Il faut savoir qu'indépendamment de notre argent, nous avions laissé en Allemagne nos gouts et nos vices ; ceux-ci y resteront, l'autre (l'argent) nous est déjà rentré ; les femmes y ont pris le parti de la galanterie et de vouloir plaire, et les maris sont devenus on ne sait trop quoi, depuis que la pipe et le vin ont cessé de leur tenir lieu de tout autre plaisir. Ce n'est pas peut-être pour nous le moindre avantage de la dernière guerre, d'avoir changé les mœurs d'une nation voisine et de les avoir rendues un peu plus ressemblantes aux nôtres ; ce procédé pour nous être utile, n'en est pas plus honnête, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici.

Il faut savoir que les filles du plus bas étage qui, à notre arrivée portaient une jolie mine, des souliers cirés, et des bas de laine rouge à coins verts (comble du luxe pour lors connu), ont, aidées de nos lumières, trouvé des moyens qu'elles ignoraient, de se procurer des souliers blancs, des bas de soie blancs, l'éventail et les pompons.

Il ne faut pas savoir, car on le sait, que c'est par les gouts du petit peuple qu'on peut juger des progrès du luxe dans tous les ordres d'une nation.

Il faut savoir que j'ai Ve à Izerlohn, petite ville du comté de la Marck, quatre négociants qui de leur aveu faisaient chacun un commerce d'un million à douze cent mille livres, en tabatières de papier maché, blondes, gazes, pompons, éventails, et autres chiffons, que deux fois l'année ils venaient faire faire en France, pour ensuite les aller vendre aux foires de Léipzig, et des deux Francforts.

Il faut encore savoir que le feu landgrave de Hesse-Cassel tirait de Paris toutes les choses à son usage, jusqu'à des souliers ; on devine aisément que les seigneurs de sa cour imitaient l'exemple de ce prince.

On sait que les marchandes de modes de Paris envaient à des temps périodiques dans les cours d'Allemagne et du nord, des poupées toutes habillées, pour y faire connaître l'élégance des coiffures, les étoffes de mode et de saison, et le goût régnant pour la grâce et la parure des habillements de femmes.

Il faut donc craindre que notre luxe qui ne sera jamais bien dangereux pour nous, tant qu'il sera branche de commerce, et tant que les étrangers voudront bien en être tributaires et en soudoyer les artisans, ne nous devienne nuisible quand ces mêmes étrangers, qui en ont le gout, pourront le satisfaire sans avoir recours à nous.

Il faut donc craindre les suites de la perfection que nous permettons aux ouvriers étrangers d'acquérir parmi nous dans nos manufactures, et dans l'exercice de toutes les professions, même les plus basses.

Si l'on dit que l'affluence de cette espèce d'ouvriers diminue le prix de la main-d'œuvre, sans diminuer le prix de la chose manœuvrée, ce sera présenter la nécessité de balancer le bénéfice momentané du moindre prix de cette main-d'œuvre, et la perte résultante pour toujours du défaut de vente de choses travaillées à un prix quelconque, par les mains de la nation seule.

Le mal est encore que ces ouvriers qui ont été dégrossis dans leur pays, n'arrivent pas en France comme apprentifs, ils y sont ce qu'on appelle compagnons ; comme tels, ils ne paient pas de droits d'apprentissage à la communauté dont est le maître chez lequel ils travaillent, celui-ci au contraire les nourrit et leur donne tant par mois ; y aurait-il donc de l'injustice publique à exiger des sujets de puissances étrangères, lesquels entrent dans le royaume et en sortent quand il leur plait, moitié du gain qu'ils font chez nous, en acquérant des connaissances dans les professions dont la perfection portée à l'étranger, nous sera nécessairement nuisible. Nous ne permettons l'introduction dans le royaume de certaines étoffes, qu'au moyen de l'acquit de gros droits ; il en est d'autres qui ne sont point acquittables, et tout cela pour le soutien de nos manufactures. Si ces précautions sont bien, et que l'indulgence pour les ouvriers étrangers travaillans parmi nous, soit encore bien, il s'ensuit que tout est bien, et que les inconséquences soutiennent les empires.

Il serait donc très-nécessaire d'ordonner le dénombrement de ces étrangers, dans chaque profession, soit à Paris, soit dans les principales villes du royaume.

Voilà le mal de leur introduction dans le royaume, à-peu-près dévoilé ; il faut essayer de montrer dans le lointain le bien qui pourrait en résulter.

Le dénombrement fait, ne pourrait-on pas retenir ces étrangers parmi nous ? et pour y parvenir, ne pourrait-on pas statuer par un édit, que ceux d'entr'eux qui épouseront des filles de maîtres dans la profession qu'ils exercent, seront ipso facto naturalisés français, seront admis à la maitrise comme fils de maîtres, et ne payeront pendant les dix premières années de leur mariage, que moitié de la taille ou capitation que payerait un nouveau maître de même profession, de même richesse, ou de même pauvreté.

L'objection, qu'il serait ridicule de traiter plus favorablement les étrangers que les sujets du roi, serait faible : on ne fait pas dans les villes ou villages, de rôles de taille ou de capitation, pour chaque corps de métier en particulier ; c'est la masse des habitants de chaque lieu qui est imposée, et chaque ouvrier est compris dans le rôle général ; un artisan étranger, en retournant dans sa patrie, est quitte avec la France ; le peu qu'il payera en y restant marié, sera toujours à la décharge de la société ; les dix ans expirés il rentrera dans la classe commune ; pendant ce temps il aura fait sept ou huit enfants, s'il s'est trouvé dans l'aisance, car l'aisance a la vertu prolifique, et entre de bonne foi dans les desseins de la nature ; l'augmentation de la contribution aux charges et frais publics ne sera plus un motif suffisant pour déterminer cet étranger à retourner dans sa patrie, où, à cette époque, il n'aurait plus d'habitude ni de connaissance, et où il aurait une femme et des enfants à conduire.

Voilà une branche de population qui ne pourrait être jugée mauvaise, qu'autant qu'on aurait inutilement essayé de la rendre bonne. Article de monsieur COLLOT, commissaire des guerres.