De deux soldats l'un a la jambe coupée, l'autre a une ankylose au genou ; ils sont également hors d'état de servir : le premier de deux autres a eu le bras emporté, le second a eu le bras cassé, on l'a guéri ; mais ce bras par déperdition de substance ou par accident dans la cure, est devenu roide ou plus court que l'autre ; il rend donc conséquemment le sujet incapable. Voilà quatre hommes que l'on juge dignes des grâces du roi ; ils l'ont également bien servi, et pendant le même temps ; ils doivent être récompensés, cela est juste ; on leur ouvre à tous également la porte de l'hôtel, cela est mal.

Il est sans doute de la grandeur du roi d'assurer de quoi vivre à ceux qui l'ont servi ; mais il est aussi de sa sagesse de distinguer les temps, les circonstances, et de modifier les grâces.

Le plus grand des malheurs que la guerre entraîne après elle, est la consommation d'hommes ; le ministère n'est occupé que du soin de remplir par d'abondantes recrues tout ce que le fer, le feu, les maladies, la désertion laissent de vide dans une armée. Trais campagnes enlèvent à la France toute cette jeunesse qu'elle a mis vingt ans à élever ; le tirage de la milice, les enrôlements volontaires ou forcés dépeuplent les campagnes. Pourquoi ne pas employer les moyens qui se présentent de rendre quelques habitants à ces villages, où l'on ne rencontre plus que des vieillards et des filles de tout âge ?

Quel inconvénient y aurait-il de statuer que tout soldat, cavalier et dragon de quarante-cinq ans et au-dessous, auquel ses services ou certaines blessures ont mérité l'hôtel, se retirât dans sa communauté ? Pourquoi ne pas faire une loi d'état qui oblige cet homme de s'y marier ?

L'auteur de l'esprit des lois dit que là où deux personnes peuvent vivre commodément, il s'y fait un mariage ; il ajoute que les filles par plus d'une raison y sont assez portées d'elles-mêmes, et que ce sont les garçons qu'il faut encourager.

Le soldat avec sa paye que le roi devra lui conserver, suivant son grade, et telle qu'il la recevait à son corps, la fille avec le produit de son travail et de son économie, auront précisément ce qu'il faut pour vivre commodément ensemble : voilà donc un mariage.

Le soldat sera encouragé par la loi ou par le bénéfice attaché à l'exécution de la loi ; la fille est encouragée d'elle-même, par la raison que tout la gêne étant fille, et qu'elle veut jouir de la liberté que toutes les filles croient encore apercevoir dans l'état de femme.

Un homme dans un village avec cent livres de rente assurée, quelque infirme qu'il soit et hors d'état de travailler, se trouve au niveau de la majeure partie des habitants du même lieu, tels que manouvriers, bûcherons, vignerons, tisserands et autres ; on estime le produit de leur travail dix sols par jour, on suppose avec assez de raison qu'ils ne peuvent travailler que deux cent jours dans l'année, le surplus comme les fêtes, les journées perdues aux corvées, celles que la rigueur des saisons ne permet pas d'employer au travail, les temps de maladie, tout cela n'entre point en compte ; et c'est sur le pied de deux cent jours par an seulement que le roi règle l'imposition que ces ouvriers doivent lui payer. Voilà donc déjà l'égalité de fortune établie entre le soldat et les habitants de campagne.

On verra dans la suite de ce mémoire que le soldat, indépendamment du produit de quelque léger travail ou de quelque petit commerce dont il est le maître de s'occuper, sera plus riche et plus en état de bien vivre sans bras avec sa paye, que le paysan sans paye avec ses bras. Quelle est donc la fille qui refusera un soldat estropié, qui ne peut dans aucun cas être à la charge de sa femme ? Et quel est le soldat qui connaissant son état, ne croira pas qu'il y aura de la générosité dans le procédé d'une fille, qui vient ainsi en l'épousant s'offrir à partager avec lui son bien-être et ses peines ?

Je dis que cela peut faire de très-bons mariages, et voici l'utilité dont ils seront à l'état.

