ce qu'ils aient été séduits et trompés ! La lecture de l'histoire fournirait un grand nombre d'exemples, qui donneraient lieu à des leçons très-utiles.

On devrait aussi faire voir de bonne heure aux jeunes gens les expériences de Physique.

On trouverait dans la description de plusieurs machines d'usage, une ample moisson de faits amusans et instructifs, capables d'exciter la curiosité des jeunes gens ; tels sont les divers phosphores ; la pierre de Boulogne, la poudre inflammable, les effets de la pierre d'aimant et ceux de l'électricité, ceux de la raréfaction et de la pésanteur de l'air, etc. Il ne faut d'abord que bien faire connaître les instruments, et faire voir les effets qui resultent de leur combinaison et de leur jeu. Voyez-vous cette espèce de boule de cuivre (l'éolipile) ? elle est vide en-dedans, il n'y a que de l'air ; remarquez ce petit tuyau qui y est attaché et qui répond au-dedans, il est percé à l'extrémité ; comment feriez vous pour remplir d'eau cette boule, et pour l'en vider après qu'elle en aurait été remplie ? je vais la faire remplir d'elle-même, après quoi j'en ferai sortir un jet-d'eau. On ne montre d'abord que les faits, et l'on diffère pour un âge plus avancé à leur en donner les explications les plus vraisemblables que les Philosophes ont imaginées. En combien d'inconvéniens, des hommes qui d'ailleurs avaient du mérite, ne sont-ils pas tombés, pour avoir ignoré ces petits mystères de la Nature.

Je vais ajouter quelques réflexions, dont je sais que les maîtres qui ont du zèle et du discernement pourront faire un grand usage pour bien conduire l'esprit de leurs jeunes élèves.

On sait bien que les enfants ne sont pas en état de saisir les raisonnements combinés ou les assertions, qui sont le résultat de profondes méditations ; ainsi il serait ridicule de les entretenir de ce que les Philosophes disent sur l'origine de nos connaissances, sur la dépendance, la liaison, la subordination et l'ordre des idées, sur les fausses suppositions, sur le dénombrement imparfait, sur la précipitation, enfin sur toutes les sortes de sophismes : mais je voudrais que les personnes que l'on met auprès des enfants, fussent suffisamment instruites sur tous ces points, et que lorsqu'un enfant, par exemple, dans ses réponses ou dans ses propos, suppose ce qui est en question, je voudrais, dis-je, que le maître sut que son disciple tombe dans une pétition de principe, mais que, sans se servir de cette expression scientifique, il fit sentir au jeune élève que sa réponse est défectueuse, parce que c'est la même chose que ce qu'on lui demande. Avouez votre ignorance ; dites, je ne sais pas, plutôt que de faire une réponse qui n'apprend rien ; c'est comme si vous disiez que le sucre est doux parce qu'il a de la douceur, est-ce dire autre chose sinon qu'il est doux parce qu'il est doux ?

Je voudrais bien que parmi les personnes qui se trouvent destinées par état à l'éducation de la jeunesse, il se trouvât quelque maître judicieux qui nous donnât la logique des enfants en forme de dialogues à l'usage des maîtres. On pourrait faire entrer dans cet ouvrage un grand nombre d'exemples, qui disposeraient insensiblement aux préceptes et aux règles. J'aurais voulu rapporter ici quelques-uns de ces exemples, mais j'ai craint qu'ils ne parussent trop puérils.

Nous avons déjà remarqué, d'après Horace, qu'il n'y a parmi les jeunes gens que ceux qui ont l'esprit souple, qui puissent profiter des soins de l'éducation de l'esprit. Mais qu'est-ce que d'avoir l'esprit souple ? c'est être en état de bien écouter et de bien rpondre ; c'est entendre ce qu'on nous dit, précisément dans le sens qui est dans l'esprit de celui qui nous parle, et répondre relativement à ce sens.

Si vous avez à instruire un jeune homme qui ait le bonheur d'avoir cet esprit souple, vous devez surtout avoir grande attention de ne lui rien dire de nouveau qui ne puisse se lier avec ce que l'usage de la vie peut déjà lui avoir appris.

