S. m. (Morale) se prend ici pour un état, une situation telle qu'on en désirerait la durée sans changement ; et en cela le bonheur est différent du plaisir, qui n'est qu'un sentiment agréable, mais court et passager, et qui ne peut jamais être un état. La douleur aurait bien plutôt le privilège d'en pouvoir être un.

Tous les hommes se réunissent dans le désir d'être heureux. La nature nous a fait à tous une loi de notre propre bonheur. Tout ce qui n'est point bonheur nous est étranger : lui seul a un pouvoir marqué sur notre cœur ; nous y sommes tous entrainés par une pente rapide, par un charme puissant, par un attrait vainqueur ; c'est une impression ineffaçable de la nature qui l'a gravé dans nos cœurs, il en est le charme et la perfection.

Les hommes se réunissent encore sur la nature du bonheur. Ils conviennent tous qu'il est le même que le plaisir ou du moins qu'il doit au plaisir ce qu'il a de plus piquant et de plus délicieux. Un bonheur que le plaisir n'anime point par intervalles, et sur lequel il ne verse pas ses faveurs, est moins un vrai bonheur qu'un état et une situation tranquille : c'est un triste bonheur que celui-là. Si l'on nous laisse dans une indolence paresseuse, où nôtre activité n'ait rien à saisir, nous ne pouvons être heureux. Pour remplir nos désirs, il faut nous tirer de cet assoupissement où nous languissons ; il faut faire couler la joie jusqu'au plus intime de notre cœur, l'animer par des sentiments agréables, l'agiter par de douces secousses, lui imprimer des mouvements délicieux, l'enivrer des transports d'une volupté pure, que rien ne puisse altérer. Mais la condition humaine ne comporte point un tel état : tous les moments de nôtre vie ne peuvent pas être filés par les plaisirs. L'état le plus délicieux a beaucoup d'intervalles languissants. Après que la première vivacité du sentiment s'est éteinte, le mieux qui puisse lui arriver, c'est de devenir un état tranquille. Notre bonheur le plus parfait dans cette vie, n'est donc, comme nous l'avons dit au commencement de cet article, qu'un état tranquille, semé ça et là de quelques plaisirs qui en égaient le fond.

Ainsi la diversité des sentiments des philosophes sur le bonheur, regarde non sa nature, mais sa cause efficiente. Leur opinion se réduit à celle d'Epicure, qui faisait consister essentiellement la félicité dans le plaisir. Voyez cet article. La possession des biens est le fondement de nôtre bonheur, mais ce n'est pas le bonheur même ; car que serait-ce si les ayant en nôtre puissance, nous n'en avions pas le sentiment ? Ce fou d'Athènes qui croyait que tous les vaisseaux qui arrivaient au Pirée lui appartenaient, goutait le bonheur des richesses sans les posséder ; et peut-être que ceux à qui ces vaisseaux appartenaient véritablement, les possédaient sans en avoir de plaisir. Ainsi, lorsqu'Aristote fait consister la félicité dans la connaissance et dans l'amour du souverain bien, il a apparemment entendu définir le bonheur par ses fondements : autrement il se serait grossièrement trompé ; puisque, si vous sépariez le plaisir de cette connaissance et de cet amour, vous verriez qu'il vous faut encore quelque chose pour être heureux. Les Stoïciens, qui ont enseigné que le bonheur consistait dans la possession de la sagesse, n'ont pas été si insensés que de s'imaginer, qu'il fallut séparer de l'idée du bonheur la satisfaction intérieure que cette sagesse leur inspirait. Leur joie venait de l'ivresse de leur âme, qui s'applaudissait d'une fermeté qu'elle n'avait point. Tous les hommes en général conviennent nécessairement de ce principe ; et je ne sais pourquoi il a plu à quelques auteurs de les mettre en opposition les uns avec les autres, tandis qu'il est constant qu'il n'y a jamais eu parmi eux une plus grande uniformité de sentiments que sur cet article. L'avare ne se repait que de l'espérance de jouir de ses richesses, c'est-à-dire, de sentir le plaisir qu'il trouve à les posséder. Il est vrai qu'il n'en use point : mais c'est que son plaisir est de les conserver. Il se réduit au sentiment de leur possession, il se trouve heureux de cette façon ; et puisqu'il l'est, pourquoi lui contester son bonheur ? chacun n'a-t-il pas droit d'être heureux, selon que son caprice en décidera ? L'ambitieux ne cherche les dignités que par le plaisir de se voir élevé au-dessus des autres. Le vindicatif ne se vengerait point, s'il n'espérait de trouver sa satisfaction dans la vengeance.