Ces gens mariés peupleront, leurs garçons seront soldats nés ou miliciens de droit, ce sera la loi ; chaque enfant mâle recevra, à commencer du jour de sa naissance jusqu'à celui de seize ans accomplis, une subsistance de deux sols par jour, ou trois livres par mois de la part de la communauté où il est né, et pour laquelle il doit servir. Ces trente-six livres par année que le soldat recevra pour chacun de ses fils, feront son bien-être, et le mettront en état de les élever. Il est étonnant combien parmi les gens de cette espèce, deux sols de plus ou de moins par jour, procurent ou ôtent d'aisance ; l'objet ne sera point à charge à la communauté, et chaque père de famille croira voir dans l'enfant du soldat, le milicien qui empêchera quelque jour son fils de le devenir.

Au reste, il serait désirable que cette dépense devint par la suite assez onéreuse pour exciter les plaintes de ceux qui la supporteront, et qu'elles fussent de nature de forcer l'état de venir à leur secours.

Toutes les nations se sont occupées de la population, les législateurs ont indiqué les moyens d'encourager les mariages, et on ne se souvient pas parmi nous de la loi qui accordait des privilèges aux pères de douze enfants vivants, que parce que ces privilèges ne subsistent plus. Il est malheureux que le royaume qui se dépeuple visiblement tous les jours, ne s'aperçoive pas de cette espèce de pauvreté, la plus funeste de toutes, qui consiste à n'avoir que peu d'habitants ; ou bien si on sent cet état de dépérissement, pourquoi depuis très-longtemps ne s'est-on point occupé du soin de susciter des générations nouvelles ? Il ne manque en France, si on ose risquer l'expression, que des fabriques d'hommes ; il en peut être trop de toutes autres espèces. Il faut donc faire des mariages, les multiplier, les encourager. Il faut donc commencer par marier ceux des sujets du roi, dont les effets de sa bonté et de sa justice le rendent plus particulièrement le maître ; les autres viendront ensuite, mais ils ne sont pas de mon sujet.

Il ne faut pas avoir recours au calcul pour prouver que la dépense de l'entretien d'un invalide, dans un lieu quelconque du royaume, n'excédera pas celle qu'il occasionne dans l'hôtel ; ainsi cette nouveauté dans la forme de pourvoir aux besoins d'une partie des soldats, ne sera point à charge à l'état.

Le grand contredit de l'hôtel royal, est que tous les soldats qui y sont admis, sont autant d'hommes perdus pour l'état ; ils y enterrent en entrant, jusqu'à l'espérance de se voir renaître dans une postérité ; on en voit peu se marier, on sait bien qu'il ne leur est pas impossible d'en obtenir la permission, mais rien ne les en sollicite ; d'ailleurs il est des cas où il ne suffit pas de permettre, le mariage est nécessaire, son effet est le soutien des empires, il faut donc l'ordonner.

Serait-il difficîle de prouver que parmi tous les soldats invalides, existants actuellement à l'hôtel, ou détachés dans les forts, il ne s'en trouva plus d'un tiers en état d'être mariés ? et serait-il plus difficîle de se persuader qu'il y a plus de filles encore qui ne se marient pas, parce qu'il n'y a plus de maris pour elles, qu'il n'y a d'invalides propres au mariage.

Il est donc nécessaire de rapprocher promptement ces deux principes de vie ; il faut envoyer dans les communautés qui les ont Ve naître, les soldats qui peuvent être mariés, tant ceux qui sont actuellement détachés ou à l'hôtel, que d'autres qui seront par la suite désignés pour s'y rendre.

Cette attention est indispensable : un soldat qui tomberait dans un village éloigné de son pays natal, aurait de la peine à s'y établir ; il ne faut laisser à combattre aux filles que la sorte d'antipathie naturelle pour les imperfections corporelles ; il ne faut pas ajouter celle de s'allier à un inconnu.

Il est dans les habitations des campagnes une honnêteté publique qui ne se rencontre presque plus que parmi eux ; ils sont tous égaux en privation de fortune, mais ils ont un sentiment intérieur qui n'autorise les alliances qu'entre gens connus.

La Tulipe en veut à ma fille, dira un paysan, j'en suis bien aise, il est de bonne race, il sera mon gendre : expression naïve du sentiment d'honneur.