Le grand secret de la didactique, c'est-à-dire de l'art d'enseigner, c'est d'être en état de démêler la subordination des connaissances. Avant que de parler de dixaines, sachez si votre jeune homme a idée d'un ; avant que de lui parler d'armée, montrez-lui un soldat, et apprenez-lui ce que c'est qu'un capitaine, et quand son imagination se représentera cet assemblage de soldats et d'officiers, parlez-lui du général.

Quand nous venons au monde, nous vivons, mais nous ne sommes pas d'abord en état de faire cette réflexion, je suis, je vis, et encore moins celle-ci, je sens, donc j'existe. Nous n'avons pas encore Ve assez d'êtres particuliers, pour avoir l'idée abstraite d'exister et d'existence. Nous naissons avec la faculté de concevoir et de réflechir ; mais on ne peut pas dire raisonnablement que nous ayons alors telle ou telle connaissance particulière, ni que nous fassions telle ou telle réflexion individuelle, et encore moins que nous ayons quelque connaissance générale, puisqu'il est évident que les connaissances générales ne peuvent être que le résultat des connaissances particulières : je ne pourrais pas dire que tout triangle a trois côtés, si je ne savais pas ce que c'est qu'un triangle. Quand une fais, par la considération d'un ou de plusieurs triangles particuliers, j'ai acquis l'idée exemplaire de triangle, je juge que tout ce qui est conforme à cette idée est triangle, et que ce qui n'y est pas conforme n'est pas triangle.

Comment pourrais-je comprendre qu'il faut rendre à chacun ce qui lui est dû. si je ne savais pas encore ce que c'est que rendre, ce que c'est qu'être dû. ni ce que c'est que chacun ? L'usage de la vie nous l'a appris, et ce n'est qu'alors que nous avons compris l'axiome.

C'est ainsi qu'en venant au monde nous avons les organes nécessaires pour parler, et tous ceux qui nous serviront dans la suite pour marcher ; mais dans les premiers jours de notre vie nous ne parlons pas et nous ne marchons pas encore : ce n'est qu'après que les organes du cerveau ont acquis une certaine consistance, et après que l'usage de la vie nous a donné certaines connaissances préliminaires ; ce n'est, dis-je, qu'alors, que nous pouvons comprendre certains principes et certaines vérités dont nos maîtres nous parlent ; ils les entendent ces principes et ces vérités, et c'est pour cela qu'ils s'imaginent que leurs élèves doivent aussi les entendre ; mais les maîtres ont vécu, et les disciples ne font que de commencer à vivre. Ils n'ont pas encore acquis un assez grand nombre de ces connaissances préliminaires que celles qui suivent supposent : " Notre âme, dit le P. Buffier, jésuite, dans son Traité des premières vérités, III. part. pag. 8. notre âme n'opère qu'autant que notre corps se trouve en certaine disposition, par le rapport mutuel et la connexion réciproque qui est entre notre âme et notre corps. La chose est indubitable, poursuit ce savant métaphysicien, et l'expérience en est journalière. Il parait même hors de doute, dit encore le P. Buffier, au même Traité, I. part. pag. 32. et 33. que les enfants ont acquis par l'usage de la vie un grand nombre de connaissances sur des objets sensibles, avant que de parvenir à la connaissance de l'existance de Dieu : c'est ce que nous insinue l'apôtre S. Paul par ces paroles remarquables : invisibilia enim ipsius Dei à creaturâ mundi per ea quae facta sunt, intellecta conspiciuntur : ad Rom. cap. j. Ve 20. Pour moi, ajoute encore le P. Buffier à la page 271. je ne connais naturellement le Créateur que par les créatures : je ne puis avoir d'idée de lui qu'autant qu'elles m'en fournissent. En effet les cieux annoncent sa gloire ; caeli enarrant gloriam Dei. psal. 18. Ve 1. Il n'est guère vraisemblable qu'un homme privé dès l'enfance de l'usage de tous ses sens, put aisément s'élever jusqu'à l'idée de Dieu ; mais quoique l'idée de Dieu ne soit point innée, et que ce ne soit pas une première vérité, selon le P. Buffier, il ne s'ensuit nullement, ajoute-t-il, ibid. pag. 33. que ce ne soit pas une connaissance très-naturelle et très-aisée. Ce même père très-respectable dit encore, ibid. III. part. p. 9. que comme la dépendance où le corps est de l'âme ne fait pas dire que le corps est spirituel, de même la dépendance où l'âme est du corps, ne doit pas faire dire que l'âme est corporelle. Ces deux parties de l'homme ont dans leurs opérations une connexion intime ; mais la connexion entre deux parties ne fait pas que l'une soit l'autre. " En effet, l'aiguille d'une montre ne marque successivement les heures du jour que par le mouvement qu'elle reçoit des roues, et qui leur est communiqué par le ressort : l'eau ne saurait bouillir sans feu ; s'ensuit-il de-là que les roues soient de même nature que le ressort, et que l'eau soit de la nature du feu ?