Il ne faut point opposer à cette maxime qui est certaine, la morale et la religion de J. C. notre législateur et en même temps notre Dieu, lequel n'est point venu pour anéantir la nature, mais pour la perfectionner. Il ne nous fait point renoncer à l'amour du plaisir, et ne condamne point la vertu à être malheureuse ici-bas. Sa loi est pleine de charmes et d'attraits ; elle est toute comprise dans l'amour de Dieu et du prochain. La source des plaisirs légitimes ne coule pas moins pour le Chrétien que pour l'homme profane : mais dans l'ordre de la grâce il est infiniment plus heureux parce qu'il espere, que par ce qu'il possede. Le bonheur qu'il goute ici-bas devient pour lui le germe d'un bonheur éternel. Ses plaisirs sont ceux de la modération, de la bienfaisance, de la tempérance, de la conscience ; plaisirs purs, nobles, spirituels, et fort supérieurs aux plaisirs des sens. Voyez PLAISIR.

Un homme qui prétendrait tellement subtiliser la vertu qu'il ne lui laissât aucun sentiment de joie et de plaisir, ne ferait assurément que rebuter notre cœur. Telle est sa nature qu'il ne s'ouvre qu'au plaisir ; lui seul en sait manier tous les replis et en faire jouer les ressorts les plus secrets. Une vertu que n'accompagnerait pas le plaisir, pourrait bien avoir notre estime, mais non notre attachement. J'avoue qu'un même plaisir n'en est pas un pour tous : les uns sont pour le plaisir grossier, et les autres pour le plaisir délicat ; les uns pour le plaisir vif, et les autres pour le plaisir durable ; les uns pour le plaisir des sens, et les autres pour le plaisir de l'esprit ; les uns enfin pour le plaisir du sentiment, et les autres pour le plaisir de la réflexion : mais tous sans exception sont pour le plaisir. Consultez cet article.

On peut lire dans M. de Fontenelle les réflexions solides et judicieuses qu'il a écrites sur le bonheur. Quoique nôtre bonheur ne dépende pas en tout de nous, parce que nous ne sommes pas les maîtres d'être placés par la fortune dans une condition médiocre, la plus propre de toutes pour une situation tranquille, et par conséquent pour le bonheur, nous y pouvons néanmoins quelque chose par notre façon de penser. (C)

* BONHEUR, PROSPERITE, (Grammaire) termes relatifs à l'état d'un être qui pense et qui sent. Le bonheur est l'effet du hasard ; il arrive inopinément. La prospérité est un bonheur continu, qui semble dépendre de la bonne conduite. Les fous ont quelquefois du bonheur. Les sages ne prospèrent pas toujours. On dit du bonheur qu'il est grand, et de la prospérité qu'elle est rapide. Le bonheur se dit et du bien qui nous est arrivé, et du mal que nous avons évité. La prospérité ne s'entend jamais que d'un bien augmenté par degrés. Le capitole sauvé de la surprise des Gaulois par les cris des oies sacrées, dit M. l'abbé Girard, est un trait qui montre le grand bonheur des Romains : mais ils doivent à la sagesse de leurs lois et à la valeur de leurs soldats, leur longue prospérité.