S. f. (Morale) appétit déréglé de boissons enivrantes. Je conviens que cette sorte d'intempérance n'est ni onéreuse, ni de difficîle apprêt. Les buveurs de profession n'ont pas le palais délicat : " leur fin, dit Montagne, c'est l'avaler plus que le goûter ; leur volonté est plantureuse et en main ". Je conviens encore que ce vice est moins couteux à la conscience que beaucoup d'autres ; mais c'est un vice stupide, grossier, brutal, qui trouble les facultés de l'âme, attaque et renverse le corps. Il n'importe que ce soit dans du vin de Tockai ou du vin de Brie, que l'on noie sa raison ; cette différence du grand seigneur au savetier ne rend pas le vice moins honteux. Aussi Platon, pour en couper les racines de bonne heure, privait les enfants, de quelque ordre et condition qu'ils fussent de boire du vin avant la puberté, et il ne le permettait à l'âge viril que dans les fêtes et les festins ; il le défend aux magistrats avant leurs travaux aux affaires publiques, et à tous les gens mariés, la nuit qu'ils destinent à faire des enfants.

Il est vrai néanmoins que l'antiquité n'a pas généralement décrié ce vice, et qu'elle en parle même quelquefois trop mollement. La coutume de franchir les nuits à boire, régnait chez les Grecs, les Germains et les Gaulois ; ce n'est que depuis environ quarante ans que notre Noblesse en a raccourci singulièrement l'usage. Serait-ce que nous nous sommes amendés ? ou ne serait-ce point que nous sommes devenus plus faibles, plus répandus dans la société des femmes, plus délicats, plus voluptueux ?

Nous lisons dans l'Histoire romaine, que d'un côté L. Pison qui conquit la Thrace, et qui exerçait la police de Rome avec tant d'exactitude ; et de l'autre, que L. Cossus, personnage grave, se laissaient aller tous deux à ce genre de débauche, sans toutefois que les affaires confiées à leurs soins en souffrissent aucun dommage. Le secret de tuer César fut également confié à Cassius buveur d'eau, et à Cimber qui s'enivrait de gaieté de cœur ; ce qui lui fit répondre plaisamment, quand on lui demanda s'il agréait d'entrer dans la conjuration ; " que je portasse un tyran, moi qui ne peux porter le vin ".

Il ne faut donc pas s'étonner de voir souvent dans les poètes du siècle d'Auguste l'éloge de Bacchus couronné de pampre, tenant le thyrse d'une main, et une grappe de raisin de l'autre. Un peu de vin dans la tête, dit Horace, est une chose charmante ; il dévoîle les pensées secrètes, il met la possession à la place de l'espérance, il excite la bravoure, il nous décharge du poids de nos soucis, et sans étude il nous rend savants. Combien de fois la bouteille de son sein fécond n'a-t-elle pas versé l'éloquence sur les lèvres du buveur ; Combien de malheureux n'a-t-elle pas affranchi des liens de la pauvreté ?

Operta recludit,

Spes jubet esse ratas, ad praelia trudit inertem,

Sollicitis animis onus eximit, addocet artes, &c.

Ep. V. lib. I. Ve 16.

Si ces idées poétiques sont vraies d'une liqueur enivrante qu'on prend avec modération, il s'en faut bien qu'elles conviennent aux excès de cette liqueur. La vapeur légère qui jette la vivacité dans l'esprit, devient par l'abus une épaisse fumée qui produit la déraison, l'embarras de la langue, le chancellement du corps, l'abrutissement de l'âme, en un mot les effets dont Lucrèce trace le tableau pittoresque d'après nature, quand il dit :

Consequitur gravitas membrorum, praepediuntur

Crura vacillanti ; tardescit lingua, madet ments ;

Nant oculi ; clamor, singultus, jurgia gliscunt.

Ajoutez le sommeil qui vient terminer la scène de ce misérable état, parce que peut-être le sang se portant plus rapidement au cerveau, comprime les nerfs, et suspend la sécrétion du fluide nerveux ; je dis peut-être, car il est très-difficîle d'assigner les causes des changements singuliers qui naissent alors dans toute la machine. Qu'on roidisse sa raison tant qu'on voudra, la moindre dose d'une liqueur enivrante suffit pour la détruire. Lucrèce lui-même a beau philosopher, quelques gouttes d'un breuvage de cette espèce le rendent insensé : eh, comment cela ne serait-il pas ? L'expérience nous prouve si souvent que dans la vie l'âme la plus forte étant de sens froid, n'a que trop à faire pour se tenir sur pied contre sa propre faiblesse.

Le philosophe doit toutefois distinguer l'ivrognerie de la personne, d'une certaine ivrognerie nationale qui a sa source dans le terroir, et à laquelle il semble forcer les habitants dans les pays septentrionaux. L'ivrognerie se trouve établie par toute la terre, dans la proportion de la froideur et de l'humidité du climat. Passez de l'équateur jusqu'à notre pôle, vous y verrez l'ivrognerie augmenter avec les degrés de latitude ; passez du même équateur au pôle opposé, vous y trouverez l'ivrognerie aller vers le midi, comme de ce côté-ci elle avait été vers le nord.

Il est naturel que là où le vin est contraire au climat, et par conséquent à la santé, l'excès en soit plus sévérement puni que dans les pays où l'ivrognerie a peu de mauvais effets pour la personne, où elle en a peu pour la société, où elle ne rend point les hommes furieux, mais seulement stupides ; ainsi les lois qui ont puni un homme ivre, et pour la faute qu'il commettait, et pour l'ivresse, n'étaient applicables qu'à l'ivrognerie de la personne, et non à l'ivrognerie de la nation. En Suisse l'ivrognerie n'est pas décriée ; à Naples elle est en horreur ; mais au fond laquelle de ces deux choses est la plus à craindre, ou l'intempérance du suisse, ou la réserve de l'italien ?

Cependant cette remarque ne doit point nous empêcher de conclure que l'ivrognerie en général et en particulier ne soit toujours un défaut, contre lequel il faut être en garde ; c'est une breche qu'on fait à la loi naturelle, qui nous ordonne de conserver notre raison ; c'est un vice dont l'âge ne corrige point, et dont l'excès ôte tout-ensemble la vigueur et l'esprit, et au corps une partie de ses forces. (D.J.)