" Nous apercevons clairement que l'âme n'est point le corps, comme le feu n'est point l'eau, dit le P. Buffier, Traité des premières vérités III. part. pag. 10. ainsi nous ne pouvons raisonnablement nier, ajoute-t-il, que le corps et l'esprit ne soient deux substances différentes. "

C'est d'après les principes que nous avons exposés, et en conséquence de la subordination et de la liaison de nos connaissances, qu'il y a des maîtres persuadés que pour faire apprendre aux jeunes gens une langue morte, le latin, par exemple, ou le grec, il ne faut pas commencer par les déclinaisons latines ou les grecques ; parce que les noms français ne changeant point de terminaison, les enfants en disant musa, musae, musam, musarum, musis, etc. ne sont point encore en état de voir où ils vont ; il est plus simple et plus conforme à la manière dont les connaissances se lient dans l'esprit, de leur faire étudier d'abord le latin dans une version interlinéaire, où les mots latins sont expliqués en français, et rangés dans l'ordre de la construction simple, qui seule donne l'intelligence du sens. Quand les enfants disent qu'ils ont retenu la signification de chaque mot, on leur présente ce même latin dans le livre de répétition où ils le retrouvent à la vérité dans le même ordre, mais sans français sous les mots latins : les jeunes gens sont ravis de trouver eux-mêmes le mot français qui convient au latin, et que la version interlinéaire leur a montré. Cet exercice les anime et écarte le dégout, et leur fait connaître d'abord par sentiment et par pratique la destination des terminaisons, et l'usage que les anciens en faisaient.

Après quelques jours d'exercice, et que les enfants ont Ve tantôt Diana, tantôt Dianam, Apollo, Apollinem, etc. et qu'en français c'est toujours Diane, et toujours Apollon ; ils sont les premiers à demander la raison de cette différence, et c'est alors qu'on leur apprend à décliner.

C'est ainsi que pour faire connaître le goût d'un fruit, au lieu de s'amuser à de vains discours, il est plus simple de montrer ce fruit et d'en faire goûter ; autrement c'est faire deviner, c'est apprendre à dessiner sans modèle, c'est vouloir retirer d'un champ ce qu'on n'y a pas semé.

Dans la suite, à mesure qu'ils voient un mot qui est ou au même cas que celui auquel il se rapporte, ou à un cas différent, Diana soror Apollinis, on leur explique le rapport d'identité, et le rapport ou raison de détermination. Diana soror, ces deux mots sont au même cas, parce que Diane et sœur c'est la même personne : soror Apollinis, Apollinis détermine soror, c'est-à-dire fait connaître de qui Diane était sœur. Toute la syntaxe se réduit à ces deux rapports comme je l'ai dit il y a longtemps. Cette méthode de commencer par l'explication, de la manière que nous venons de l'exposer, me parait la seule qui suive l'ordre, la dépendance, la liaison et la subordination des connaissances. Voyez CAS, CONSTRUCTION, et les divers ouvrages qui ont été faits pour expliquer cette méthode, pour en faciliter la pratique, et pour répondre à quelques objections qui furent faites d'abord avec un peu trop de précipitation. Au reste il me souvient que dans ma jeunesse je n'aimais pas, qu'après m'avoir expliqué quelques lignes de Ciceron, que je commençais à entendre, on me fit passer sur le champ à l'explication de dix ou douze vers de Virgile ; c'est comme si pour apprendre le français à un étranger, on lui faisait lire une scène de quelques pièces de Racine, et que dans la même leçon on passât à la lecture d'une scène du misantrope ou de quelqu'autre pièce de Moliere. Cette pratique est-elle bien propre à faire prendre intérêt à ce qu'on lit, à donner du gout, et à former l'idée exemplaire du beau et du bon ?

