S. f. (Métaphysique) la perception, ou l'impression occasionnée dans l'âme par l'action des sens, est la première opération de l'entendement : l'idée en est telle qu'on ne peut l'acquerir par aucun discours ; la seule réflexion sur ce que nous éprouvons quand nous sommes affectés de quelque sensation, peut la fournir. Les objets agiraient inutilement sur les sens, et l'âme n'en prendrait jamais connaissance, si elle n'en avait pas la perception. Ainsi le premier et le moindre degré de connaissance, c'est d'apercevoir.

Mais puisque la perception ne vient qu'à la suite des impressions qui se font sur les sens, il est certain que ce premier degré de connaissance doit avoir plus ou moins d'étendue, selon qu'on est organisé pour recevoir plus ou moins de sensations différentes. Prenez des créatures qui soient privées de la vue, d'autres qui le soient de la vue et de l'ouie, et ainsi successivement ; vous aurez bientôt des créatures qui étant privées de tous les sens, ne recevront aucune connaissance. Supposez au contraire, s'il est possible, de nouveaux sens dans des hommes plus parfaits que nous ne le sommes : que de perceptions nouvelles ! par conséquent combien de connaissances à leur portée, auxquelles nous ne saurions atteindre, et sur lesquelles même nous ne saurions former des conjectures !

Nos recherches sont quelquefois d'autant plus difficiles, que leur objet est plus simple ; les perceptions en sont un exemple. Quoi de plus facîle en apparence que de décider si l'âme prend connaissance de toutes celles qu'elle éprouve ? Faut-il autre chose que réfléchir sur soi-même ? Pour résoudre cette question, que les philosophes ont embarrassée de difficultés, qui certainement n'y ont pas été mises par la nature, nous remarquerons que, de l'aveu de tout le monde, il y a dans l'âme des perceptions qui n'y sont pas à son insçu. Or ce sentiment qui lui en donne connaissance, je l'appellerai conscience. Si, comme le veut M. Locke, l'âme n'a point de perception dont elle ne prenne connaissance, en sorte qu'il y ait contradiction qu'une perception ne soit pas connue, la perception et la conscience ne doivent être prises que pour une seule et même opération. Si au contraire le sentiment opposé était le véritable, elles seraient deux opérations distinctes ; et ce serait à la conscience, et non à la perception, que commencerait proprement notre connaissance.

Entre plusieurs perceptions dont nous avons en même temps conscience, il nous arrive souvent d'avoir plus conscience des unes que des autres, ou d'être plus vivement avertis de leur existence. Plus même la conscience de quelques-unes augmente, plus celle des autres diminue. Que quelqu'un soit dans un spectacle où une multitude d'objets paraissent se disputer ses regards ; son âme sera assaillie de quantité de perceptions, dont il est constant qu'elle prend connaissance : mais peu-à-peu quelques-unes lui plairont et l'intéresseront davantage ; il s'y livrera donc plus volontiers. Dès-là il commencera à être moins affecté par les autres. La conscience en diminuera même insensiblement jusqu'au point que, quand il reviendra à lui, il ne se souviendra pas d'en avoir pris connaissance. L'illusion qui se fait au théâtre en est la preuve. Il y a des moments où la conscience ne parait pas se partager entre l'action qui se passe et le reste du spectacle. Il semblerait d'abord que l'illusion devrait être d'autant plus vive, qu'il y aurait moins d'objets capables de distraire. Cependant chacun a pu remarquer qu'on n'est jamais plus porté à se croire le seul témoin d'une scène intéressante, que quand le spectacle est bien rempli. C'est peut-être que le nombre, la variété et la magnificence des objets remuent les sens, échauffent, élèvent l'imagination, et par-là nous rendent plus propres aux impressions que le poète veut faire naître. Peut-être encore que les spectateurs se portent mutuellement, par l'exemple qu'ils se donnent, à fixer la vue sur la scène. Quoi qu'il en sait, cette opération par laquelle notre conscience par rapport à certaines perceptions, augmente si vivement, qu'elles paraissent les seules dont nous ayons pris connaissance, je l'appelle attention. Ainsi être attentif à une chose, c'est avoir plus conscience des perceptions qu'elle fait naître, que de celles que d'autres produisent, en agissant comme elle sur nos sens ; et l'attention a été d'autant plus grande, qu'on se souvient moins de ces dernières.

Je distingue donc de deux sortes de perceptions parmi celles dont nous avons conscience ; les unes dont nous nous souvenons au-moins le moment suivant, les autres que nous oublions aussi-tôt que nous les avons eues. Cette distinction est fondée sur l'expérience que je viens d'apporter. Quelqu'un qui s'est livré à l'illusion se souviendra fort bien de l'impression qu'a fait sur lui une scène vive et touchante ; mais il ne se souviendra pas toujours de celle qu'il recevait en même temps du reste du spectacle.

On pourrait ici prendre deux sentiments différents de celui-ci. Le premier serait de dire, que l'âme n'a point éprouvé comme je le suppose, les perceptions que je lui fais oublier si promptement, ce qu'on essayerait d'expliquer par des raisons physiques. Il est certain, dirait-on, que l'âme n'a des perceptions qu'autant que l'action des objets sur les sens se communique au cerveau. Or on pourrait supposer les fibres de celui-ci dans une si grande contention par l'impression qu'elles reçoivent de la scène qui cause l'illusion, qu'elles résisteraient à toute autre. D'où l'on conclurait que l'âme n'a eu d'autres perceptions que celles dont elle conserve le souvenir.

