Aussi n'honore-t-on point du nom d'orthographe, la manière d'écrire des gens non instruits, qui se rapprochent tant qu'ils peuvent de la valeur alphabétique des lettres, qui s'en écartent en quelques cas, lorsqu'ils se rappellent la manière dont ils ont Ve écrire quelques mots ; qui n'ont et ne peuvent avoir aucun égard aux différentes manières d'écrire qui résultent de la différence des genres, des nombres, des personnes, et autres accidents grammaticaux ; en un mot, qui n'ont aucun principe stable, et qui donnent tout au hasard : on dit simplement qu'ils ne savent pas l'orthographe ; qu'ils n'ont point d'orthographe ; qu'il n'y en a point dans leurs écrits.

Si tout système d'orthographe n'est pas admissible, s'il en est un qui mérite sur tous les autres une préférence exclusive ; serait-il possible d'en assigner ici le fondement, et d'indiquer les caractères qui le rendent reconnaissable ?

Une langue est la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix. C'est la notion la plus précise et la plus vraie que l'on puisse donner des langues, parce que l'usage seul en est le législateur naturel, nécessaire et exclusif. Voyez LANGUE, au comm. D'où vient cette nécessité, de ne reconnaître dans les langues que les décisions de l'usage ? C'est qu'on ne parle que pour être entendu ; que l'on ne peut être entendu, qu'en employant les signes dont la signification est connue de ceux pour qui on les emploie ; qu'y ayant une nécessité indispensable d'employer les mêmes signes pour tous ceux avec qui l'on a les mêmes liaisons, afin de ne pas être surchargé par le grand nombre, ou embarrassé par la distinction qu'il faudrait en faire, il est également nécessaire d'user des signes connus et autorisés par la multitude ; et que pour y parvenir, il n'y a pas d'autre moyen que d'employer ceux qu'emploie la multitude elle-même, c'est-à-dire, ceux qui sont autorisés par l'usage.

Tout ce qui a la même fin et la même universalité, doit avoir le même fondement, et l'écriture est dans ce cas. C'est un autre moyen de communiquer ses pensées, par la peinture des sons usuels qui en constituent l'expression orale. La pensée étant purement intellectuelle, ne peut être représentée par aucun signe matériel ou sensible qui en soit le type naturel : elle ne peut l'être que par des signes conventionnels, et la convention ne peut être autorisée ni connue que par l'usage. Les productions de la voix ne pouvant être que du ressort de l'ouie, ne peuvent pareillement être représentées par aucune des choses qui ressortissent au tribunal des autres sens, à moins d'une convention qui établisse entre les éléments de la voix et certaines figures visibles, par exemple, la relation nécessaire pour fonder cette signification. Or, cette convention est de même nature que la première ; c'est l'usage qui doit l'autoriser et la faire connaître.

Il y aura peut-être des articles de cette convention qui auraient pu être plus généraux, plus analogues à d'autres articles antécédents, plus aisés à saisir, plus faciles et plus simples à exécuter. Qu'importe ? Vous devez vous conformer aux décisions de l'usage, quelque capricieuses et quelque inconséquentes qu'elles puissent vous paraitre. Vous pouvez, sans contredit, proposer vos projets en réforme, surtout si vous avez soin en en démontrant les avantages, de ménager néanmoins avec respect l'autorité de l'usage national, et de soumettre vos idées à ce qu'il lui plaira d'en ordonner : tout ce qui est raisonné et qui peut étendre la sphère des idées, soit en en proposant de neuves, soit en donnant aux anciennes des combinaisons nouvelles, doit être regardé comme louable et reçu avec reconnaissance.

Mais si l'empressement de voir votre système exécuté, vous fait abandonner l'orthographe usuelle pour la vôtre ; je crains bien que vous ne couriez les risques d'être censuré par le grand nombre. Vous imitez celui qui viendrait vous parler une langue que vous n'entendriez pas, sous prétexte qu'elle est plus parfaite que celle que vous entendez. Que feriez-vous ? Vous ririez d'abord ; puis vous lui diriez qu'une langue que vous n'entendez pas n'a pour vous nulle perfection, parce que rien n'est parfait, qu'autant qu'il remplit bien sa destination. appliquez-vous cette réponse ; c'est la même chose en fait d'orthographe ; c'est pour les yeux un système de signes représentatifs de la parole, et ce système ne peut avoir pour la nation qu'il concerne aucune perfection, qu'autant qu'il sera autorisé et connu par l'usage national, parce que la perfection des signes dépend de la connaissance de leur signification.