Poursuivons nos réflexions sur la culture de l'esprit.

Nous avons déjà remarqué qu'il y a plusieurs états dans l'homme par rapport à l'esprit. Il y a surtout l'état du sommeil qui est une espèce d'infirmité périodique, et pourtant nécessaire, où, comme dans plusieurs autres maladies, nous ne pouvons pas faire usage de cette souplesse et de cette liberté d'esprit, qui nous est si nécessaire pour démêler la vérité de l'erreur.

Observez que dans le sommeil nous ne pouvons penser à aucun objet, à moins que nous ne l'ayons Ve auparavant, soit en tout, soit en partie : jamais l'image du soleil ni celle des étoiles, ni celle d'une fleur, ne se présenteront à l'imagination d'un enfant nouveau-né qui dort, ni même à celle d'un aveugle-né qui veille. Si quelquefois l'image d'un objet bizarre qui ne fut jamais dans la nature se présente à nous dans le sommeil, c'est que par l'usage de la vue nous avons Ve en divers temps et en divers objets, les membres différents dont cet être chimérique est composé : tel est le tableau dont parle Horace au commencement de son art poétique ; la tête d'une belle femme, le cou d'un cheval, les plumes de différentes espèces d'oiseaux, enfin une queue de poisson ; telles sont les parties dont l'ensemble forme ce tableau bizarre qui n'eut jamais d'original.

Les enfants nouveau-nés qui n'ont encore rien vu, et les aveugles de naissance, ne sauraient faire de pareilles combinaisons dans leur sommeil ; ils n'ont que le sentiment intime qui est une suite nécessaire de ce qu'ils sont des êtres vivants et animés, et de ce qu'ils ont des organes où circulent du sang et des esprits, unis à une substance spirituelle, par une union dont le Créateur s'est réservé le secret.

Le sentiment dont je parle ne saurait être d'abord un sentiment réfléchi, comme nous l'avons déjà remarqué, parce que l'enfant ne peut point encore avoir d'idée de sa propre individualité, ou du MOI. Ce sentiment réfléchi du moi ne lui vient que dans la suite par le secours de la mémoire, qui lui rappelle les différentes sortes de sensations dont il a été affecté ; mais en même temps il se souvient et il a conscience d'avoir toujours été le même individu, quoiqu'affecté en divers temps et différemment ; voilà le MOI.

Un indolent qui après un travail de quelques heures s'abandonne à son indolence et à sa paresse, sans être occupé d'aucun objet particulier, n'est-il pas, du moins pendant quelques moments, dans la situation de l'enfant nouveau-né, qui sent parce qu'il est vivant, mais qui n'a point encore cette idée réfléchie, je sens ?

Nous avons déjà remarqué avec le P. Buffier, que notre âme n'opère qu'autant que notre corps se trouve en certaine disposition (Traité des premières vérités, III. part. pag. 8.) : la chose est indubitable et l'expérience en est journalière, ajoute ce respectable philosophe. (Ibid.)

En effet, les organes des sens et ceux du cerveau ne paraissent-ils pas destinés à l'exécution des opérations de l'âme en tant qu'unie au corps ? et comme le corps se trouve en divers états selon l'âge, selon l'air des divers climats qu'il habite, selon les aliments dont il se nourrit, etc. et qu'il est sujet à différentes maladies, par les différentes altérations qui arrivent à ses parties ; de même l'esprit est sujet à diverses infirmités, et se trouve en des états différents, soit à l'occasion de la disposition habituelle des organes destinés à ses fonctions, soit à cause des divers accidents qui surviennent à ces organes.