Mais il n'est pas vraisemblable que quand nous donnons notre attention à un objet, toutes les fibres du cerveau soient également agitées ; en sorte qu'il n'en reste pas beaucoup d'autres capables de recevoir une impression différente. Il y a donc lieu de présumer qu'il se passe en nous des perceptions dont nous ne nous souvenons pas le moment d'après que nous les avons eues.

Le second sentiment serait de dire qu'il ne se fait point d'impression dans les sens qui ne se communique au cerveau, et ne produise par conséquent une perception dans l'âme. Mais on ajouterait qu'elle est sans conscience, ou que l'âme n'en prend point connaissance. Mais il est impossible d'avoir l'idée d'une pareille perception. J'aimerais autant qu'on dit que j'aperçais sans apercevoir.

Je pense donc que nous avons toujours conscience des impressions qui se font dans l'âme, mais quelquefois d'une manière si légère, qu'un moment après nous ne nous en souvenons plus. Quelques exemples mettront ma pensée dans tout son jour.

Qu'on réfléchisse sur soi-même au sortir d'une lecture, il semblera qu'on n'a eu conscience que des idées qu'elle a fait naître ; il ne paraitra pas qu'on en en ait eu davantage de la perception de chaque lettre, que de celle des ténèbres, à chaque fois qu'on baisse involontairement la paupière. Mais on ne se laissera pas tromper par cette apparence, si l'on fait réflexion que sans la conscience de la perception des lettres, on n'en aurait point eu de celle des mots, ni par conséquent des idées.

Cette expérience conduit naturellement à rendre raison d'une chose dont chacun a fait l'épreuve ; c'est la vitesse étonnante avec laquelle le temps parait quelquefois s'être écoulé : cette apparence vient de ce que nous avons oublié la plus considérable partie des perceptions qui se sont succédées dans notre âme.

C'est une erreur de croire que tandis que nous fermons des milliers de fois les yeux, nous ne prenions point connaissance que nous sommes dans les ténèbres. Cette erreur provient de ce que la perception des ténèbres est si prompte, si subite, et la conscience si faible, qu'il ne nous en reste aucun souvenir. Mais que nous donnions notre attention au mouvement de nos yeux, cette même perception deviendra si vive, que nous ne douterons plus de l'avoir eue.

Non-seulement nous oublions ordinairement une partie de nos perceptions, mais quelquefois nous les oublions toutes, quand nous ne fixons point notre attention ; en sorte que nous recevons les perceptions qui se produisent en nous, sans être plus avertis des unes que des autres ; la conscience en est si légère, que si l'on nous retire de cet état, nous ne nous souvenons pas d'en avoir éprouvé. Je suppose qu'on me présente un tableau fort composé, dont à la première vue les parties ne me frappent pas plus vivement les unes que les autres, et qu'on me l'enlève avant que j'aie eu le temps de le considérer en détail ; il est certain qu'il n'y a eu aucune de ses parties sensibles qui n'ait produit en moi des perceptions : mais la conscience en a été si faible, que je ne puis m'en souvenir : cet oubli ne vient pas de leur durée. Quand on supposerait que j'ai eu pendant longtemps les yeux attachés sur ce tableau, pourvu qu'on ajoute que je n'ai pas rendu tour-à-tour plus vive la conscience des perceptions de chaque partie, je ne serai pas plus en état, au bout de plusieurs heures, d'en rendre compte, qu'au premier instant.

Ce qui se trouve vrai des perceptions qu'occasionne ce tableau, doit l'être par la même raison de celles que produisent les objets qui m'environnent : si agissant sur les sens avec des forces presque égales, ils produisent en moi des perceptions toutes à-peu-près dans un pareil degré de vivacité ; et si mon âme se laisse aller à leur impression, sans chercher à avoir plus conscience d'une perception que d'une autre, il ne me restera aucun souvenir de ce qui s'est passé en moi. Il me semblera que mon âme a été pendant tout ce temps dans une espèce d'assoupissement, où elle n'était occupée d'aucune pensée. Que cet état dure plusieurs heures, ou seulement quelques secondes, je n'en saurais remarquer la différence dans la suite des perceptions que j'ai éprouvées, puisqu'elles sont également oubliées dans l'un et l'autre cas. Si même on le faisait durer des jours, des mois, ou des années, il arriverait que, quand on en sortirait par quelque sensation vive, on ne se rappellerait plusieurs années que comme un moment.

Concluons que nous ne pouvons tenir aucun compte du plus grand nombre de nos perceptions ; non qu'elles aient été sans conscience, mais parce qu'elles sont oubliées un instant après. Il n'y en a donc point dont l'âme ne prenne connaissance. Ainsi la perception et la conscience ne sont qu'une même opération sous deux noms : entant qu'on ne la considère que comme une impression dans l'âme, on peut lui conserver celui de perception ; entant qu'elle avertit l'âme de sa présence, on peut lui donner celui de conscience. Voyez l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, de qui ces réflexions sont tirées.

PERCEPTION, (Grammaire) se dit encore de la recolte ou recette des fruits d'un bénéfice, et de la manière de rassembler les impôts assis sur le peuple.