Nul particulier ne doit se flatter d'opérer subitement une révolution dans les choses qui intéressent toute une grande société, surtout si ces choses ont une existence permanente ; et il ne doit pas plus se promettre d'altérer le cours des variations des choses dont l'existence est passagère et dépendante de la multitude. Or, l'expression de la pensée par la voix est nécessairement variable, parce qu'elle est passagère, et que par-là elle fixe moins les traces sensibles qu'elle peut mettre dans l'imagination : verba volant. Au contraire, l'expression de la parole par l'écriture est permanente, parce qu'elle offre aux yeux une image durable, que l'on se représente aussi souvent et aussi longtemps qu'on le juge à-propos, et qui par conséquent fait dans l'imagination des traces plus profondes ; et scripta manent. C'est donc une prétention chimérique, que de vouloir mener l'écriture parallèlement avec la parole ; c'est vouloir pervertir la nature des choses, donner de la mobilité à celles qui sont essentiellement permanentes, et de la stabilité à celles qui sont essentiellement changeantes et variables.

Devons-nous nous plaindre de l'incompatibilité des natures des deux choses qui ont d'ailleurs entr'elles d'autres relations si intimes ? Applaudissons-nous au contraire, des avantages réels qui en résultent. Si l'orthographe est moins sujette que la voix à subir des changements de forme, elle devient parlà même dépositaire et témoin de l'ancienne prononciation des mots ; elle facilite ainsi la connaissance des étymologies, dont on a démontré ailleurs l'importance. Voyez ÉTYMOLOGIE.

" Ainsi, dit M. le Président de Brosses, lors même qu'on ne retrouve plus rien dans le son, on retrouve tout dans la figure avec un peu d'examen.... Exemple. Si je dis que le mot français sceau vient du latin sigillum, l'identité de signification me porte d'abord à croire que je dis vrai ; l'oreille au contraire, me doit faire juger que je dis faux, n'y ayant aucune ressemblance entre le son so que nous prononçons et le latin sigillum. Entre ces deux juges qui sont d'opinion contraire, je sais que le premier est le meilleur que je puisse avoir en pareille matière, pourvu qu'il soit appuyé d'ailleurs ; car il ne prouverait rien seul. Consultons donc la figure, et sachant que l'ancienne terminaison française en el a été récemment changée en eau dans plusieurs termes, que l'on disait scel, au lieu de sceau, et que cette terminaison ancienne s'est même conservée dans les composés du mot que j'examine, puisque l'on dit contre scel et non pas contre sceau ; je retrouve alors dans le latin et dans le français la même suite de consonnes ou d'articulation : sgl en latin, scl en français, prouvent que les mêmes organes ont agi dans le même ordre en formant les deux mots : par où je vois que j'ai eu raison de déférer à l'identité du sens, plutôt qu'à la contrariété des sons ".

Ce raisonnement étymologique me parait d'autant mieux fondé et d'autant plus propre à devenir universel, que l'on doit regarder les articulations comme la partie essentielle des langues, et les consonnes comme la partie essentielle de leur orthographe. Une articulation diffère d'une autre par un mouvement différent du même organe, ou par le mouvement d'un autre organe ; cela est distinct et distinctif : mais un son diffère à-peine d'un autre, parce que c'est toujours une simple émission de l'air par l'ouverture de la bouche, variée à la vérité selon les circonstances ; mais ces variations sont si peu marquées, qu'elles ne peuvent opérer que des distinctions fort légères. De-là le mot de Wachter dans son glossaire germanique : praef. ad Germ. §. X. not. k. linguas à dialectis sic distinguo, ut differentia linguarum sit à consonantibus, dialectorum à vocalibus. De-là aussi l'ancienne manière d'écrire des Hébreux, des Chaldéens, des Syriens, des Samaritains, qui ne peignaient guère que les consonnes, et qui semblaient ainsi abandonner au gré du lecteur le choix des sons et des voyelles ; ce qui a occasionné le système des points massorétiques, et depuis, le système beaucoup plus simple de Masclef.