Quand les membres de notre corps ont acquis une certaine consistance, nous marchons, nous sommes en état de porter d'abord de petits fardeaux d'un lieu à un autre ; dans la suite nous pouvons en soulever et en transporter de plus grands ; mais si quelqu'obstruction empêche le cours des esprits animaux, aucun de ces mouvements ne peut être exécuté.

De même, lorsque parvenus à un certain âge, les organes de nos sens et ceux du cerveau se trouvent dans l'état requis, pour donner lieu à l'âme d'exercer ses fonctions à un certain degré de rectitude, selon l'institution de la nature, ce que l'expérience générale de tous les hommes nous apprend ; on dit alors qu'on est parvenu à l'âge de raison. Mais s'il arrive que le jeu de ces organes soit troublé, les fonctions de l'âme sont interrompues : c'est ce qu'on ne voit que trop souvent dans les imbéciles, dans les insensés, dans les épileptiques, dans les apoplectiques, dans les malades qui ont le transport au cerveau, enfin dans ceux qui se livrent à des passions violentes.

Cette fière raison dont on fait tant de bruit,

Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit.

Des Houlières, Idylle des moutons.

Ainsi l'esprit a ses maladies comme le corps, l'indocilité, l'entêtement, le préjugé, la précipitation, l'incapacité de se prêter aux réflexions des autres, les passions, etc.

Mais ne peut-on pas guérir les maladies de l'esprit, dit Cicéron ? on guérit bien celles du corps, ajoute-t-il. His nulla-ne est adhibenda curatio ? an quòd corpora curari possint, animorum medicina nulla sit ? Cic. Tusc. lib. III. cap. IIe Une multitude d'observations physiques de médecine et d'anatomie, dit le savant auteur de l'économie animale, tom. III. pag. 215. deuxième édit. à Paris chez Cavelier 1747. nous prouvent que nos connaissances dépendent des facultés organiques du corps. Ce témoignage joint à celui du P. Buffier et de tant d'autres savants respectables, fait voir qu'il y a deux sortes de moyens naturels pour guérir les maladies de l'esprit, du moins celles qui peuvent être guéries ; le premier moyen, c'est le régime, la tempérance, la continence, l'usage des aliments propres à guérir chaque sorte de maladie de l'esprit (voyez la médecine de l'esprit, par M. le Camus, chez Ganneau, à Paris, 1753) la fuite et la privation de tout ce qui peut irriter ces maladies. Il est certain que lorsque l'estomac n'est point surchargé, et que la digestion se fait aisément, les liqueurs coulent sans altération dans leurs canaux, et l'âme exerce ses fonctions sans obstacle.

Outre ces moyens, Cicéron nous exhorte d'écouter et d'étudier les leçons de la sagesse, et surtout d'avoir un désir sincère de guérir. C'est un commencement de santé qui nous fait éviter tout ce qui peut entretenir la maladie. Animi sanari voluerint, praeceptis sapientium paruerint ; fiet ut sine ullâ dubitatione sanentur. Cic. III. Tusc. cap. IIIe

Quand nous sommes en état de réfléchir sur nos sensations, nous nous apercevons que nous avons des sentiments dont les uns sont agréables, et les autres plus ou moins douloureux ; et nous ne pouvons pas douter que ces sentiments ou sensations ne soient excités en nous par une cause différente de nous-mêmes, puisque nous ne pouvons ni les faire naître, ni les suspendre, ni les faire cesser précisément à notre gré. L'expérience et notre sentiment intime ne nous apprennent-ils pas que ces sentiments nous viennent d'une cause étrangère, et qu'ils sont excités en nous à l'occasion des impressions que les objets font sur nos sens, selon un certain ordre immuable établi dans toute la nature, et reconnu par-tout où il y a des hommes ?