On n'entre point dans le détail des moyens d'exécution du projet, des privilèges à accorder aux invalides mariés, de la nécessité de les établir de préférence dans les villages voisins de la ville où ils sont nés, plutôt que dans la ville même ; ces raisons se découvrent sans les développer. On se contente donc d'avoir démontré la nécessité, la possibilité et l'utilité des mariages des soldats invalides qui peuvent les contracter.

J'ajouterai seulement que parmi tous les soldats, qui en dernier lieu sont partis pour aller attendre à Landau les ordres dont ils ont besoin pour être reçus à l'hôtel, plus de cent m'ont demandé s'il ne me serait pas possible de leur faire tenir ce qu'ils appellent les invalides chez eux.

Si ce projet méritait l'approbation du ministère, l'exécution en pourrait être très-prompte, et je garantirais, si la cour m'en confiait le soin, d'avoir fait en moins de trois mois la revue de tous les invalides détachés dans le royaume, de lui rendre compte de tous ceux qui seraient dans le cas du projet, et de les faire rendre promptement à leur destination.

On sent bien qu'il faut une ordonnance du roi en forme de règlement pour cet établissement, mais on voit aisément aussi que les principales dispositions en sont répandues dans ce mémoire ; au surplus, si le ministre pour lequel ces réflexions sont écrites en était désireux, je travaillerais d'après ses ordres au projet de l'ordonnance, et elle lui serait bientôt rendue.

Objections faites par la cour. J'ai peine à me persuader que la classe que vous établissez depuis quarante-cinq ans et au-dessous, put fournir un tiers (d'invalides) qui fût propre au mariage.

Réponses aux objections. Dans un arrangement quelconque, la fixation apparente n'est pas toujours le terme de son étendue ; aussi n'y aurait-il aucun inconvénient à prendre dans la classe de quarante à cinquante, ce qui manquerait dans celle au-dessous de quarante-cinq ; le préjugé qu'un soldat est plus vieux et plus usé qu'un autre homme de pareil âge, avait déterminé à ne pas outre-passer quarante-cinq ans ; mais ce préjugé est comme tous les autres, il subsiste sans être plus vrai ; et l'on voit tous les jours des soldats qui ont trente ans de service, plus frais et mieux portants que bien des ouvriers qui n'ont jamais quitté le lieu de leur naissance.

La force et la santé sont le partage de l'exercice et de la sobriété, comme la faiblesse et la maladie le sont de l'inaction et de la débauche. Dans tous les états, on trouve des hommes forts et bien portants, de faibles et d'infirmes.

Objection. Il y en aurait de cet âge, qui accoutumés au célibat, préféreraient d'y rester, et on ne pourrait charitablement se refuser à leurs désirs.

Réponse. Après avoir posé pour principe que chaque sujet est à l'état, ce que chaque membre est au corps, et que sans se rendre coupable du crime de lesse-société, un particulier ne peut séparer son intérêt de sa nation ; je demande la permission de faire deux questions, et d'y répondre. Qu'est-ce que le célibat ? Qu'est-ce que la charité ?

Le célibat ne peut être une vertu ; car son exacte observation, loin de contribuer au bonheur public qui est le terme de toutes les vertus, prépare sourdement la ruine d'un empire.

La charité est une vertu chrétienne qui consiste à aimer Dieu par-dessus tout, et son prochain comme soi-même. Ce n'est pas outrager l'être suprême que de forcer le prochain à multiplier le nombre des créatures faites à l'image de la divinité, car ces créatures ainsi multipliées, en présenteront plus d'objets à la charité.

Au reste, la législation et la politique n'ayant et ne devant avoir d'autre but que la grandeur de la nation, elles ne peuvent adopter le sentiment que le célibat soit un état plus parfait que le mariage : si ce que l'on vient de dire est vrai, il sera donc prouvé que l'on ne blesse aucun principe en se refusant au désir que marque un homme de garder le célibat.

Mais pourquoi n'est-il pas de mon sujet de parler de l'encouragement qu'on lui donne ? S'il m'était permis de m'expliquer sur le malheur qui résulte de ce que l'état veut bien se porter héritier des citoyens qui n'en veulent pas connaître d'autres, je dirais que cette funeste facilité que l'on trouve à doubler son revenu en perdant le fonds, énerve le courage, émousse tous les traits de l'industrie, rend d'abord inutile, et bientôt après à charge à la patrie, celui qui vient de contracter avec elle, et qu'enfin elle étouffe tous les germes de vie, qui heureusement éclos peupleraient l'état et le rendraient florissant.