On pourrait augmenter cet article de plusieurs autres observations aussi concluantes pour l'orthographe usuelle et contre le néographisme : mais il suffit, ce me semble, en renvoyant aux articles NEOGRAPHE et NEOGRAPHISME, d'avertir que l'on peut trouver de fort bonnes choses sur cette matière dans les grammaires françaises de M. l'abbé Régnier et du père Buffier. Le premier rapporte historiquement les efforts successifs des néographes français pendant deux siècles, et met dans un si grand jour l'inutilité, le ridicule et les inconvénients de leurs systèmes, que l'on sent bien qu'il n'y a de sur et de raisonnable que celui de l'orthographe usuelle : traité de l'orthogr. pag. 71. Le second discute, avec une impartialité louable et avec beaucoup de justesse, les raisons pour et contre les droits de l'usage en fait d'orthographe ; et en permettant aux novateurs de courir tous les risques du néographisme, il indique avec assez de circonspection les cas où les écrivains sages peuvent abandonner l'usage ancien, pour se conformer à un autre plus approchant de la prononciation : n°. 185, 209.

Le traité dogmatique de l'orthographe peut se diviser en deux parties : la lexicographie, dont l'office est de fixer les caractères élémentaires et prosodiques qui doivent représenter les mots considérés dans leur état primitif, et avant qu'ils entrent dans l'ensemble de l'élocution ; et la logographie, dont l'office est de déterminer les caractères élémentaires qui doivent marquer les relations des mots dans l'ensemble de l'énonciation, et les ponctuations qui doivent désigner les différents degrés de la dépendance mutuelle des sens particuliers, nécessaires à l'intégrité d'un discours. Voyez GRAMMAIRE.

Si l'on trouvait la chose plus commode, on pourrait diviser ce même traité en trois parties : la première exposerait l'usage des caractères élémentaires ou des lettres, tant par rapport à la partie principale du matériel des mots, que par rapport aux variations qu'y introduisent les diverses relations qu'ils peuvent avoir dans la phrase ; la seconde expliquerait l'usage des caractères prosodiques ; et la troisième établirait les principes si délicats, mais si sensibles de la ponctuation.

La première de ces deux formes me parait plus propre à faciliter le coup d'oeil philosophique sur l'empire grammatical : c'est comme la carte de la région orthographique, réduite à la même échelle que celle de la région orthologique ; c'est pourquoi l'on en a fait usage dans le tableau général que l'on a donné de la Grammaire en son lieu.

La seconde forme me semble en effet plus convenable pour le détail des principes de l'orthographe ; les divisions en sont plus distinctes, et le danger des redites ou de la confusion y est moins à craindre. C'est une carte détaillée ; on peut en changer l'échelle : il n'est pas question ici de voir les relations extérieures de cette région, il ne s'agit que d'en connaître les relations intérieures.

L'Encyclopédie ne doit se charger d'aucun détail propre à quelque langue que ce soit en particulier, fût-ce même à la nôtre. Ainsi l'on ne doit pas s'attendre à trouver ici un traité de l'orthographe française. Cependant on peut trouver dans les différents volumes de cet ouvrage les principaux matériaux qui doivent y entrer.

Sur les lettres, on peut consulter les articles ALPHABET, CARACTERES, LETTRES, VOYELLES, CONSONNES, INITIAL, et surtout les articles de chaque lettre en particulier. Ajoutez-y ce qui peut se trouver de relatif à l'orthographe sous les mots GENRE, NOMBRE, PERSONNE, etc.

Sur les caractères prosodiques, on peut consulter les articles ACCENT, APOSTROPHE, CEDILLE, DIVISION, et surtout PROSODIQUE.

Sur les ponctuations, comme la chose est commune à toutes les langues, on trouvera à l'article PONCTUATION tout ce qui peut convenir à cette partie. (B. E. R. M.)