C'est encore d'après ces impressions que nous jugeons des objets et de leurs propriétés ; ces premières impressions nous donnent lieu de faire ensuite différentes réflexions, qui supposent toujours ces impressions, et qui se font indépendamment de la disposition habituelle ou actuelle du cerveau, et selon les lois de l'union de l'âme avec le corps. Il faut toujours supposer l'âme dans l'état de veille, où elle sent bien qu'elle n'est pas ensevelie dans les ténèbres du sommeil ; il faut la supposer dans l'état de santé, en un mot dans cet état où, dégagée de toute passion et de tout préjugé, elle exerce ses fonctions avec lumière et avec liberté : puisque pendant le sommeil, ou même pendant la veille, nous ne pouvons penser à aucun objet, à moins qu'il n'ait fait quelque impression sur nous depuis que nous sommes au monde.

Puisque nous ne pouvons par notre seule volonté empêcher l'effet d'une sensation, par exemple, nous empêcher de voir pendant le jour, lorsque nos yeux sont ouverts, ni exciter, ni conserver, ni faire cesser la moindre sensation : Puisque c'est un axiome constant en Philosophie, que notre pensée n'ajoute rien à ce que les objets sont en eux-mêmes, cogitare tuum nil ponit in re : Puisque tout effet suppose une cause : Puisque nul être ne peut se modifier lui-même, et que tout ce qui change, change par autrui : Puisque nos connaissances ne sont point des êtres particuliers, et que ce n'est que nous connaissant, comme chaque regard de nos yeux n'est que nous regardant, et que tous ces mots, connaissance, idée, pensée, jugement, vie, mort, néant, maladie, santé, vue, etc. ne sont que des termes abstraits, que nous avons inventés sur le modèle et à l'imitation des mots qui marquent des êtres réels, tels que Soleil, Lune, Terre, Etoiles, etc. et que ces termes abstraits nous ont paru commodes, pour faire entendre ce que nous pensons, aux autres hommes, qui en font le même usage que nous, ce qui nous dispense de recourir à des périphrases, et à des circonlocutions qui feraient languir le discours ; par toutes ces considérations, il parait évident que chaque connaissance individuelle doit avoir sa cause particulière, ou son motif propre.

Ce motif doit avoir deux conditions également essentielles et inséparables.

1°. Il doit être extérieur, c'est-à-dire qu'il ne doit pas venir de notre propre imagination, comme il en vient dans le sommeil : cogitare tuum nil ponit in re.

2°. Il doit être le motif propre, c'est-à-dire, celui que telle connaissance particulière suppose, celui sans lequel cette pensée ne serait jamais venue dans l'esprit.

Quelques philosophes de l'antiquité avaient imaginé qu'il y avait des Antipodes ; les preuves qu'ils donnaient de leur sentiment étaient bien vraisemblables, mais elles n'étaient que vraisemblables ; au lieu qu'aujourd'hui que nous allons aux Antipodes, et que nous en revenons ; aujourd'hui qu'il y a un commerce établi entre les peuples qui y habitent et nous, nous avons un motif légitime, un motif extérieur, un motif propre, pour assurer qu'il y a des Antipodes.

Ce Grec qui s'imaginait que tous les vaisseaux qui arrivaient au port de Pyrée lui appartenaient, ne jugeait que sur ce qui se passait dans son imagination et dans le sens interne, qui est l'organe du consentement de l'esprit ; il n'avait point de motif extérieur et propre : ce qu'il pensait n'était point en rapport avec la réalité des choses : cogitare tuum nil ponit in re. Une montre marque toujours quelqu'heure ; mais elle ne Ve bien que lorsqu'elle est en rapport avec la situation du Soleil : notre sentiment intime, aidé par les circonstances, nous fait sentir le rapport de notre jugement avec la réalité des choses. Quand nous sommes éveillés, nous sentons bien que nous ne dormons pas ; quand nous sommes en bonne santé, nous sommes persuadés que nous ne sommes pas malades : ainsi lorsque nous jugeons d'après un motif légitime, nous sommes convaincus que notre jugement est bien fondé, et que nous aurions tort de porter un jugement différent. Les âmes qui ont le bonheur d'être unies à des têtes bien faites, passent de l'état de la passion, ou de celui de l'erreur et du préjugé, à l'état tranquille de la raison, où elles exercent leurs fonctions avec lumière et avec liberté.