Objection. D'autres rendus dans leurs communautés, ne trouveraient point à s'y établir, quelqu'envie qu'ils pussent en avoir. Ne serait-il pas à craindre qu'une partie de ceux qui s'y marieraient ne s'ennuyassent bien vite d'un genre de vie pour lequel ils n'étaient plus faits, et qu'alors ils n'abandonnassent leurs femmes et leurs enfants.

Réponse. Par-tout où il est des filles, par-tout on les trouve disposées au mariage, parce que tout les en sollicite en tout temps ; l'esclavage dans l'adolescence, l'amour propre et celui de la liberté dans la jeunesse, l'envie d'avoir et de jouir dans l'âge mûr, la crainte du ridicule et de la sorte de mépris attaché au titre humiliant de vieille fille : voilà bien des motifs de quitter un état où la nature sur les besoins, est perpétuellement en procès avec les préjugés.

Sur quoi serait donc fondé le refus que ferait une fille d'épouser un soldat invalide qui sera du même village ou du hameau voisin ? Ce sera donc sur la crainte qu'un pareil mari, accoutumé depuis longtemps à une vie licentieuse, ne vint à se dégoûter d'un genre de vie trop uniforme, et n'abandonnât sa femme et ses enfants.

Si le soldat marié renonce aux principes de l'honneur, et s'il devient sourd aux cris de la nature, qui dit sans cesse d'aimer et protéger sa femme et ses enfants, les dispositions de la loi l'empêcheront de s'écarter de son devoir. Dans le cas d'abandon de ce qu'il peut avoir de plus cher, la loi le déclarera déchu des grâces du roi ; sa paye lui sera ôtée en entier, sans aucune espérance d'y pouvoir être rétabli ; et la totalité de cette paye sera dévolue à sa femme si elle a quatre enfants et au-dessus ; les trois quarts, si elle a trois enfants ; la moitié, si elle en a deux, et le quart seulement si elle n'a point d'enfants : voilà la femme rassurée, et le mari retenu.

Il n'y a donc pas lieu de craindre que le soldat renonce à une vie douce et tranquille pour faire le métier de vagabond et d'homme sans aveu : genre de vie humiliant par lui-même, et qui le priverait sans retour du sort heureux qu'il tient de la bonté et de la justice du roi.

Objection. Ce serait donc une imposition réelle sur les communautés, que de les charger de deux sols qui seraient donnés à chaque garçon du moment de sa naissance : et comme vous désignez par état cet enfant pour le service du roi, ne serait-il pas juste que S. M. pourvut à sa subsistance ?

Réponse. Les villes ou communautés n'ont jamais rien reçu pour le milicien qui leur est demandé ; non seulement elles le donnent gratis, mais elles le fournissent de tout à leurs frais, à l'exception de l'habit qui est donné par le roi. On a donc par cet usage été déterminé à proposer que les deux sols de subsistance fussent payés par la communauté pour laquelle l'enfant est destiné à servir. Il est vrai dans le fait que cette imposition pourrait être à charge à une communauté ; et il est constant d'ailleurs qu'elle ne serait point égale, car l'exécution du projet peut, par un effet du hasard, conduire plusieurs soldats dans le village où ils sont nés, et n'en ramener aucun dans un autre.

On parera à l'inconvénient en chargeant la province de pourvoir à cette dépense, qu'elle imposera sur elle-même : les collecteurs des deniers royaux dans chaque lieu, en feront l'avance par mois au soldat, et il leur en sera tenu compte à chaque quartier par le receveur des tailles : c'est la forme la plus simple.

Si le roi se chargeait de cette dépense, les particuliers contribuables en seraient-ils pour cela déchargés ? Quand les besoins relatifs à l'objet militaire augmentent, l'extraordinaire des guerres demande de plus gros fonds au trésor royal ; ils y sont portés par les receveurs généraux des finances qui les reçoivent des receveurs des tailles, auxquels ils ont été faits par les collecteurs qui les ont perçus en augmentation sur chaque habitant de la communauté ; on n'a donc proposé que d'abréger la forme. Article de M. COLLOT, commissaire des guerres.