Il serait aisé de rapporter un grand nombre d'exemples, pour faire voir la nécessité d'un motif extérieur, propre, et légitime dans tous nos jugements, même de ceux qui regardent la foi : Fides ex auditu, auditus autem per verbum Christi, dit S. Paul. (Rom. c. Xe 17.) " Dans des points si sublimes, dit le Père Buffier (tr. des premières vérités, III. part. p. 237), on trouve un motif judicieux et plausible, certain, qui ne peut nous égarer, de soumettre nos faibles lumières naturelles à l'intelligence infinie de Dieu.... qui a révélé certaines vérités, et à la sage autorité de l'Eglise, qui nous apprend que Dieu les a effectivement révélées. Si l'on faisait attention à ces premières vérités dans la science de la Théologie, ajoute le P. Buffier (ibid.), l'étude en deviendrait beaucoup plus facîle et plus abrégée, et le fruit en serait plus solide et plus étendu ".

Ce serait donc une pratique très-utîle de demander souvent à un jeune homme le motif de son jugement, dans des occasions même très-communes, surtout quand on s'aperçoit qu'il imagine, et que ce qu'il dit n'est pas fondé.

Quand les jeunes gens sont en état d'entrer dans des études sérieuses, c'est une pratique très-utile, après qu'on leur a appris les différentes sortes de gouvernements, de leur faire lire les gazettes, avec des cartes de géographie et des dictionnaires qui expliquent certains mots, que souvent même le maître n'entend pas. Cette pratique est d'abord desagréable aux jeunes gens ; parce qu'ils ne sont encore au fait de rien, et que ce qu'ils lisent ne trouve pas à se lier dans leur esprit avec des idées acquises : mais peu-à-peu cette lecture les intéresse, surtout lorsque leur vanité en est flattée par les louanges que des personnes avancées en âge leur donnent à-propos sur ce point.

Je connais des maîtres judicieux qui, pour donner aux jeunes gens certaines connaissances d'usage, leur font lire et leur expliquent l'état de la France et l'almanach royal : et je crois cette pratique très-utile.

Il resterait à parler des mœurs et des qualités sociales : mais nous avons tant de bons livres sur ce point, que je crois devoir y renvoyer.

Nous avons dans l'école militaire un modèle d'éducation, auquel toutes les personnes qui sont chargées d'élever des jeunes gens, devraient tâcher de se rapprocher ; soit à l'égard de ce qui concerne la santé, les aliments, la propreté, la décence, etc. soit par rapport à ce qui regarde la culture de l'esprit. On n'y perd jamais de vue l'objet principal de l'établissement, et l'on travaille en des temps marqués à acquérir les connaissances qui ont rapport à cet objet : telles sont les Langues, la Géométrie, les Fortifications, la science des Nombres, etc. ce sont des maîtres habiles en chacune de ces parties, qui ont été choisis pour les enseigner.

A l'égard des mœurs, elles y sont en sûreté, tant par les bons exemples, que par l'impossibilité où les jeunes gens se trouvent, de contracter des liaisons qui pourraient les écarter de leur devoir. Ils sont éclairés en tout temps et en tout lieu. Une vigilance perpétuelle ne les perd jamais de vue : cette vigilance est exercée pendant le jour et pendant la nuit, par des personnes sages qui se succedent en des temps marqués. Heureux les jeunes gens qui ont le bonheur d'être reçus à cette école ! ils en sortiront avec un tempérament fortifié, avec l'esprit de leur état, et un esprit cultivé, avec des mœurs qu'une habitude de plusieurs années aura mises à l'abri de la séduction : enfin avec les sentiments de reconnaissance, dont on voit qu'ils sont déjà pénétrés ; premièrement à l'égard du Roi puissant, qui leur procure en père tendre de si grands avantages ; en second lieu envers le ministre éclairé, qui favorise l'exécution d'un si beau projet ; 3°. enfin à l'égard des personnes zélées qui président immédiatement à cette exécution, qui la conduisent avec lumière, avec sagesse, avec fermeté, et avec un désintéressement qu'on ne peut assez louer. Voyez ECOLE MILITAIRE, ETUDE, CLASSE, COLLEGE, etc. (F)